CORRESPONDANCE avec le roi de Prusse - Année 1759 - Partie 89

Publié le par loveVoltaire

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361 – DU ROI

 

 

Du camp près de Wilsdruff, le 17 Novembre 1759.

 

 

 

          Grand merci de la tragédie de Socrate. Elle devrait confondre le fanatisme absurde, vice dominant à présent en France, et qui, ne pouvant exercer sa fureur ambitieuse sur des sujets de politique, s’acharne sur les livres et sur les apôtres du bon sens.

 

 

Les frocards, les mitrés, les chapeaux d’écarlate,

Lisent en frémissant le drame de Socrate.

L’atrabilaire amas de docteurs, de cagots,

De la raison humaine implacables bourreaux,

En pâlissant de rage, en bouffissant leur rate,

D’absurdes zélateurs vont soulever les flots.

Si des Athéniens vous empruntez le dos

Pour porter à ceux-ci quelques bons coups de patte,

Les contre-coups sont tous sentis par vos bigots.

 

Déjà leur cabale est accrue

Du concours imposant des Mélites nouveaux,

Pédantesques tyrans, la fonte des barreaux.

On s’empresse, on opine, et la troupe incongrue,

En vous épargnant la ciguë,

Pour mieux honorer vos travaux,

Elève des bûchers, entasse des fagots.

 

Le brasier étincelle, et déjà part la flamme

Qu’allume la main de l’infâme

Pour consumer ce bel esprit,

Ce brillant précepteur d’un peuple qu’il éclaire ;

Mais au lieu de griller Voltaire,

Ils ne pourront rôtir que son malin écrit.

 

          Je vous en fais mes condoléances. Cependant, tout pesé, tout bien examiné, il vaut mieux le livre que l’homme. Vous devez bien croire que je ne me joindrai pas à ces gens-là ; et si vous vous plaignez que je vous mords, c’est à mon insu, ou du moins sans intention. Pensez, je vous prie, que je suis environné d’ennemis, pressé de toutes parts : l’un me pique, l’autre m’éclabousse ; ici l’on m’insulte ; enfin la patience succombe. L’instinct d’un sentiment trop vif l’emporte sur la voix de la raison  la colère irritée s’enflamme, et je suis dans quelques moments

 

 

Comme un sanglier écumant

Qui résiste et qui se défend

Contre les durs assauts d’une meute aguerrie.

On le poursuit avec furie :

Il attaque, il blesse, il pourfend,

Et donne à propos de sa dent

Des coups à la race ennemie

Qui le suit de loin en jappant.

Trop irrité, dans sa colère

Il brave le fer inhumain,

Et brouillant les objets qu’il trouve en son chemin,

Un innocent agneau lui paraît un cerbère.

L’homme, ainsi que cet animal,

S’il souffre, irrité par le mal,

Livre à l’instinct des sens sa faible intelligence.

Sous le despotisme fatal

De la sanguinaire Vengeance,

Souvent son aveugle fureur

Confond le crime et l’innocence.

Le sage, qui voit son erreur,

Le plaint, la déplore, et soupire ;

Détournant ses pas sans rien dire,

Il fuit d’un malheureux l’esprit rempli d’aigreur.

 

 

          Laissez-moi donc ronger mon frein tant que durera cette pénible campagne, et attendez qu’un ciel serein ait succédé à tant d’obscurs nuages. Votre imagination brillante me promène à Vienne  vous m’introduisez au conseil de chasteté ; mais sachez que l’expérience m’apprend ce que c’est de se frotter à de méchantes femmes.

 

 

Hélas ! pensez-vous qu’à mon âge,

Le corps en rut, l’esprit volage,

L’on cherche, d’amour agité,

De Vénus le doux badinage,

Les plaisirs, et la volupté ?

Ce temps heureux, c’est bien dommage,

Loin de moi s’est précipité !

Et les eaux du fleuve Léthé

En ont même effacé l’image.

La tendre fleur du pucelage,

Ni l’empire de la beauté,

Sur un vieillard courbé, voûté,

Ne gagnent qu’un faible avantage.

Le conseil de la chasteté

Devient par force mon partage ;

Continence est nécessité ;

A cinquante ans on est trop sage.

 

 

          Je n’ai point eu, cette campagne-ci, de vision béatifique dans le goût de celle de Moïse. Les barbares Cosaques et Tartares, gens infâmes, à considérer en tout sens, ont brûlé et ravagé des contrées, et commis des inhumanités atroces. Voilà tout ce que j’ai vu d’eux. Ces tristes spectacles ne me mettent pas de bonne humeur.

 

 

 

La Fortune, inconstante et fière,

Ne traite pas ses courtisans

Toujours d’une égale manière.

Ces fous nommés héros et qui courent les champs,

Couverts de sang et de poussière,

Voltaire, n’ont pas, tous les ans,

La faveur de voir le derrière

De leurs ennemis insolents.

Pour les humilier la quinteuse déesse

Quelquefois les oblige eux-mêmes à le montrer :

Oui, nous l’avons tourné dans un jour de détresse ;

Les Russes ont pu s’y mirer.

Cette glace pour eux n’a point été traitresse ;

On les a vus, pleins d’allégresse,

S’y pavaner et s’admirer.

Voilà le sort de ma vieillesse !

Cependant cet homme bénit (1)

Par l’antéchrist siégeant à Rome,

 Ce Fabius, ce plaisant homme

Qui sur sa tête réunit

De la vanité la plus folle

Le brillant et frêle symbole,

Commence à décamper de nuit.

Je n’ose dire qu’il s’enfuit ;

Jusqu’ici sa pudeur nous cache

Cette attitude qui le fâche.

Mais comptez sur moi : nous verrons

Dans peu ces culs dodus et ronds,

Sans façons, sans tant de grimaces,

Sans honte nous montrer leurs faces.

Mais certain duc, s’illustrant à jamais,

Sauvera l’empire français,

Sans capitaine, sans finance,

Sans Amérique, sans prudence,

Jusqu’en ses fondements sapé par les Anglais.

Couvrant tous ces sujets d’un voile de décence,

Et lâchant quelques mots remplis de complaisance,

Des cieux sur notre sphère il conduira la paix ;

Moi, quittant le harnais, et le casque et l’épée,

De trop de sang humain trempée,

Je partirai soudain d’ici ;

J’irai, consolant ma vieillesse

Par l’étude de la sagesse,

M’ensevelir à Sans-Souci.

 

 

          Ce lieu me vaut les Délices. Par illusion, je croirai vivre hors du grand monde, et quelquefois j’y serai solitaire.

 

          Jouissez de votre ermitage ; ne troublez pas les cendres de ceux qui reposent au tombeau ; que la mort au moins mette fin à vos injustes haines. Pensez que les rois, après s’être longtemps battus, font enfin la paix. Ne pourrez-vous jamais la faire ? Je crois que vous seriez capable, comme Orphée, de descendre aux enfers, non pas pour fléchir Pluton, non pas pour ramener la belle Emilie, mais pour poursuivre dans ce séjour de douleur un ennemi que votre rancune n’a que trop persécuté dans ce monde (2). Sacrifiez-moi votre vengeance, ou plutôt immolez-la à votre propre réputation ; que le plus grand génie de la France soit aussi l’homme le plus généreux de sa nation. La vertu, votre devoir, vous parlent par ma bouche ; n’y soyez pas insensible, et faites une action digne des belles maximes que vous débitez avec tant d’élégance et de force dans vos ouvrages.

 

          Nous touchons à la fin de notre campagne ; elle sera bonne ; et je vous écrirai dans une huitaine de jours, de Dresde (3), avec plus de tranquillité et de suite qu’à présent.

 

          Adieu ; négociez, travaillez, jouissez, écrivez en paix ; et que le dieu des philosophes, en vous inspirant des sentiments plus doux, vous conserve comme le plus bel organe de la raison et de la vérité (4). FÉDÉRIC.

 

 

1 – Daun. (G.A.)

2 – Maupertuis, qui venait de mourir. (G.A.)

3 – Où il espérait entrer, et qu’il n’occupa point. (G.A.)

4 – Il y a deux versions de cette lettre, et les variantes en sont si importantes, que nous allons reproduire, après la version des éditeurs de Kehl, celle de l’édition de Berlin :

 

 

          Grand merci de la tragédie de Socrate ; elle devrait confondre l’absurde fanatisme de vos évêques et de vos moines. Ces gens ne pouvant exercer leur despotisme ambitieux sur des sujets de politique, s’acharnent sur les ouvrages que les apôtres du bon sens publient.

 

 

Les fronts tondus, mitrés, et couverts d’écarlate,

Liront en frémissant le drame de Socrate.

Je vois se soulever ces docteurs, ces cagots,

Des rayons du bon sens implacables rivaux.

Quand, pour vous dilater la rate,

En leur donnant un coup de patte.

Du peuple athénien vous empruntez le dos.

Ils le sentiront trop, ces malheureux bigots !

Voyez-vous leur cabale, accrue

Des Mélites de vos barreaux,

Déplorer qu’en ces temps nouveaux

La bonne mode s’est perdue

D’employer à leur gré le fer et la ciguë ?

Leur vengeance, restreinte à de moindres travaux,

Ne peut entasser des fagots

A l’honneur de la troupe élue ;

On les élève et l’on y frit

Un ennemi de Dieu pour le bien de son âme.

De joie en ce moment la Sorbonne se pâme,

Et, pour vous mieux servir, de fagots renchérit ;

Le feu prend, il s’élève un tourbillon de flamme

Qu’allume la main de l’infâme

Pour consumer ce bel esprit

Qui la persifle et nous éclaire ;

Mais au lieu de rôtir Voltaire,

Elle ne peut brûler que son malin écrit.

 

 

          Je vous en fais mes condoléances ; cependant, tout bien examiné, il vaut infiniment mieux qu’on brûle l’ouvrage que l’auteur. Je ne sais sur quel fondement vous m’accusez de vous mordre ; c’en serait bien le temps ! environné comme je le suis d’ennemis, pressé partout ; l’un me pique, l’autre m’éclabousse ; gare qu’un troisième ne me renverse. Il est pardonnable, en cas pareil, d’avoir de l’humeur et l’esprit aigri. Je suis à présent

 

 

Comme un sanglier écumant,

Qui, sans s’ébranler, se défend

Contre les durs assauts d’une meute aguerrie

Qui sur lui s’élance en furie ;

Il attaque, il blesse, il pourfend ;

Il donne à propos de sa dent

Des coups à la race ennemie ;

Plus il en met hors de combat,

Et plus cette engeance aboyante

Par un nombreux concours s’augmente.

Il soutient ce cruel débat ;

Mais la fureur l’emporte, et, fougueux dans son ire.

Il ne voit ni connaît la grandeur du danger,

Et s’enfonce, sans y songer,

L’homicide épieu sur lequel il expire.

 

 

Laissez-moi donc ronger mon frein, tant que durera cette pénible guerre. Votre imagination poétique me promène flatteusement jusqu’à Vienne. Vous m’introduisez au conseil de chasteté ; sachez que je n’ai pas besoin de ce conseil, et que l’expérience m’a suffisamment appris ce qu’on doit craindre, quand on se frotte à de méchantes femmes.

 

 

Hélas ! pensez-vous qu’à mon âge

L’on cherche, d’amour agité,

Le corps en feu, l’esprit volage,

De Vénus le doux badinage,

Les plaisirs et la volupté ?

Ce temps heureux, c’est bien dommage,

Loin de moi s’est précipité,

Et les eaux du fleuve Lethé

En ont même effacé l’image !

La tendre fleur du pucelage,

Ni l’empire de la beauté,

Sur un vieillard courbé, voûté,

N’ont plus de prise et d’avantage.

Le conseil de la chasteté

Devient par force mon partage ;

Continence est nécessité ;

A cinquante ans on est trop sage.

 

 

Je n’ai point eu, cette campagne, de vision béatifique. Malheureusement les Tartares, Russes, et Cosaques, n’ont pas voulu me montrer leur derrière ; en revanche, ils ont brûlé, ravagé et pillé des contrées, et dévasté beaucoup de pays.

 

 

La fortune, inconstante et fière,

Ne traite pas ses courtisans

Chaque jour d’égale manière ;

Et nous n’avons pas tous les ans

La faveur de voir le derrière

De cette vaste fourmilière,

Moitié héros, moitié brigands,

Qui viennent désoler nos champs.

Le hasard très souvent décide une bataille.

Si je lui dois plus d’un beau jour,

A l’ennemi, par représaille,

Il m’a fait montrer à mon tour

Tout le revers de la médaille.

Cependant cet homme bénit

Par l’antéchrist siègeant à Rome

Ce Fabius, ce plaisant homme,

Lui qui naguère se munit

D’une toque, brillant symbole

De gloire et de vanité folle,

Commence à décamper de nuit.

Je ne vous dis pas qu’il nous fuit ;

Mais si le ciel nous fait la grâce

Qu’il nous montre au plus tôt l’opposé de sa face,

Alors un certain duc, s’illustrant à jamais,

Armé de son trident, comme on nous peint Neptune,

Apaisera d’un mot la tempête importune ;

C’est lui qui sauvera votre empire français,

Sans capitaine, sans finance,

Sans Canada, sans prévoyance,

Jusqu’en ses fondements sapé par les Anglais ;

Il leur dira, plein de décence,

Par saint George et par sa croyance :

Bonnes gens d’Albion, accordez-nous la paix.

Quand cette nouvelle échappée

Sortira des antres secrets

Des politiques cabinets,

Je quitte et le casque et l’épée,

Et, m’envolant soudain d’ici,

J’irai, confortant ma vieillesse

Par l’étude de la sagesse,

M’ensevelir à Sans-Souci.

 

 

En attendant, jouissez en paix de votre solitude. Ne troublez plus les cendres des grands hommes. Que la mort mette fin à votre injuste haine, et que Maupertuis trouve au moins un asile dans le tombeau ! Songez que les rois, après s’être longtemps battus, font la paix. Je crois que vous descendriez aux enfers, comme Orphée, non pas pour en ramener l’immortelle Emilie, mais pour persécuter dans ce séjour (supposé qu’il existe) un homme que votre rancune a poursuivi violemment dans ce monde-ci. Immolez cette haine qui vous flétrit, et fait tort à votre réputation. Que le plus beau génie de la France soit le plus généreux des hommes. C’est la vertu, c’est le devoir, qui vous parlent par ma bouche ; ne soyez pas insensible à cette voix ; pratiquez les beaux sentiments que vous exprimez en vers avec tant d’élégance et de force. Croyez-moi, un exemple de magnanimité persuade plus que tous les beaux préceptes qu’étale la tragédie. Que le dieu des philosophes vous inspire des sentiments plus doux et plus modérés, et que le dieu de la santé vous conserve pour l’ornement des belles-lettres et du Parnasse !

 

 

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Publié dans Frédéric de Prusse

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