CORRESPONDANCE avec le roi de Prusse - Année 1750 - Partie 68
Photo de PAPAPOUSS
260 – DE VOLTAIRE
A Paris, vendredi 3 Avril 1750.
Sire, voici des rogatons qui m’arrivent, dans l’instant, de l’imprimerie (1). Jugez le procès des anciens et des modernes. Vous qui abrégez les procès dans votre royaume, mettez fin au nôtre d’un mot. Votre majesté est accoutumée à décider toutes les querelles par la plume comme par l’épée, sans y perdre beaucoup de temps. Je n’ai que celui de lui envoyer ces bagatelles : la poste va partir. Voyez, sire, combien l’heure presse ; vous n’aurez pas seulement quatre vers cette fois-ci. Mais tous les moments de ma vie ne vous en sont pas moins consacrés.
1 – Feuilles de la tragédie d’Oreste. (G.A.)
261 – DE VOLTAIRE
A Paris, le 13 Avril 1750.
Grand roi, voici donc le recueil (1)
De ma dernière rapsodie.
Si j’avais quelque grain d’orgueil,
De Frédéric un seul coup d’œil
Me rendrait de la modestie.
Votre tribunal est l’écueil
Où notre vanité se brise ;
L’œuvre que votre goût méprise
Dès ce moment tombe au cercueil ;
Rien n’est plus juste : votre accueil
Est ce qui nous immortalise.
A propos d’immortalité, sire, j’aurai l’honneur de vous avouer que c’est une fort belle chose ; il n’y a pas moyen de vous dire du mal de ce que vous avez si bien gagné. Mais il vaut mieux vivre deux ou trois mois auprès de votre majesté, que trente mille ans dans la mémoire des hommes. Je ne sais pas si d’Arnaud sera immortel, mais je le tiens fort heureux dans cette courte vie.
La mienne ne tient plus qu’à un petit fil ; je serai fort en colère si ce petit fil est coupé avant que j’aie encore eu la consolation de revoir le grand homme de ce siècle. Vos vers sur le cardinal de Richelieu ont été retenus par cœur. Le moyen de s’en empêcher !
Richelieu fit son Testament,
Et Newton son Apocalypse.
Cela est si naturel, si aisé, si vrai, si bien dit, si court, si dégagé de superfluités, qu’il est impossible de ne s’en pas souvenir. Ces vers sont déjà un proverbe. Vous êtes assurément le premier roi de Prusse qui ait fait des proverbes en France. Votre majesté verra, dans la rapsodie ci-jointe (2), mes raisons contre madame d’Aiguillon.
Jugez ce Testament fameux
Qu’en vain d’Aiguillon veut défendre ;
Vous en avez bien jugé deux (3)
Plus difficiles à comprendre.
Je ne verrai donc jamais, sire, votre Valoriade (4) ? Il y a une ode dans un recueil de votre Académie ; je n’ai ni le recueil, ni l’ode. C’est bien la peine de vous aimer pour être traité ainsi : Oh ! le mauvais marché que j’ai fait là !
Je vous donne toute mon âme sans restriction.
1 – Voyez l’Avis au lecteur en tête d’Oreste. (G.A.)
2 – Voyez, des Mensonges imprimés. (G.A.)
3 – L’ancien et le nouveau Testament. (G.A.)
4 – Le Palladion. (G.A.)
262 – DU ROI
A Potsdam, le 25 Avril 1750.
J’espérais qu’au premier signal
Les Grâces et votre génie
Viendraient sans cérémonial
Réveiller ma muse assoupie ;
Mais de ce bonheur idéal
L’espérance est évanouie,
Et dans ce séjour martial
D’Arnaud, votre charmant vassal,
N’est arrivé qu’en compagnie
De sa muse aimable et polie.
Lorsqu’on n’a point l’original,
Heureux qui retient la copie !
Il est enfin venu, ce d’Arnaud qui s’est tant fait attendre. Il m’a remis votre lettre (1), ces vers charmants qui font toujours honte aux miens, et je redouble d’impatience de vous revoir. A quoi sert-il que la nature m’ait fait naître votre contemporain, si vous m’empêchez de profiter de cet avantage ?
Depuis deux mille ans nous lisons
Les vers de Virgile et d’Horace :
Avec eux plus ne conversons.
Qui pourrait les voir face à face
S’instruirait bien par leurs leçons.
Oui, la mort ainsi que l’absence
Sépare les pauvres humains ;
L’Homère même de la France
Est pour nous ses contemporains,
Qui vivons loin de sa présence,
Aussi mort que ces grands Romains.
Tous les siècles seront les maîtres
De vos ouvrages immortels ;
Ils pourront à leur tour connaître
Tant de talents universels.
Pour moi, j’ose un peu plus prétendre ;
Avide de tous vos écrits,
Je veux, de vos charmes épris,
Vous voir, vous lire, et vous entendre.
Dans ce moment je reçois le tome où se trouvent Oreste ? une lettre sur les Mensonges, etc., et une autre au maréchal de Schulembourg (2). Vous m’avez placé tout au milieu d’une lettre où je suis surpris de me trouver. Vous savez relever les petites choses par la manière dont vous les mettez en œuvre. Je vois combien vous êtes un grand maître en éloquence. Oui, si l’éloquence ne transporte pas des montagnes comme la foi, elle abaisse les hauteurs, elle relève les fonds, elle est maîtresse de la nature, et surtout du cœur humain. La belle science ! qu’heureux sont ceux qui la possèdent, et surtout qui la manient avec autant de supériorité que vous !
J’ai cru que vous aviez, il y a longtemps, ces mémoires de notre Académie. On les relie actuellement, et on vous les enverra incontinent. Vous y trouverez répandus quelques-uns de mes ouvrages ; mais je dois vous avertir que ce ne sont que des esquisses. J’ai employé, depuis, un temps considérable à les corriger. On en fait actuellement une édition, avec des augmentations et des corrections nombreuses, qui sera plus digne de votre attention. Vous l’aurez dès que l’imprimeur aura achevé sa besogne.
Vous me demandez mon poème ; mais il ne peut point se montrer. D’Arnaud vous mandera ce qu’il contient.
J’osais de mes pinceaux hardis
Croquer le ciel du fanatique,
Son enfer et son paradis,
Et me gausser en hérétique
De ces foudres hors de pratique
Dont Rome écrase les maudits ;
Mais de mes vers tant étourdis,
Dont je connais le ton caustique,
Je cache le recueil épique
A vos indiscrets de Paris.
Certain Boyer (3), qui chez vous brille,
Grand frondeur de plaisants écrits,
Ferait condamner par ses cris
Mes pauvres vers à la Bastille.
Je hais ces funestes lambris ;
Ma muse, les Jeux, et les Ris,
Dans ma demeure tant gentille
Ne craignent point pareils mépris.
C’est assez lorsqu’en sa jeunesse
On a tâté de la prison (4) ;
Mais dans l’âge de la sagesse
Y retourner, c’est déraison.
Ainsi, mon cher Voltaire, si vous voulez voir de mes sottises, il faut venir sur les lieux : il n’y a plus moyen de reculer. Le poème à la vérité ne vous paiera pas des fatigues du voyage ; mais le poète, qui vous aime, en vaut peut-être la peine. Vous verrez ici un philosophe qui n’a d’autre passion que celle de l’étude, et qui sait, par les difficultés qu’il trouve dans son travail, reconnaître le mérite de ceux qui, comme vous, y réussissent aussi supérieurement.
Il est ici une petite communauté qui érige des autels au dieu invisible ; mais prenez-y bien garde, des hérétiques élèveront sûrement quelques autels à Baal, si notre dieu ne se montre bientôt. Je n’en dis pas davantage. Adieu. FÉDÉRIC.
1 – Voyez la lettre n° 258. (G.A.)
2 – Voyez cette lettre en tête de l’Histoire de Charles XII. (G.A.)
3 – Toujours l’évêque de Mirepoix. (G.)
4 – Voyez, la Vie de Voltaire. (G.A.)