CORRESPONDANCE avec le roi de Prusse - Année 1749 - Partie 63

Publié le par loveVoltaire

ROI-DE-PRUSSE---PARTIE-63.JPG

 

Photo de JAMES

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

246 – DU ROI

 

 

A Potsdam, le 4 septembre 1749.

 

Je reçois votre Catilina, dont il m’est impossible de deviner la suite. Il n’est pas plus possible de juger d’une tragédie par un seul acte que d’un tableau par une seule figure. J’attends d’avoir tout vu pour vous dire ce que je pense du dessein, de la conduite, de la vraisemblance, du pathétique et des passions. Il ne convient pas d’exposer mes doutes à l’un des quarantes juges de la langue française sur la partie de l’élocution ; si cependant mon confrère en Apollon et mon concitoyen le comte Bar (1) m’avait envoyé cet acte, je vous demanderais si l’on peut dire :

 

 

Tyran par la parole, il faut finir ton règne (2).

 

Si le sens ne donne pas lieu à l’équivoque, je crois qu’on peut dire, Son éloquence l’a rendu le tyran de sa patrie, il faut finir son règne. Mais selon la construction du vers, nous autres Allemands, qui peut-être n’entendons pas bien les finesses de la langue, nous comprenons que c’est par la parole qu’il faut finir son règne.

 

Je suis bien osé de vous communiquer mes remarques. Si cependant j’ai eu quelques scrupules sur ce vers-là, il ne m’a pas empêché de me livrer avec plaisir à l’admiration d’une infinité de beaux endroits où l’on reconnaît les traits de ce pinceau qui fit Brutus, la Mort de César, etc., etc.

 

Votre lettre est charmante ; il n’y a que vous qui puissiez en écrire de pareilles. Il semble que la France soit condamnée d’enterrer avec vous dix personnes d’esprit que différents siècles lui avaient fait naître.

 

Puisque madame du Châtelet fait des livres, je ne crois pas qu’elle accouche par distraction. Dites-lui donc qu’elle se dépêche, car j’ai hâte de vous voir. Je sens l’extrême besoin que j’ai de vous, et le grand secours dont vous pouvez m’être. La passion de l’étude me durera toute ma vie. Je pense sur cela comme Cicéron, et comme je le dis dans une de mes épîtres. En m’appliquant je puis acquérir toutes sortes de connaissances ; celle de la langue française, je veux vous la devoir. Je me corrige autant que mes lumières me le permettent ; mais je n’ai point de puriste assez sévère pour relever toutes mes fautes. Enfin je vous attends, et je prépare la réception du gentilhomme ordinaire et du génie extraordinaire.

 

On dit à Paris que vous ne viendrez point, et je dis que si, car vous n’êtes point un faussaire ; et si l’on vous accusait d’être indiscret, je dirais que cela peut être ; de vous laisser voler, j’y acquiescerais ; d’être coquet, encore. Vous êtes enfin comme l’éléphant blanc pour lequel le roi de Perse et l’empereur du Mogol se font la guerre, et dont ils augmentent leurs titres quand ils sont assez heureux pour le posséder. Adieu. Si vous venez ici, vous verrez à la tête des miens : Fédéric, par la grâce de Dieu, roi de Prusse, électeur de Brandebourg, possesseur de Voltaire, etc., etc.

 

 

 

1 – Stanislas Leczinski, duc de Lorraine et de Bar. (G.A.)

 

2 –Ce vers ne se trouve plus dans Rome sauvée. (G.A.)

 

 

 

 

 

247 – DE VOLTAIRE

 

 

A Paris, ce 15 Octobre 1749.

 

 

Sire, je viens de faire un effort, dans l’état affreux où je suis (1) pour écrire à M. d’Argens (2) ; j’en ferai bien un autre pour me mettre aux pieds de votre majesté.

 

J’ai perdu un ami de vingt-cinq années (3), un grand homme, qui n’avait de défaut que d’être femme, et que tout Paris regrette et honore. On ne lui a pas peut-être rendu justice pendant sa vie, et vous n’avez peut-être pas jugé d’elle comme vous auriez fait, si elle avait eu l’honneur d’être connue de votre majesté. Mais une femme qui a été capable de traduire Newton et Virgile, et qui avait toutes les vertus d’un honnête homme, aura sans doute part à vos regrets.

 

L’état où je suis depuis un mois ne me laisse guère d’espérance de vous revoir jamais ; mais je vous dirai hardiment que si vous connaissiez mieux mon cœur, vous pourriez avoir aussi la bonté de regretter un homme qui certainement dans votre majesté n’avait aimé que votre personne.

 

Vous êtes roi, et par conséquent vous êtes accoutumé à vous défier des hommes. Vous avez pensé, par ma dernière lettre, ou que je cherchais une défaite pour ne pas venir à votre cour, ou que je cherchais un prétexte pour vous demander une légère faveur. Encore une fois, vous ne me connaissez pas. Je vous ai dit la vérité, et la vérité la plus connue à Lunéville. Le roi de Pologne Stanislas est sensiblement affligé, et je vous conjure, sire, de sa part et en son nom, de permettre une nouvelle édition de l’Anti-Machiavel, où l’on adoucira ce que vous avez dit de Charles XII et de lui : il vous en sera très obligé. C’est le meilleur prince qui soit au monde ; c’est le plus passionné de vos admirateurs, et j’ose croire que votre majesté aura cette condescendance pour sa sensibilité, qui est extrême.

 

Il est encore très vrai que je n’aurais jamais pu le quitter pour venir vous faire ma cour, dans le temps que vous l’affligiez et qu’il se plaignait de vous (4). J’imaginai le moyen que je proposai à votre majesté : je crus et je crois encore ce moyen très décent et très convenable. J’ajoute encore que j’aurais dû attendre que votre majesté daignât me prévenir elle-même sur la chose dont je prenais la liberté de lui parler. Cette faveur était d’autant plus à sa place, que j’ose vous répéter encore ce que je mande à M. d’Argens : oui, sire, M. d’Argens a constaté, a relevé le bruit qui a couru que vous me retiriez vos bonnes grâces ; oui, il l’a imprimé. Je vous ai allégué cette raison qu’il aurait dû appuyer lui-même. Il devait vous dire : « Sire, rien n’est plus vrai, ce bruit a couru ; j’en ai parlé ; voilà l’endroit de mon livre où je l’ai dit : et il sera digne de la bonté de votre majesté de faire cesser ce bruit, en appelant pour quelque temps à votre cour un homme qui m’aime et qui vous adore, et en l’honorant d’une marque de votre protection. »

 

Mais au lieu de lire attentivement l’endroit de ma lettre à votre majesté, où je le citais, au lieu de prendre cette occasion de m’appeler auprès de vous, il me fait un quiproquo où l’on n’entend rien. Il me parle de libelles, de querelles d’auteur ; il dit que je me suis plaint à votre majesté qu’il ai dit de moi des choses injurieuses ; en un mot, il se trompe, et il me gronde, et il a tort : car il sait bien que je vous ai dit dans ma lettre que je l’aime de tout mon cœur.

 

Mais vous, sire, avez-vous raison avec moi ? Vous êtes un très grand roi ; vous avez donné la paix dans Dresde ; votre nom sera grand dans tous les siècles ; mais toute votre gloire et toute votre puissance ne vous mettent pas en droit d’affliger un cœur qui est tout à vous. Quand je me porterais aussi bien que je me porte mal, quand je serais à dix lieues de vos Etats, je ne ferais pas un pas pour aller à la cour d’un grand homme qui ne m’aimerait point, et qui ne m’enverrait chercher que comme un souverain. Mais si vous me connaissiez, et si vous aviez pour moi une vraie bonté, j’irais me mettre à vos pieds à Pékin. Je suis sensible, sire, et je ne suis que cela. J’ai peut-être deux jours à vivre, je les passerai à vous admirer, mais à déplorer l’injustice que vous faites à une âme qui était si dévouée à la vôtre, et qui vous aime toujours comme M. de Fénelon aimait Dieu pour lui-même. Il ne faut pas que Dieu rebute celui qui lui offre un encens si rare.

 

Croyez encore, s’il vous plaît, que je n’ai pas besoin de petites vanités, et que je ne cherchais que vous seul.

 

 

 

1 – Madame du Châtelet était morte le 10 Septembre. (G.A.)

 

2 – On n’a pas cette lettre. (G.A.)

 

3 – Voltaire avait connu Emilie bien avant leur liaison. (G.A.)

 

4 – Voyez les deux dernières lettres de Voltaire. (G.A.)

 

 

 

 

 

248 – DE VOLTAIRE

 

 

A Paris, 10 Novembre 1749.

 

 

Sire, j’ai reçu presque à la fois trois lettres de votre majesté : l’une du 10 Septembre (1), venue par Francfort, adressée de Francfort à Lunéville, renvoyée à Paris, à Cirey, à Lunéville, et enfin à Paris, pendant que j’étais à la campagne dans la plus profonde retraite : les deux autres (2) me parvinrent avant-hier par la voie de M. Chambrier (3), qui est encore, je crois, à Fontainebleau.

 

Hélas ! sire, si la première de ces lettres avait pu me parvenir, dans l’excès de ma douleur, au temps où je devrais l’avoir reçue, je n’aurais quitté que pour vous cette funeste Lorraine ; je serais parti pour me jeter à vos pieds ; je serais venu me cacher dans un petit coin de Potsdam ou de Sans-Souci ; tout mourant que j’étais, j’aurais assurément fait ce voyage ; j’aurais retrouvé des forces. J’aurais même des raisons, que vous devinez bien (4), pour aimer mieux mourir dans vos Etats que dans le pays où je suis né.

 

Qu’est-il arrivé ? Votre silence m’a fait croire que ma demande vous avait déplu, que vous n’aviez réellement aucune bonté pour moi, que vous aviez pris ce que je vous proposais pour une défaite et pour une envie déterminée de rester auprès du roi Stanislas. Sa cour, où j’ai vu mourir madame du Châtelet d’une manière cent fois plus funeste que vous ne pouvez le croire, était devenue pour moi un séjour affreux, malgré mon tendre attachement pour ce bon prince, et malgré ses extrêmes bontés. Je suis donc revenu à Paris ; j’ai rassemblé autour de moi ma famille ; j’ai pris une maison (5), et je me suis trouvé père de famille, sans avoir d’enfants. Je me suis fait ainsi dans ma douleur un établissement honorable et tranquille, et je passe l’hiver dans ces arrangements, et dans celui de mes affaires, qui étaient mêlées avec celles de la personne que la mort ne devait pas enlever avant moi. Mais puisque vous daignez m’aimer encore un peu, votre majesté peut être très sûre que j’irai me jeter à ses pieds l’été prochain, si je suis en vie. Je n’ai plus besoin actuellement de prétexte, je n’ai besoin que de la continuation de vos bontés. J’irai passer huit jours auprès du roi Stanislas ; c’est un devoir que je dois remplir, et le reste sera à votre majesté. Soyez, je vous en conjure, bien persuadé que je n’avais imaginé ce chiffon noir que parce qu’alors le roi Stanislas n’aurait pas souffert que je le quittasse. Je croyais que vous aviez fait cette grâce à M. de Maupertuis. Il est encore très vrai, et je vous le répète, et ce n’est point une tracasserie, que le bruit avait couru, à mon dernier voyage à votre cour, que vous m’aviez retiré vos bonnes grâces. Je ne disais pas à votre majesté que M. d’Argens avait écrit contre moi ; je vous disais et je vous dis encore que, dans un certain livre de morale dont le titre m’a échappé, et qui est rempli de portraits, il avait relevé ce bruit dont je vous ai parlé ; je lui ai même cité, dans la lettre que je lui ai écrite, l’endroit où il parle de moi ; il doit s’en souvenir. C’est après le portrait d’Orcan, qu’il dépeint comme un courtisan dangereux par sa langue. Il me fait paraître sous le nom d’Euripide. Il dit « qu’Euripide arrive à la cour d’un grand roi, qu’il y est d’abord bien reçu ; mais que bientôt le roi se dégoûte ; qu’alors les courtisans, comme de raison, le déchirent : que faut-il, ajoute-t-il, pour que la cour dise du bien d’Euripide ? qu’il revienne, et que le roi jette un coup d’œil sur lui. »

 

Voilà à peu près les paroles de son livre, qu’il m’envoya lui-même ; voilà ce que j’ai en dernier lieu remis dans sa mémoire, et ce que j’ai mandé à votre majesté. J’étais bien loin d’écrire et de penser qu’il eût écrit pour m’offenser. Encore une fois, sire, je vous disais qu’il avait relevé le bruit qui courait que j’étais mal auprès de vous. C’est ce que j’affirme encore, non pas assurément pour me plaindre de lui, que j’aime tendrement, mais pour faire voir à votre majesté que j’avais besoin d’une marque publique de votre bonté pour moi, si vous vouliez que je parusse dans votre cour.

 

Voilà bien des paroles. Mais il faut s’entendre, et ne rien laisser en arrière à ceux à qui on veut plaire, dût-on les fatiguer.

 

Vous avez bien raison, sire, de me dire que je suis fait pour être volé ; car on m’a volé Sémiramis, et cette petite comédie de Nanine dont on avait parlé à votre majesté. On les a imprimées de toute manière à mes dépens, pleines de fautes absurdes, et de sottises beaucoup plus fortes que celles dont je suis capable. Je compte, dans quatre ou cinq jours, envoyer à votre majesté les véritables éditions que je fais faire.

 

Je vais aussi faire transcrire Catilina, ou plutôt Rome sauvée ; car ce monstre de Catilina ne mérite pas d’être le héros d’une tragédie ; mais Cicéron mérite de l’être.

 

Voici, en attendant, la réponse à votre objection grammaticale (6).

 

J’attends de votre plume d’autres présents, et je me flatte que la cargaison que vous recevrez de moi incessamment m’en attirera une de votre part. J’aurai l’honneur de faire ce petit commerce cet hiver ; et je crois, sire, sauf respect, que vous et moi nous sommes dans l’Europe les deux seuls négociants de cette espèce. Je viendrai ensuite revoir nos comptes, disserter, parler grammaire et poésie ; je vous apporterai la grammaire raisonnée de madame du Châtelet, et ce que je pourrai rassembler de son Virgile ; en un mot, je viendrai mes poches pleines, et je trouverai vos portefeuilles bien garnis. Je me fais de ces moments-là une idée délicieuse, mais c’est à la condition expresse que vous daignerez m’aimer un peu, car sans cela je meurs à Paris.

 

 

 

1 – On n’a pas cette lettre. (G.A.)

 

2 – De ces deux autres, on n’en a qu’une. (G.A.)

 

3 – Envoyé de Prusse en France. (G.A.)

 

4 – L’obligation de mourir en catholique. (G.A.)

 

5 – Rue Traversière-Saint-Honoré. Il s’y installa avec madame Denis, devenue veuve. (G.A.)

 

6 – Le roi de Prusse, dans sa lettre du 4 Septembre 1749, avait critiqué ce vers dans Rome sauvée,

 

Tyran par la parole, il faut finir ton règne,

 

comme étant construit d’une manière équivoque. Voltaire consulta l’abbé d’Olivet par un billet, au bas duquel il le pria d’écrire sa réponse, et qu’il envoya au roi. Le voici d’après l’original :

 

A M. l’abbé d’Olivet.

 

Ne crois pas m’échapper, consul que je dédaigne ;

Tyran par la parole, il faut finir ton règne.

 

« Mon cher maître, ce tyran par la parole est-il ou une hardiesse heureuse ou une témérité condamnable ? Mettez, s’il vous plaît, votre avis au bas de ce billet. V. »

 

 

Réponse de l’abbé d’Olivet.

 

 

« Je ne vois rien là qui ne soit très grammatical. Je vous rends les papiers que vous m’avez confiés, et qui sûrement ne sont pas sortis de mes mains. »

 

Au reste ces deux vers ne se trouvent plus dans Rome sauvée. Ils faisaient partie d’un monologue de Catilina qui n’a pas été conservé. (K.)

 

 

 

ROI DE PRUSSE - PARTIE 63

 

 

 

Publié dans Frédéric de Prusse

Commenter cet article