CORRESPONDANCE avec le roi de Prusse - 1742 - Partie 46
Photo de PAPAPOUSS
195 – DU ROI
A Remusberg, le 13 Octobre 1742.
J’étais justement occupé à la lecture de cette histoire (1) réfléchie, impartiale, dépouillée de tous les détails inutiles, lorsque je reçus votre lettre. La première espérance que je conçus fut de recevoir la suite des cahiers. Le peu que j’en ai me fait naître le désir d’en avoir davantage. Il n’y a point d’ouvrage chez les anciens qui soit aussi capable que le vôtre de donner des idées justes, de former le goût, d’adoucir et de polir les mœurs. Il sera l’ornement de notre siècle, et un monument qui attestera à la postérité la supériorité du génie des modernes sur les anciens. Cicéron disait qu’il ne concevait pas comment les augures faisaient pour s’empêcher de rire quand ils se regardaient : vous faites plus, vous mettez au grand jour les ridicules et les fureurs du clergé.
Le siècle où nous vivons fournit des exemples d’ambition, des exemples de courage, etc., etc. ; mais j’ose dire, à son honneur, qu’on n’y voit aucune de ces actions barbares et cruelles qu’on reproche aux précédents ; moins de fourberie, moins de fanatisme, plus d’humanité et de politesse. Après la guerre de Pharsale, il n’y eut jamais de plus grands intérêts discutés que dans la guerre présente : il s’agit de la prééminence des deux plus puissantes maisons de l’Europe chrétienne, il s’agit de la ruine de l’une ou de l’autre ; ce sont de ces coups de théâtre qui méritent d’être rapportés par votre plume, et de trouver place à la suite de l’histoire que vous vous proposez d’écrire.
Je regrette ces maux dont le monde est couvert,
Ces nœuds que la Discorde a su l’art de dissoudre :
Les aigles prussiens ont suspendu leur foudre
Au temple de Janus, que mes mains ont ouvert.
N’insultez point, ami, l’intrépide courage
Que mes vaillants soldats opposent à l’orage ;
L’intérêt n’agit point sur mes nobles guerriers ;
Ils ne demandent rien, leur amour est la gloire,
Le prix de leurs travaux n’est que dans la victoire.
Le repos leur est dû et c’est sous leurs lauriers
Que les Arts, les Plaisirs, vont élever leur temple,
Que le Germain surpris avec ardeur contemple.
C’est ce temple dont vous jouirez lorsque vous le voudrez bien, et dont, en attendant, les instructions et les plaisirs sortiront pour nous autres.
J’attends tous les jours les beaux antiques de l’abbé de Polignac,
Que Polignac, ce savant homme,
Escamota jadis à Rome (1),
Et qu’aux yeux du monde surpris
Nous escamotons à Paris.
J’ai admiré l’épître dédicatoire de Mahomet ; elle est pleine de réglexions vraies et d’allusions très fines.
Le zèle enflammé des bigots
Nous vaut parfois de vos bons mots ;
Leurs sottises, leurs momeries,
Leur vierge, leurs saints, leurs folies,
Et le non-sens de leurs héros,
Leurs fourbes et leurs tromperies,
Et leurs saintes supercheries,
Mériteraient que leurs chapeaux
Fussent tout ornés de grelots ;
Que du saint-père jusqu’au diacre,
Au lieu de tonsure et de sacre,
On eût tranché certains morceaux
Qui, par le vœu de pucelage,
Chez eux ne sont d’aucun usage,
Et scandalisent leurs égaux.
Je ne connais pas madame de Valstein : je sais bien que son soi-disant neveu a eu de très mauvais procédés avec ses supérieurs, et que même il a voulu se battre à toute force.
Faites des vers et des histoires à l’infini, mon cher Voltaire, vous ne rassasierez jamais le goût que j’ai pour vos ouvrages, ni ne tarirez jamais la source de ma reconnaissance. Adieu. FÉDÉRIC.
1 – Manuscrit de l’Essai sur les mœurs et l’esprit des nations. (G.A.)
2 – Il avait été chargé des affaires de France à Rome de 1724 à 1732, et était mort en 1741. (G.A.)
196 – DE VOLTAIRE
A Bruxelles, Novembre 1742.
Sire, je suis bien heureux que le plus sage des rois soit un peu content de ce vaste tableau que je fais des folies des hommes. Votre majesté a bien raison de dire que le temps où nous vivons a de grands avantages sur ces siècles de ténèbres et de cruauté,
Et qu’il vaut mieux, ô blasphèmes maudits !
Vivre à présent qu’avoir vécu jadis (1).
Plût à Dieu que tous les princes eussent pu penser comme mon héros ! il n’y aurait eu ni guerre de religion, ni bûchers allumés pour y brûler de pauvres diables qui prétendaient que Dieu est dans un morceau de pain d’une manière différente de celle qu’entend saint Thomas. Il y a un casuiste (2) qui examine si la Vierge eut du plaisir dans la coopération de l’obombration du Saint-Esprit ; il tient pour l’affirmative, et en apporte de fort bonnes raisons. On a écrit contre lui de beaux volumes ; mais il n’y a eu dans cette dispute ni hommes brûlés, ni villes détruites. Si les partisans de Luther, de Zuingle, de Calvin, et du pape, en avaient usé de même, il n’y aurait eu que du plaisir à vivre avec ces gens-là.
Il n’y a plus guère de querelles fanatiques qu’en France. Le janséniste et le moliniste y entretiennent une discorde qui pourrait bien devenir sérieuse, parce qu’on traite ces chimères sérieusement.
Le prince n’a qu’à s’en moquer, et les peuples en riront ; mais les princes qui ont des confesseurs sont rarement philosophes.
J’envoie à votre majesté une petite cargaison d’impertinences humaines (3), qui seront une nouvelle preuve de la grande supériorité du siècle de Frédéric sur les siècles de tant d’empereurs ; mais, sire, toutes ces preuves-là n’approchent point de celles que vous en donnez.
J’ai ouï dire que, tout général que vous êtes d’une armée de cent cinquante mille hommes, votre majesté se fait représenter paisiblement des comédies dans son palais. La troupe qui a joué devant elle n’est pas probablement comme ses troupes guerrières ; elle n’est pas, je crois, la première de l’Europe.
Je pense avoir trouvé un jeune homme d’esprit et de mérite (4), qui fait fort joliment des vers, et qui sera très capable de servir aux plaisirs de mon héros, de conduire ses comédiens, et d’amuser celui qui peut tenir la balance entre les princes de ce monde. Je compte être dans quinze jours à Paris, et alors j’en donnerai des nouvelles plus positives à votre majesté.
J’espère aussi lui envoyer deux ou trois siècles de plus ; mais il me faut autant de livres que vous avez de soldats, et ce n’est guère qu’à Paris que je pourrai trouver tous ces immenses recueils dont je tire quelques gouttes d’élixir.
Je me flatte qu’à présent votre majesté jouit de la belle collection du cardinal de Polignac.
Roi très sage, voilà donc comme
Vous avez pour vingt mille écus
Tout le salon de Marius !
Mais pour ces antiques vertus
Qu’on ne rapporte plus de Rome,
Le don de penser toujours bien,
D’agir en prince, et vivre en homme,
Tout cela ne vous coûte rien.
Je viens de voir les Hanovriens et les Hessois en ordre de bataille ; ce sont de belles troupes, mais cela n’approche pas encore de celles de votre majesté, et elles n’ont pas mon héros à leur tête. On ne croit pas que cet hiver elles sortent de leur garnison. On disait qu’elles allaient à Dunkerque ; le chemin est un peu scabreux, quoiqu’il paraisse assez beau.
Sire, que votre majesté conserve ses bontés à son éternel admirateur !
1 – Défense du Mondain. (G.A.)
2 – Le jésuite Sanchez. (G.A.)
3 – Des chapitres de l’Essai. (G.A.)
4 – La Bruère. Voyez la lettre à Thieriot du 9 Octobre 1742. (G.A.)