CORRESPONDANCE avec le roi de Prusse - Partie 31
Photo de PAPAPOUSS
129 – DU ROI
A Charlottenbourg, le 27 Juin 1740
Mon cher Voltaire, vos lettres me font toujours un plaisir infini, non pas par les louanges que vous me donnez, mais par la prose instructive et les vers charmants qu’elles contiennent. Vous voulez que je vous parle de moi-même, comme
L’éternel abbé de Chaulieu (1).
Qu’importe ? il faut vous contenter.
Voici donc la gazette de Berlin telle que vous me la demandez (2).
J’arrivai, le vendredi au soir, à Potsdam, où je trouvai le roi dans une si triste situation, que j’augurai bientôt que sa fin était prochaine. Il me témoigna mille amitiés, il me parla plus d’une grande heure sur les affaires, tant internes qu’étrangères, avec toute la justesse d’esprit et le bon sens imaginables. Il me parla de même le samedi, le dimanche et le lundi, paraissant très tranquille, très résigné, et soutenant ses souffrances avec beaucoup de fermeté. Il résigna la régence entre mes mains, le mardi matin à cinq heures, prit tendrement congé de mes frères, de tous les officiers de marque et de moi. La reine, mes frères et moi, nous l’avons assisté dans ses dernières heures ; dans ses angoisses il a témoigné le stoïcisme de Caton. Il expira avec la curiosité d’un physicien sur ce qui se passait en lui à l’instant même de sa mort, et avec l’héroïsme d’un grand homme, nous laissant à tous des regrets sincères de sa perte, et sa mort courageuse comme un exemple à suivre.
Le travail infini qui m’est échu en partage, depuis sa mort, laisse à peine du temps à ma juste douleur. J’ai cru que depuis la perte de mon père je me devais entièrement à la patrie. Dans cet esprit, j’ai travaillé autant qu’il a été en moi pour prendre les arrangements les plus prompts et les plus convenables au bien public.
J’ai d’abord commencé par augmenter les forces de l’Etat de seize bataillons, de cinq escadrons de houssards, et d’un escadron de gardes-du-corps. J’ai posé les fondements de notre nouvelle académie. J’ai fait acquisition de Wolf, de Maupertuis, d’Algarotti. J’attends la réponse de s’Gravesande, de Vaucanson, et d’Euler. J’ai établi un nouveau collège pour le commerce et les manufactures ; j’engage des peintres et des sculpteurs ; et je pars pour la Prusse, pour y recevoir l’hommage, etc., sans la sainte ampoule, et sans les cérémonies inutiles et frivoles que l’ignorance et la superstition ont établies, et que la coutume favorise.
Mon genre de vie est assez peu réglé, quant à présent, car la faculté a trouvé à propos de m’ordonner, ex officio, de prendre les eaux de Pyrimont. Je me lève à quatre heures, je prends les eaux jusqu’à huit, j’écris jusqu’à dix, je vois les troupes jusqu’à midi, j’écris jusqu’à cinq heures, et le soir je me délasse en bonne compagnie. Lorsque les voyages seront finis, mon genre de vie sera plus tranquille et plus uni ; mais, jusqu’à présent, j’ai le cours ordinaire des affaires à suivre, j’ai les nouveaux établissements de surplus, et avec cela beaucoup de compliments inutiles à faire, d’ordres circulaires à donner.
Ce qui me coûte le plus est l’établissement de magasins assez considérables dans toutes les provinces, pour qu’il s’y trouve une provision de grains d’une année et demie de consommation pour chaque pays.
Lassé de parler de moi-même,
Souffrez du moins, ami charmant,
Que je vous apprenne gaiement
La joie et le plaisir extrême
Que nos premier embrassements
Déjà font sentir à mes sens.
Orphée approchant d’Eurydice,
Au fond de l’infernal manoir,
Sentit, je crois, moins de délice
Que m’en pourra donner le plaisir de vous voir.
Mais je crains moins Pluton que je crains Emilie ;
Ses attraits pour jamais enchaînent votre vie ;
L’amour sur votre cœur a bien plus de pouvoir
Que le Styx n’en pouvait avoir
Sur Eurydice et sa sortie.
Sans rancune, madame du Châtelet ; il m’est permis de vous envier un bien que vous possédez, et que je préférerais à beaucoup d’autres biens qui me sont échus en partage.
J’en reviens à vous, mon cher Voltaire ; vous ferez ma paix avec la marquise ; vous lui conserverez la première place dans votre cœur, et elle permettra que j’en occupe une seconde dans votre esprit.
Je compte que mon homme de l’épître (3) vous aura déjà rendu ma lettre et le vin de Hongrie. Je vous paie très matériellement de tout l’esprit que vous me prodiguez ; mais, mon cher Voltaire, consolez-vous, car dans tout l’univers vous ne trouveriez assurément personne qui voulût faire assaut d’esprit avec vous. S’il s’agit d’amitié, je le dispute à tout autre ; et je vous assure qu’on ne saurait vous aimer ni vous estimer plus que vous l’êtes de moi. Adieu (4), FÉDÉRIC.
1 – Voltaire, Epître au duc de Sully. (G.A.)
2 – Voyez la lettre du 18 Juin. (G.A.)
3 – De Camas. (G.A.)
4 – On lit encore dans l’édition de Kehl : « Pour Dieu, achetez-moi toute l’édition de l’Anti-Machiavel. » (G.A.)
130 – DE VOLTAIRE
Juin
Sire,
Hier vinrent pour mon bonheur
Deux bons tonneaux de Germanie :
L’un contient du vin de Hongrie,
L’autre est la panse rebondie
De monsieur votre ambassadeur.
Si les rois sont les images des dieux, et les ambassadeurs les images des rois, il s’ensuit, sire, par le quatrième théorème de Wolf, que les dieux sont joufflus, et ont une physionomie très agréable. Heureux de M. de Camas, non pas tant de ce qu’il représente votre majesté, que de ce qu’il la reverra !
Je volai hier au soir chez cet aimable M. de Camas, envoyé et chanté par son roi ; et dans le peu qu’il m’en dit, j’appris que votre majesté, que j’appellerai toujours votre humanité, vit en homme plus que jamais, et qu’après avoir fait sa charge de roi sans relâche les trois quarts de la journée, elle jouit le soir des douceurs de l’amitié, qui sont si au-dessus de celles de la royauté.
Nous allons dîner dans une demi-heure tous ensemble chez madame la marquise du Châtelet : jugez, sire, quelle sera sa joie et la mienne. Depuis l’apparition de M. de Kaiserling nous n’avons pas eu un si beau jour.
Cependant vous courez sur les bords du Prégel,
Lieux où glace est fréquente, et très rare est dégel.
Puisse un diadème éternel
Orner cet aimable visage !
Apollon l’a déjà couvert de ses lauriers :
Mars y joindra les siens, si jamais l’héritage
De ce beau pays de Juliers
Dépendait des combats et de votre courage.
Votre majesté sait qu’Apollon, le dieu des vers, tua le serpent Python et les Aloïdes : le dieu des arts se battait comme un diable dans l’occasion.
Ce Dieu vous a donné son carquois et sa lyre ;
Si l’on doit vous chérir, on doit vous redouter.
Ce n’est point des exploits que ce grand cœur désire ;
Mais vous savez les faire, et les savez chanter.
C’est un peu trop à la fois, sire : mais votre destin est de réussir à tout ce que vous entreprendrez, parce que je sais de bonne part que vous avez cette fermeté d’âme qui fait la base des grandes vertus. D’ailleurs, Dieu bénira sans doute le règne de votre humanité puisque, quand elle s’est bien fatiguée tout le jour à être roi pour faire des heureux, elle a encore la bonté d’orner sa lettre (1), à moi chétif,
D’un des plus aimables sixains
Qu’écrive une plume légère ;
Vers doux et sentiments humains :
De telle espèce il n’en est guère
Chez nos seigneurs les souverains,
Ni chez le bel esprit vulgaire.
Votre humanité est bien adorable de la façon dont elle parle à son sujet sur le voyage de Clèves.
Vous faites trop d’honneur à ma persévérance ;
Connaissez les vrais nœuds dont mon cœur est lié :
Je ne suis plus, hélas ! dans l’âge où l’on balance
Entre l’amour et l’amitié.
Je me berce des plus flatteuses espérances sur la vision béatifique de Clèves. Si le roi de France envoie complimenter votre majesté par qui je le désire, je vous fais ma cour ; sinon je vous fais encore ma cour. Votre majesté ne souffrira-t-elle pas qu’on vienne lui rendre hommage en son privé nom, sans y venir en cérémonie ? De manière ou l’autre, Siméon verra son salut (2).
L’ouvrage de Marc-Aurèle est bientôt tout imprimé. J’en ai parlé à votre majesté dans cinq lettres ; je l’ai envoyé selon la permission expresse de votre majesté : et voilà M. de Camas qui me dit qu’il y a un ou deux endroits qui déplairaient à certaines puissances. Mais moi, j’ai pris la liberté d’adoucir ces deux endroits, et j’oserais bien répondre que le livre fera autant d’honneur à son auteur, quel qu’il soit, qu’il sera utile au genre humain. Cependant, s’il avait pris un remords à votre majesté, il faudrait qu’elle eût la bonté de se hâter de me donner ses ordres, car dans un pays comme la Hollande, on ne peut arrêter l’empressement avide d’un libraire qui sent qu’il a sa fortune sous la presse.
Si vous saviez, sire, combien votre ouvrage est au-dessus de celui de Machiavel même par le style, vous n’auriez pas la cruauté de le supprimer. J’aurais bien des choses à dire à votre majesté sur une académie qui fleurira bientôt sous ses auspices : me permettra-t-elle d’oser lui présenter mes idées, et de les soumettre à ses lumières ?
Je suis toujours avec le plus respectueux et le plus tendre dévouement, etc.
1 – Lettre n° 128. (G.A.)
2 – Luc, ch. II. (G.A.)
131 – DE VOLTAIRE
A La Haye, le 20 Juillet 1740
Tandis que votre majesté
Allait en poste au pôle artique (1)
Pour faire la félicité
De son peuple lithuanique,
Ma très chétive infirmité
Allait d’un air mélancolique
Dans un chariot détesté,
Par Satan sans doute inventé,
Dans ce pesant climat Belgique.
Cette voiture est spécifique
Pour trémousser et secouer
Un bourguemestre apoplectique ;
Mais certes il fut fait pour rouer
Un petit français très étique,
Tel que je suis, sans me louer.
J’arrivai donc hier à La Haye, après avoir eu bien de la peine d’obtenir mon congé (2).
Mais le devoir parlait, il faut suivre ses lois ;
Je vous immolerais ma vie,
Et ce n’est que pour vous, digne exemple des rois,
Que je peux quitter Emilie.
Vos ordres me semblaient positifs ; la bonté tendre et touchante avec laquelle votre humanité me les a donnés me les rendait encore plus sacrés. Je n’ai donc pas perdu un moment. J’ai pleuré de voyager sans être à votre suite ; mais je me suis consolé, puisque je faisais quelque chose que votre majesté souhaitait que je fisse en Hollande (3).
Un peuple libre et mercenaire,
Végétant dans ce coin de terre,
Et vivant toujours en bateau,
Vend aux voyageurs l’air et l’eau,
Quoique tous deux n’y valent guère,
Là plus d’un fripon de libraire
Débite ce qu’il n’entend pas,
Comme fait un prêcheur en chaire ;
Vend de l’esprit de tous états,
Et fait passer en Germanie
Une cargaison de romans
Et d’insipides sentiments
Que toujours la France a fournie.
La première chose que je fis hier en arrivant fut d’aller chez le plus retors et le plus hardi libraire du pays, qui s’était chargé de la chose en question. Je répète encore à votre majesté que je n’avais pas laissé dans le manuscrit un mot dont personne en Europe pût se plaindre. Mais, malgré cela, puisque votre majesté avait à cœur de retirer l’édition, je n’avais plus ni d’autre volonté ni d’autre désir. J’avais déjà fait sonder ce hardi fourbe nommé Jean Van Duren (4), et j’avais envoyé en poste un homme qui, par provision, devait au moins retirer, sous des prétextes plausibles, quelques feuilles du manuscrit, lequel n’était pas à moitié imprimé ; car je savais bien que mon Hollandais n’entendrait à aucune proposition. En effet, je suis venu à temps ; le scélérat avait déjà refusé de rendre une page du manuscrit. Je l’envoyai chercher, je le sondai, je le tournai de tous les sens : il me fit entendre que, maître du manuscrit, il ne s’en dessaisirait jamais pour quelque avantage que ce pût être, qu’il avait commencé l’impression, qu’il la finirait.
Quand je vis que j’avais affaire à un Hollandais qui abusait de la liberté de son pays, et à un libraire qui poussait à l’excès son droit de persécuter les auteurs, ne pouvant ici confier mon secret à personne, ni implorer le secours de l’autorité, je me souvins que votre majesté dit, dans un des chapitres de l’Anti-Machiavel, qu’il est permis d’employer quelque honnête finesse en fait de négociation. Je dis donc à Jean Van Duren que je ne venais que pour corriger quelques pages du manuscrit. « Très volontiers, monsieur, me dit-il, si vous voulez venir chez moi, je vous le confierai généreusement feuille à feuille, vous corrigerez ce qu’il vous plaira, enfermé dans ma chambre, en présence de ma famille et de mes garçons. »
J’acceptai son offre cordiale ; j’allai chez lui, et je corrigeai en effet quelques feuilles qu’il reprenait à mesure, et qu’il lisait pour voir si je ne le trompais point. Lui ayant inspiré par là un peu moins de défiance, j’ai retourné aujourd’hui dans la même prison où il m’a enfermé de même, et ayant obtenu six chapitres à la fois pour les confronter, je les ai raturés de façon, et j’ai écrit dans les interlignes de si horribles galimatias et des coq-à-l’âne si ridicules, que cela ne ressemble plus à un ouvrage (5). Cela s’appelle faire sauter son vaisseau en l’air pour n’être point pris par l’ennemi. J’étais au désespoir de sacrifier un si bel ouvrage ; mais enfin j’obéissais au roi que j’idolâtre, et je vous réponds que j’y allais de bon cœur. Qui est étonné à présent et confondu ? c’est mon vilain. J’espère demain faire avec lui un marché honnête, et le forcer à me rendre le tout, manuscrit et imprimé ; et je continuerai à rendre compte à votre majesté.
1 – C’est-à-dire près de Kœnigsberg. (G.A.)
2 – Emilie le retenait. (G.A.)
3 – Le rachat de l’Anti-Machiavel. (G.A.)
4 – Libraire de Hollande qui imprimait l’Anti-Machiavel.(K.) − On trouvera dans la CORRESPONDANCE GÉNÉRALE, les lettres que Voltaire lui écrivit à cette occasion. (G.A.)
5 – Van Duren fit rétablir, tant bien que mal, par La Martinière, les phrases que Voltaire avait effacées. (G.A.)