CORRESPONDANCE avec le roi de Prusse - Année 1751 - Partie 76
Photo de PAPAPOUSS
296 – DU ROI
1751.
La nature, pour moi plus marâtre que mère,
Ne m’a point accordé le ton
D’entonner au sacré vallon
Les chants mélodieux de Virgile et d’Homère ;
Et lorsqu’elle doua Voltaire
D’un plus vaste génie et des traits d’Apollon,
Me laissant un regard sévère,
Elle me donna la raison.
C’est mon lot que cette vieille raison, ce bon senS qui trotte par les rues ; il peut suffire pour ne pas se noyer dans la rivière quand on voit un pont sur lequel on peut la passer. Ce bon sens est ce qu’il faut pour se conduire dans la vie commune ; mais cette même raison qui m’avertit d’éviter un précipice quand j’en vois un sur mon passage, m’apprend à ne pas sortir de ma sphère et à ne point entreprendre au-dessus de mes forces. C’est pourquoi, en me rendant justice, et en avouant que mes vers sont mal faits, ma raison est assez éclairée pour me faire admirer les vôtres. Je vous remercie de M. de Coucy (1), qui est, selon moi, votre chef-d’œuvre tragique. Quant à l’empereur Julien (2), il pourra devenir excellent si vous y ajoutez les raisons pour et contre sa conversion, et que vous retranchiez, dans ce que j’ai lu, l’endroit où vous effleurez ce sujet, qui est trop faible en comparaison des arguments forts que vous ajouterez.
1 – Voyez la tragédie du Duc d’Alençon. (G.A.)
2 – Il s’agit sans doute de l’esquisse de l’article APOSTAT du Dictionnaire.
297 – DU ROI
1751.
Cet article (1) me paraît très beau ; il n’y a que le pari que je vous conseillerais de changer, à cause que vous vous êtes moqué de Pascal qui se sert de la même figure. Remarquez encore, s’il vous plaît, que vous citez Epicure, Protagoras, etc., qui vivaient tranquilles dans la même ville ; je crois qu’il ne faudrait pas citer des gens de lettres pour vivre tranquilles ensemble. Remarquez que de querelles dans l’Académie des sciences de Paris pour Newton et Descartes, et dans celle d’ici pour et contre Lebnitz ! Je suis sûr qu’Epicure et Protagoras se seraient disputés s’ils avaient habité le même lieu ; mais je crois de même que Cicéron, Lucrèce, et Horace auraient soupé ensemble en bonne union. Je vous demande pardon des remarques que mon ignorance s’émancipe de vous faire. Je suis comme la servante de Molière, qui, lorsqu’elle ne riait pas, faisait changer ses pièces au premier auteur comique de l’univers.
1 – Sans doute l’article ATHÉE du Dictionnaire. (G.A.)
298 – DE VOLTAIRE
A Berlin, le 14.
J’ai quitté la rive fleurie
Où j’avais fixé mon séjour,
Pour aller près de Rothembourg,
De qui la personne chérie
Chez Pluton allait faire un tour,
Pour un peu de gloutonnerie.
Lieberkind et sa prud’homie
L’allaient dépêcher sans retour
Pour en faire une anatomie ;
Mais votre lecteur La Métrie
Vient de le rappeler au jour.
La grave charlatanerie
A tout à fait l’air d’un Caton ;
Pour moi, j’aime assez la raison
Sous le masque de la folie
Que la veine hémorroïdale
De votre personne royale
Cesse de troubler le repos !
Quand pourrai-je d’un style honnête
Dire : Le cul de mon héros
Va tout aussi bien que sa tête ?
Abraham Hischell vient de jouer à monseigneur le margrave Henri à peu près le même tour qu’à moi. Pardonnez, sire, j’ai toujours cela sur le cœur, et je mourrais de douleur sans vos bontés.
299 – DE VOLTAIRE
Ce vendredi, à neuf heures du soir.
Sire, le médecin joyeux (1) a sans doute mandé à votre majesté que, lorsque nous sommes arrivés, le malade (2) dormait tranquillement, et que Codenius (3) nous a assuré, en latin, qu’il n’y avait aucun danger. Je ne sais pas ce qui s’est passé depuis, mais je suis persuadé que votre majesté a approuvé mon voyage. Je me flatte que je viendrai bientôt me remettre aux pieds de votre majesté.
1 – La Mettrie. (G.A.)
2 – Rothembourg. (G.A.)
3 – Médecin du roi. (G.A.)
300 – DE VOLTAIRE
1751.
Sire, je me suis traîné à votre opéra, espérant y voir votre majesté. J’y ai appris qu’elle était indisposée, et j’ai quitté le palais du soleil,
Car vous savez que je préfère
Votre cabinet d’Apollon
A ce palais où Phaéton
Aborda d’un pied téméraire.
Il voulut porter la lumière
Que vous répandez aujourd’hui
Vous nous éclairez mieux que lui,
Sans tomber dans votre carrière.
301 – DE VOLTAIRE
1751.
Sire, comme vos ouvrages sont plus tentants que les miens, il pourra bien quelque jour arriver à votre majesté ce qui m’arrive. A mesure qu’on imprimait, chez Henning (1), les feuilles du Siècle de Louis XIV, on les envoyait à Francfort-sur-l’Oder. Non-seulement on y débite le livre publiquement, mais l’ouvrage est plein de fautes absurdes. Je ne parle pas de la perte que j’essuie ; mais le pauvre Francheville (2) perd tout le prix de six mois de peine, et je suis déshonoré par une friponnerie de libraire. Les fins d’année ne me sont pas heureuses. Mais je vous ai consacré ma vie, et avec cela on n’est point à plaindre.
Votre majesté peut d’un mot, non seulement faire arrêter le libraire à Francfort, faire saisir son édition, et savoir d’où vient le vol, mais donner ordre qu’on examine sur le chemin de Leipsick les voitures de Francfort qui contiendront des livres, et qu’on saisisse celui qui portera le titre de Siècle de Louis XIV. Car le libraire de Francfort-sur-l’Oder envoie sans doute son vol à Leipsick.
Votre majesté sait mieux que moi ce qu’elle doit faire, mais j’attends tout de sa justice et de ses bontés. Je me jette à ses pieds, et entre les bras de sa philosophie. Mais je compte bien plus sur votre protection.
Souffrez, sire, que je renouvelle à votre majesté à la fin de cette année les sentiments du profond respect et de la tendresse qui m’attachent à elle.
1 – Imprimeur du roi. (G.A.)
2 – Voyez notre Avertissement sur le Siècle de Louis XIV. (G.A.)