CORRESPONDANCE avec le roi de Prusse : Partie 33
Photo de PAPAPOUSS
139 – DE VOLTAIRE
A Bruxelles, le 1er Septembre.
Sire, mon roi est à Clèves ; une petite maison (1) l’attend à Bruxelles ; un palais (2), presque digne de lui, l’attend à Paris, et moi j’attends ici mon maître.
Mon cœur me dit que je touche
A ce moment fortuné
Où j’entendrai de la bouche
De l’Apollon couronné
Ces traits que la sage Rome
Aurait admirés jadis ;
Je verrai, j’entendrai l’homme
Que j’adore en ses écrits.
O Paris ! ô Paris ! séjour des gens aimables et des badauds, du bon et du mauvais goût, de l’équité et de l’injustice, grand magasin de tout ce qu’il y a de bon et de beau, de ridicule et de méchant, sois digne, si tu peux, du vainqueur que tu recevras dans ton enceinte irrégulière et crottée. Puisse-t-il te voir incognito et jouir de tout sans embarras de la royauté ; puisse-t-il ne voir et n’être vu que quand il voudra ! Heureux l’hôtel du Châtelet, le cabinet des muses, la galerie d’Hercule, le salon de l’Amour !
Lesueur et Lebrun, nos illustres Apelles,
Ces rivaux de l’antiquité,
Ont, en ces lieux charmants, étalé la beauté
De leurs peintures immortelles (3) ;
Les neuf Sœurs elles-mêmes ont orné ce séjour
Pour en faire leur sanctuaire ;
Elles avaient prévu qu’il recevrait un jour
Celui qui des neuf Sœurs est le juge et le père.
Sire, par tout ce que j’apprends de cette grande ville de Paris, je crois qu’il est nécessaire qu’on dise un mot dans les gazettes d’une lettre de votre majesté à M. de Maupertuis, qui a été imprimée. Il y a sans doute quelques mots d’oubliés dans la copie incorrecte qui a paru : ce ne serait qu’une bagatelle pour tout autre ; mais, sire, votre personne est en spectacle à toute l’Europe : on parle des Etats et des ministres des autres souverains, et c’est de vous qu’on parle ; c’est vous, sire, qu’on examine, dont on pèse toutes les paroles, et qu’on juge déjà avec une sévérité proportionnée à votre mérite et à votre réputation. Pardonnez, sire, à la franchise d’un cœur qui vous idolâtre ; je vous importune peut-être ; n’importe, le cœur ne peut être coupable. Si votre majesté agrée mes réflexions, elle fera parvenir aux gazetiers ce petit mot ci-joint ; sinon elle aura de l’indulgence pour ma tendresse trop scrupuleuse, et ce qui touche le moins du monde votre personne m’est sacré ; les petites choses me paraissent alors les plus grandes.
Pardonnez cette ardeur extrême
De mon zèle trop inquiet ;
C’est ainsi que l’amour est fait,
Et c’est ainsi que je vous aime.
1 – L’hôtel qu’il habitait avec Emilie. (G.A.)
2 – L’hôtel Lambert, appartenant alors à Voltaire et à madame du Châtelet. (G.A.)
3 – Ces tableaux sont aujourd’hui au Louvre. (G.A.)
140 – DU ROI
A Vesel, le 2 Septembre.
Mon cher Voltaire, j’ai reçu à mon arrivée trois lettres de votre part, des vers divins, et de la prose charmante. J’y aurais répondu d’abord si la fièvre ne m’en eût empêché : je l’ai prise ici fort mal à propos, d’autant plus qu’elle dérange tout le plan que j’avais formé dans ma tête.
Vous voulez savoir ce que je suis devenu depuis mon départ de Berlin ; vous en trouverez la description ci-jointe (1). Je ne vais point à Paris, comme on l’a débité ; ce n’a point été mon dessein d’y aller cette année, mais je pourrais peut-être faire un voyage aux Pays-Bas. Enfin la fièvre et l’impatience de ne vous avoir pas vu encore sont à présent les deux objets qui m’occupent le plus. Je vous écrirai, dès que ma santé me le permettra, où et comment je pourrai avoir le plaisir de vous embrasser. Adieu. FÉDÉRIC.
J’ai vu une lettre que vous avez écrite à Maupertuis (2) : il ne se peut rien de plus charmant. Je vous réitère encore mille remerciements de la peine que vous avez prise à La Haye, touchant ce que vous savez. Conservez toujours l’amitié que vous avez pour moi ; je sais trop le cas qu’il faut faire d’amis de votre trempe.
1 – Voyez un fragment de ce voyage sur les frontières de France dans les Mémoires de Voltaire et dans le Commentaire historique. (G.A.)
2 – On n’a pas cette lettre. (G.A.)
141 – DU ROI
A Vesel, le 5 Septembre.
De votre passe-port muni (1),
Et d’un certain petit mémoire (2),
S’en vint ici le sieur Hony
En s’applaudissant de sa gloire.
Ah ! digne apôtre de Bacchus,
Ayez pitié de ma misère !
De votre vin je ne bois plus ;
J’ai la fièvre, et c’est chose claire.
Apollon, qui me fit ces vers,
Est dieu, dit-il, de médecine ;
Entendez ces charmants concerts,
Et sentez sa force divine.
Je lus vos vers, je les relus ;
Mon âme en fut plus que ravie.
Heureux, dis-je, sont vos élus,
D’un mot vous leur rendez la vie.
Et le plaisir et la santé,
Que votre verve a su me rendre,
Et l’amour de l’humanité,
D’un saut me porteront en Flandre.
Enfin je verrai dans huit jours
Le dieu du Pinde et de Cythère
Entre les arts et les amours ;
Cent fois j’embrasserai Voltaire.
Partez, Hony, mon précurseur ;
Déjà mon esprit vous devance :
L’intérêt est votre moteur,
Le mien, c’est la reconnaissance.
J’attends le jour de demain comme étant l’arbitre de mon sort, la marque caractéristique de la fièvre ou de ma guérison. Si la fièvre ne revient plus, je serai mardi (de demain en huit) à Anvers, où je me flatte du plaisir de vous voir avec la marquise. Ce sera le plus charmant jour de ma vie. Je crois que j’en mourrai ; mais du moins on ne peut choisir de genre de mort plus aimable.
Adieu, mon cher Voltaire ; je vous embrasse mille fois. FÉDÉRIC.
1 – Voyez les Stances au roi de Prusse, sur M. Hony, marchand de vin, auxquelles celles-ci servent de réponse. (G.A.)
2 – C’était le Sommaire des droits sur Herstall, sans doute retouché. (G.A.)
142 – DU ROI
A Vesel, le 6 Septembre 1740.
Mon cher Voltaire, il faut, malgré que j’en aie, céder à la fièvre quarte, plus tenace qu’un janséniste ; et quelque envie que j’aie eue d’aller à Anvers et à Bruxelles, je ne me vois pas en état d’entreprendre pareil voyage sans risque. Je vous demanderai donc si le chemin de Bruxelles à Clèves ne vous paraîtrait pas trop long pour me joindre ; c’est l’unique moyen de vous voir qui me reste. Avouez que je suis bien malheureux ; car à présent que je puis disposer de ma personne, et que rien ne m’empêchait de vous voir, la fièvre s’en mêle, et paraît avoir le dessein de me disputer cette satisfaction.
Trompons la fièvre, mon cher Voltaire, et que j’aie du moins le plaisir de vous embrasser. Faites bien mes excuses à la marquise, de ce que je ne puis avoir la satisfaction de la voir à Bruxelles. Tous ceux qui m’approchent connaissent l’intention dans laquelle j’étais, et il n’y avait certainement que la fièvre qui pût me la faire changer.
Je serai dimanche à un petit endroit proche de Clèves (1), où je pourrai vous posséder véritablement à mon aise. Si votre vue ne me guérit, je me confesse tout de suite.
Adieu ; vous connaissez mes sentiments et mon cœur, FÉDÉRIC.
1 – Au château de Moiland. C’est là que, le 11 Septembre, Voltaire et Frédéric se rencontrèrent pour la première fois. Voyez le récit de cette entrevue dans les Mémoires de Voltaire. (G.A.)
143 – DU ROI
Septembre.
Tu naquis pour la liberté,
Pour ma maîtresse tant chérie
Que tu courtises, en vérité,
Plus que Phyllis et qu’Emilie.
Tu peux avec tranquillité,
Dans mon pays, à mon côté,
La courtiser toute ta vie.
N’as-tu donc de félicité
Que dans ton ingrate patrie ?
Je vous remercie encore avec toute la reconnaissance possible de toutes les peines que vous donnent mes ouvrages. Je n’ai pas le plus petit mot à dire contre tout ce que vous avez fait, sinon que je regrette le temps que vous emportent ces bagatelles.
Mandez-moi, je vous prie, les frais et les avances que vous avez faits pour l’impression, afin que je m’acquitte, du moins en partie, de ce que je vous dois (1).
J’attends de vous des comédiens, des savants, des ouvrages d’esprit, des instructions, et à l’infini des traits de votre grande âme. Je n’ai à vous rendre que beaucoup d’estime et de reconnaissance, et l’amitié parfaite avec laquelle je suis tout à vous, FÉDÉRIC.
1 – Il s’agit ici de l’impression du Sommaire des droits sur Herstall. (G.A.)
144 – DE VOLTAIRE
A La Haye, ce 22 Septembre.
Oui, le monarque-prêtre (1) est toujours en santé,
Loin de lui tout danger s’écarte :
L’Anglais demande en vain qu’il parte
Pour le vaste pays de l’immortalité ;
Il rit, il dort, il dîne, il fête, il est fêté ;
Sur son teint toujours frais est la sérénité.
Mais mon prince a la fièvre quarte !
O fièvre ! injuste fièvre, abandonne un héros
Qui rend le monde heureux, et qui du moins doit l’être !
Va tourmenter notre vieux prêtre ;
Va saisir, si tu veux, soixante cardinaux ;
Prends le pape et sa cour, ses monsignors, ses moines ;
Va flétrir l’embonpoint des indolents chanoines ;
Laisse Fédéric en repos.
J’envoie à mon adorable maître l’Anti-Machiavel, tel qu’on commence à présent à l’imprimer ; peut-être cette copie sera-t-elle un peu difficile à lire, mais le temps pressait ; il a fallu en faire pour Londres, pour Paris, et pour la Hollande, relire toutes ces copies et les corriger. Si votre majesté veut faire transcrire celle-ci correctement ; si elle a le temps de la revoir, si elle veut qu’on y change quelque chose, je ne suis ici que pour obéir à ses ordres. Cette affaire, sire, qui vous est personnelle, me tient au cœur bien vivement. Continuez, homme charmant autant que grand prince, homme qui ressemblez bien peu aux autres hommes, et en rien aux autres rois,
L’héritier des Césars (2) tient fort souvent chapelle ;
Des trésors du Pérou l’indolent possesseur (3)
A perdu, dit-on, la cervelle
Entre sa jeune femme et son vieux confesseur.
George a paru quitter les soins de sa grandeur
Pour une Yarmouth (4) qu’il croit belle.
De Louis, je n’en dirai rien,
C’est mon maître, je le révère ;
Il faut le louer et me taire :
Mais plût à Dieu, grand roi, que vous fussiez le mien !
M. de Fénelon vint avant-hier chez moi pour me questionner sur votre personne ; je lui répondis que vous aimez la France et ne la craignez point ; que vous aimez la paix et que vous êtes plus capable que personne de faire la guerre ; que vous travaillez à faire fleurir les arts à l’ombre des lois ; que vous faites tout par vous-même, et que vous écoutez un bon conseil. Il parla ensuite de l’évêque de Liège, et sembla l’excuser un peu ; mais l’évêque n’en a pas moins tort, et il en a deux mille démonstrations à Maseik (5). Je suis, etc.
1 – Le cardinal de Fleury. (G.A.)
2 – Charles VI, qui mourut un mois plus tard. (G.A.)
3 – Philippe V, époux d’Elisabeth Farnèse. (G.A.)
4 – Maîtresse du roi d’Angleterre, George II. (G.A.)
5 – Deux mille Prussiens avaient occupé Maseik, le 11 Septembre, pour soutenir les droits du roi sur Herstall. (G.A.)
145 – DU ROI
A Remusberg, Octobre.
Je suis honteux de vous devoir trois lettres, mais je le suis bien encore d’avoir toujours la fièvre. En vérité, mon cher Voltaire, nous sommes une pauvre espèce ; un rien nous dérange et nous abat.
J’ai profité de vos avis touchant M. de Liége, et vous verrez que mes droits seront imprimés dans les gazettes. Cependant l’affaire se termine, et je crois que, dans quinze jours, mes troupes pourront évacuer le comté de Horn. Césarion vous aura répondu touchant M. du Châtelet ; j’espère que vous serez content de sa réponse.
En vérité, je me repens d’avoir écrit le Machiavel, car les disputes où il vous entraîne avec Van Duren font au monde lettré une espèce de banqueroute de quinze jours de votre vie.
J’attends le Mahomet avec bien de l’impatience.
Voudriez-vous engager le comédien (1) auteur de Mahomet II, et lui enjoindre de lever une troupe en France, et de l’amener à Berlin, le premier de Juin 1741 ? Il faut que la troupe soit bonne et complète pour le tragique et le comique, les premiers rôles doubles.
Je me suis enfin ravisé sur le savant à tant de langues (2) ; vous me ferez plaisir de me l’envoyer. Bernard parle en adepte ; il ne veut point imprimer des livres, mais il veut faire de l’or.
Si je puis, je ferai marcher la tortue de Bréda (3) ; je ferai même écrire à Vienne, pour madame du Châtelet, à mon ministre, qui pourra peut-être s’employer utilement pour elle (4). Saluez de ma part cette rare et aimable personne, et soyez persuadé que tant que Voltaire existera, il n’aura pas de meilleur ami que FÉDÉRIC.
1 – La Noue. (G.A.)
2 – Dumolard. Il possédait bien les langues orientales. (G.A.)
3 – Le prince d’Orange. (G.A.)
4 – Dans son procès. Voyez les Mémoires de Voltaire. (G.A.)
146 – DE VOLTAIRE
7 Octobre.
Sire, j’oubliai de mettre dans mon dernier paquet à votre majesté la lettre du sieur Beck, sur laquelle il m’a fallu revenir à La Haye. Je suis bien honteux de tant de discussions dont j’importune votre majesté pour une affaire qui devait aller toute seule. J’ai fait connaissance avec un jeune homme fort sage, qui a de l’esprit, des lettres et des mœurs. C’est le fils de l’infortuné M. Luiscius. Son père n’a eu, je crois, d’autre défaut que de ne pas faire assez de cas d’une vie qu’il avait vouée au service de son maître (1). Le fils me sert dans ma petite négociation avec toute la sagacité et la discrétion imaginables. Je prends la liberté d’assurer à votre majesté que si elle veut prendre ce jeune homme à son service pour lui servir de secrétaire, en cas qu’elle en ait besoin, ou si elle daigne l’employer autrement, et le former aux affaires, ce sera un sujet dont votre majesté sera extrêmement contente. Je vous suis trop attaché, sire, pour vous parler ainsi de quelqu’un qui ne le mériterait pas ; il est déjà instruit des affaires, malgré sa jeunesse ; il a beaucoup travaillé sous son père, et plus d’un secret d’Etat est entre ses mains. Plus je le pratique, plus je le reconnais prudent et discret. Votre majesté ne se repentira pas d’avoir pris le baron de Schmettau (2) ; je crois que dans un goût différent elle sera tout aussi contente, pour le moins, du jeune Luiscius. Je suis comme les dévots qui ne cherchent qu’à donner des âmes à Dieu. J’attends que j’aie bien mis toutes les choses en train pour quitter le champ de bataille, et m’en retourner auprès de mon autre monarque (3), à Bruxelles.
Je suis, en attendant, dans votre palais, où M. de Raesfeld (4) m’a donné un appartement sous le bon plaisir de votre majesté. Votre palais de La Haye est l’emblème des grandeurs humaines.
Sur des planchers pourris, sous des toits délabrés,
Sont des appartements dignes de notre maître ;
Mais malheur aux lambris dorés
Qui n’ont ni porte ni fenêtre !
Je vois dans un grenier les armures antiques,
Les rondaches, et les brassards,
Et les charnières des cuissarts,
Que portaient aux combats vos aïeux héroïques.
Leurs sabres tout rouillés sont rangés dans ces lieux,
Et les bois vermoulus de leurs lances gothiques,
Sur la terre couchés, sont en poudre comme eux.
Il y a aussi des livres que les rats seuls ont lus depuis cinquante ans, et qui sont couverts des plus larges toiles d’araignée de l’Europe, de peur que les profanes n’en approchent.
Si les pénates de ce palais pouvaient parler, ils vous diraient sans doute :
Se peut-il que ce roi, que tout le monde admire,
Nous abandonne pour jamais,
Et qu’il néglige son palais,
Quand il rétablit son empire ?
Je suis, etc.
1 – Voyez les Mémoires de Voltaire. (G.A.)
2 – Frère du feld-maréchal de ce nom. (G.A.)
3 – Emilie. (G.A.)
4 – Envoyé de Prusse à La Haye. (G.A.)