CORRESPONDANCE avec le roi de Prusse - Année 1749 - Partie 58
Photo de PAPAPOUSS
231 – DU ROI
A Potsdam, le 13 Février 1749.
Je reçois avec plaisir deux de vos lettres à la fois : avouez-moi que ce grand envoi de vers vous a paru assez ridicule. Il me semble que c’est Thersite qui veut faire assaut de valeur contre Achille. J’espérais qu’à vos lettres vous joindriez une critique de mes pièces, comme vous en usiez autrefois, lorsque j’étais habitant de Remusberg, où le pauvre Kaiserling, que je regrette, et que je regretterai toujours (1), vous admirait. Mais Voltaire, devenu courtisan, ne sait donner que des louanges ; le métier en est, je l’avoue, moins dangereux. Ne pensez pas cependant que ma gloire poétique se fût offensée de vos corrections ; je n’ai point la fatuité de présumer qu’un Allemand fasse de bons vers français.
La critique douce et civile
Pour un auteur est un grand bien ;
Dans son amour-propre imbécile,
Sur ses défauts il ne voit rien.
Ce flambeau divin qui l’éclaire
Blesse à la vérité ses yeux,
Mais bientôt il n’en voit que mieux ;
Il corrige, il devient sévère.
Qui tend à la perfection,
Limant, polissant son ouvrage,
Distingue la correction
De la satire et de l’outrage.
Ayez donc la bonté de ne point m’épargner ; je sens que je pourrai faire mieux, mais il faut que vous me disiez comment.
Ne pensez-vous pas que de bien faire des vers est un acheminement pour bien écrire en prose ? Le style n’en deviendra-t-il pas plus énergique, surtout si l’on prend garde de ne point charger la prose d’épithètes, de périphrases, et de tours trop poétiques ?
J’aime beaucoup la philosophie et les vers. Quand je dis philosophie, je n’entends ni la géométrie ni la métaphysique : la première, quoique sublime, n’est point faite pour le commerce des hommes ; je l’abandonne à quelque rêve creux d’Anglais ; qu’il gouverne le ciel comme il lui plaira, je m’en tiens à la planète que j’habite : pour la métaphysique, c’est, comme vous le dites très bien, un ballon enflé de vent. Quand on fait tant que de voyager dans ce pays-là, on s’égare entre des précipices et des abîmes ; et je me persuade que la nature ne nous a point faits pour deviner ses secrets, mais pour coopérer au plan qu’elle s’est proposé d’exécuter. Tirons tout le parti que nous pouvons de la vie ; et ne nous embarrassons point si ce sont des mobiles supérieurs qui nous font agir, ou si c’est notre liberté. Si cependant j’osais hasarder mon sentiment sur cette matière, il me semble que ce sont nos passions et les conjonctures dans lesquelles nous nous trouvons qui nous déterminent. Si vous voulez remonter ad priora, je ne sais point ce qu’on en pourra conclure. Je sens bien que c’est ma volonté qui me fait faire des vers, tant bons que mauvais ; mais j’ignore si c’est une impulsion étrangère qui m’y force : toutefois lui devrais-je savoir mauvais gré de ne pas mieux m’inspirer.
Ne vous étonnez point de mon ode sur la Guerre ; ce sont, je vous assure, mes sentiments. Distinguez l’homme d’Etat du philosophe, et sachez qu’on peut faire la guerre par raison, qu’on peut être politique par devoir, et philosophe par inclination. Les hommes ne sont presque jamais placés dans le monde selon leur choix ; de là vient qu’il y a tant de cordonniers, de prêtres, de ministres, et de princes mauvais.
Si tout était bien assorti
Sur ce ridicule hémisphère,
L’ouvrier, quittant son outil,
Serait amiral ou corsaire ;
Le roi, peut être charbonnier ;
Le général, un maltôtier ;
Le berger, maître de la terre ;
L’auteur, un grand foudre de guerre.
Mais rassurons-nous là-dessus,
Chacun conservera sa place ;
Le monde va par ses vieux us ;
Et jusqu’à la dernière race
On y verra même abus.
A propos de vers, vous me demandez ce que je pense de la tragédie de Crébillon. J’admire l’auteur de Rhadamiste, d’Electre, et de Sémiramis, qui sont de toute beauté ; et le Catilinade Crébillon me paraît l’Attila de Corneille, avec cette différence que le moderne est bien au-dessus de son prédécesseur pour la fabrique des vers. Il paraît que Crébillon a trop défiguré un trait de l’histoire romaine, dont les moindres circonstances sont connues. De tout son sujet, Crébillon ne conserve que le caractère de Catilina. Cicéron, Caton, la république romaine, et le fond de la pièce, tout est si fort changé et même avili, que l’on n’y reconnaît rien que les noms. Par cela même Crébillon a manqué d’intéresser ses auditeurs. Catilina y est un fourbe furieux que l’on voudrait voir punir, et la république romaine un assemblage de fripons pour lesquels on est indifférent. Il fallait peindre Rome grande, et les supports de sa liberté aussi généreux que sages et vertueux ; alors le parterre serait devenu citoyen romain, et aurait tremblé avec Cicéron sur les entreprises audacieuses de Catilina. De plus, il n’y a aucun endroit où le projet de la conjuration soit clairement développé ; on ignore quel était le véritable dessein de Catilina ; et il me semble que sa conduite est celle d’un homme ivre. Vous aurez remarqué encore que les interlocuteurs varient à chaque scène ; il semble qu’ils n’y viennent que pour faire changer de dialogue à Catilina : on peut retrancher de la pièce, sans y rien changer, Lentulus et les ambassadeurs gaulois, qui ne sont que des personnages inutiles, pas même épisodiques. Le quatrième acte est le plus mauvais de tous ; ce n’est qu’un persiflage ; et dans le cinquième acte, Catilina vient se tuer dans le temple, parce que l’auteur avait besoin d’une catastrophe. Il n’y a aucune raison valable qui l’amène là ; il semble qu’il devait sortir de Rome, comme fit effectivement le vrai Catilina.
Ce n’est que la beauté de l’élocution et le caractère de Catilina qui soutiennent cette pièce sur le théâtre français. Par exemple, lorsque Catilina est amoureux, c’est comme un conjuré rempli d’ambition doit l’être.
C’est l’ouvrage des sens, non le faible de l’âme.
Quelle force n’y a-t-il pas dans ces caractères rapides de Cicéron et de Caton ?
Timide, soupçonneux, et prodigue de plaintes ! etc.
En un mot, cette pièce me paraît un dialogue divinement rimé. Souvenez-vous cependant que la critique est aisée, et que l’art est difficile (2).
Je n’ai compté vous revoir que cet été ; si cela se peut, et que vous fassiez un tour ici au mois de juillet, cela me fera beaucoup de plaisir. Je vous promets la lecture d’un poème épique de quatre mille vers ou environ (3),dont Valori est le héros ; il n’y manque que cette servante qui alluma dans vos sens des feux séditieux que sa pudeur sut réprimer vivement. Je vous promets même des belles plus traitables. Venez sans dents, sans oreilles, sans yeux, et sans jambes, si vous ne le pouvez autrement : pourvu que ce je ne sais quoi, qui vous fait penser et qui vous inspire de si belles choses, soit du voyage, cela me suffit. Je recevrai volontiers les fragments des campagnes de Louis XV ; mais je verrai avec plus de satisfaction encore la fin du Siècle de Louis XIV. Vous n’achevez rien, et cet ouvrage seul ferait la réputation d’un homme. Il n’y a plus que vous de poète français, et que Voltaire et Montesquieu qui écrivent en prose. Si vous faites divorce avec les muses, à qui sera-t-il désormais permis d’écrire ? ou, pour mieux dire, de quel ouvrage moderne pourra-t-on soutenir la lecture ?
Ne boudez donc point avec le public, et n’imitez point le Dieu d’Abraham d’Isaac, et de Jacob, qui punit les crimes des poètes jusqu’à la quatrième génération. Les persécutions de l’envie sont un tribut que le mérite paie au vulgaire. Si quelques misérables auteurs clabaudent contre vous, ne vous imaginez pas que les nations et la postérité en seront les dupes. Malgré la vétusté des temps, nous admirons encore les chefs d’œuvre d’Athènes et de Rome ; les cris d’Eschine n’obscurcissent point la gloire de Démosthène ; et quoi qu’en dise Lucain, César passe et passera pour un des plus grands hommes que l’humanité ait produits. Je vous garantis que vous serez divinisé après votre mort. Cependant ne vous hâtez pas de devenir dieu ; contentez-vous d’avoir votre apothéose en poche et d’être estimé de toutes les personnes qui sont au-dessus de l’envie et des préjugés, au nombre desquelles je vous prie de me compter.
1 – Il venait de mourir. (G.A.)
2 – Destouches, le Glorieux. (G.A.)
3 – Le Palladion. (G.A.)
232 – DE VOLTAIRE
Paris, 17 Février 1749.
Sire, ce n’est pas tout d’être roi, et d’être un grand homme dans une douzaine de genres, il faut secourir les malheureux qui vous sont attachés. Je suis arrivé à Paris paralytique, et je suis encore dans mon lit. Vespasien guérit bien un aveugle : vous valez mieux que lui. Pourquoi ne me guéririez-vous pas. Je n’ai encore trouvé rien qui ne me fit plus de bien que les vraies pilules de Stahl, et nous n’en avons à Paris que de mal contrefaites. Je vois bien que tout mon salut est à Berlin. Votre majesté me dira peut-être que le roi Stanislas est mon médecin, et elle me renverra à lui. Eh bien ! sire, je prends le roi Stanislas pour mon médecin, et le roi de Prusse pour mon sauveur.
Je supplie votre majesté de daigner m’envoyer une livre des vraies pilules de Sthal. Elle peut ordonner qu’on me les adresse par la poste, sous l’enveloppe de M. de La Reynière, fermier-général des postes de France, si elle n’aime mieux m’envoyer ce petit restaurant par les sieurs Mettra, comme elle faisait autrefois.
Mettez-moi, sire, en état de pouvoir vous faire ma cour au commencement de cet été. Ce serait ce voyage-là qui me donnerait encore quelques années de vie. Je viendrais ranimer, auprès de mon soleil, le feu de mon âme qui s’éteint.
Le flambeau du fils de Japet
Et la fontaine de Jouvence
Feraient sur moi bien moins d’effet
Que deux jours de votre présence.
Recevez, sire, avec votre bonté ordinaire, l’attachement, le profond respect, l’admiration de votre ancien serviteur, de votre ancien protégé, de celui dont l’âme a été toujours à genoux devant la vôtre.
233 – DU ROI
De Potsdam, le 5 Mars 1749.
Il y a de quoi purger toute la France avec les pilules que vous me demandez, et de quoi tuer vos trois académies. Ne vous imaginez pas que ces pilules soient des dragées ; vous pourriez vous y tromper. J’ai ordonné à Darget (1)de vous envoyer de ces pilules qui ont une si grande réputation en France, et que le défunt Stahl faisait faire par son cocher : il n’y a ici que les femmes grosses qui s’en servent. Vous êtes en vérité bien singulier de me demander des remèdes, à moi qui fut toujours incrédule en fait de médecine.
Quoi ! vous avez l’esprit crédule
A l’égard de vos médecins,
Qui, pour vous dorer la pilule,
N’en sont pas moins des assassins !
Vous n’avez plus qu’un pas à faire,
Et je vois mon dévot Voltaire
Nasiller chez les capucins.
Faites ce que vous pourrez pour vous guérir ; il n’y a de vrai bien en ce monde que la santé ; que ce soient les pilules, le séné ou les clystères qui vous rétablissent, peu importe : les moyens sont indifférents, pourvu que j’aie encore le plaisir de vous entendre, car il ne sera plus possible de vous voir ; vous devez être tout à fait invisible à présent.
Malgré la Sorbonne plénière,
J’avais fermement dans l’esprit
Que l’homme n’est qu’une matière
Qui naît, végète, et se détruit
De cette opinion qu’on blâme
Je reconnais enfin les torts ;
Car j’admire votre belle âme
Et je ne vous crois plus de corps.
Je vous envoie encore une épître qui contient l’Apologie de ces pauvres rois (2), contre lesquels tout l’univers glose, en enviant cent fois leur fortune prétendue. J’ai d’autres ouvrages que je vous enverrai successivement : c’est mon délassement que de faire des vers. Si je pèche du côté de l’élocution, du moins trouverez-vous des choses dans mes épîtres, et point de ce paralogisme vain, de cette crème fouettée qui n’étale que des mots et points de pensées. Ce n’est qu’à vous autres, Virgiles et Horaces français, qu’il est permis d’employer cet heureux choix de mots harmonieux, cette variété de tours, de passer naturellement du style sérieux à l’enjoué, et d’allier les fleurs de l’éloquence aux fruits du bon sens.
Nous autres étrangers, qui ne renonçons pas pour notre part à la raison, nous sentons cependant que nous ne pouvons jamais atteindre à l’élégance et à la pureté que demandent les lois rigoureuses de la poésie française. Cette étude demande un homme tout entier ; mille devoirs, mille occupations me distraient. Je suis un galérien enchaîné sur le vaisseau de l’Etat, ou comme un pilote qui n’ose ni quitter le gouvernail, ni s’endormir, sans craindre le sort du malheureux Palinure (3). Les muses demandent des retraites et une entière égalité d’âme dont je ne peux presque jouir. Souvent, après avoir fait trois vers, on m’interrompt ; ma muse se refroidit, et mon esprit ne se remonte pas facilement. Il y a de certaines âmes privilégiées qui font des vers dans le tumulte des cours comme dans les retraites de Cirey, dans les prisons de la Bastille comme sur des paillasses en voyage ; la mienne n’a pas l’honneur d’être de ce nombre ; c’est un ananas qui porte dans des serres, et qui périt en plein air.
Adieu, passez par tous les remèdes que vous voudrez, mais surtout ne trompez pas mes espérances, et venez me voir. Je vous promets une couronne nouvelle de nos plus beaux lauriers, une fillette pucelle à votre usage, et des vers en votre honneur.
1 – Darget emmené en Prusse par le marquis de Valori, était devenu secrétaire de Frédéric. (G.A.)
2 – Apologie des rois, épître à Darget. (G.A.)
3 – Enéide, liv. VI. (G.A.)