CORRESPONDANCE avec le roi de Prusse - 1744 - Partie 53

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE---Frederic-de-Prusse---53.jpg

 

Photo de PAPAPOUSS

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

217 – DE VOLTAIRE

 

A Paris, ce 7 Janvier 1744.

 

 

          Sire, je reçois à la fois de quoi faire tourner plus d’une tête : une ancienne lettre de votre majesté, datée du 29  de novembre ; deux médailles qui représentent au moins une partie de cette physionomie de roi et d’homme de génie ; le portrait de sa majesté la reine-mère, celui de madame la princesse Ulrique ; et enfin, pour comble de faveurs, des vers charmants du grand Frédéric, qui commencent ainsi :

 

 

Quitterez-vous bien sûrement

L’empire de Midas, votre ingrate patrie (1) ?

 

 

          M. le marquis de Fénelon (2) avait tous ces trésors dans sa poche, et ne s’en est défait que le plus tard qu’il a pu. Il a traîné la négociation en longueur, comme s’il avait eu affaire à des Hollandais. Enfin, me voilà en possession ; j’ai baisé tous les portraits ; madame la princesse Ulrique (3) en rougira si elle veut.

 

 

Il est fort insolent de baiser sans scrupule

De votre auguste sœur les modestes appas ;

Mais les voir, les tenir, et ne les baiser pas,

Cela serait trop ridicule.

 

 

          J’en ai fait autant, sire, à vos vers, dont l’harmonie et la vivacité m’ont fait presque autant d’effet que la miniature de son altesse royale. Je disais :

 

 

Quel est cet agréable son ?

D’où vient cette profusion

De belles rimes redoublées ?

Par qui les muses appelées

Ont-elles quitté l’Hélicon ?

Est-ce Bernard, mon compagnon,

Que de fleurs sème les allées

Des jardins du sacré vallon ?

Est-ce l’architecte Amphion,

Par qui les pierres assemblées

S’arrangent sous son violon ?

Est-ce le charmant Arion

Chantant sur les plaines salées ?

C’est mon prince, ou c’est Apollon.

 

Au doux son de tant de merveilles,

J’entends braire près d’un chardon

L’animal à longues oreilles

De qui vous devinez le nom (4).

Il nous dit de sa voix pesante :

N’admirez plus la voix brillante

De ce roi, poète, orateur ;

Auprès de moi que peut-il être ?

Il n’est que roi, je suis son maître ;

Car des rois je suis précepteur.

 

Oui, tu l’es ; autrefois Achille

Soumit son enfance docile

A ce singulier animal

Moitié sage, moitié cheval :

Mon cher précepteur, c’est dommage ;

Mais quand le ciel t’a fabriqué,

Il n’acheva pas son ouvrage :

Une des moitiés a manqué.

 

 

 

1 – On n’a ni ces vers ni la lettre du 29 Novembre. Midas désigne ici Boyer (G.A.)

2 – Envoyé de France à La Haye. (G.A.)

3 – Cette sœur de Frédéric, dont Voltaire fut amoureux. (G.A.)

4 – Toujours Boyer, précepteur du dauphin. (G.A.)

 

 

 

 

 

218 – DU ROI

 

 

Le 26 Mars 1744 .

 

          J’ai bien cru que vous seriez content de ma sœur de Brunswick (1) ; elle a reçu cet heureux don du ciel, ce feu d’esprit, cette vivacité par où elle vous ressemble, et dont malheureusement la nature est trop chiche envers la plupart des humains.

 

 

De cette flamme tant vantée

Que l’audacieux Prométhée

Du ciel pour vous sembla ravir,

Mais dont sa main trop limitée

Ne put assez bien se munir

Pour que la cohue effrontée

Des humains en pût obtenir.

C’est là cependant leur folie ;

Chacun d’eux prétend au génie,

Même le sot croit en avoir,

Et, du matin jusques au soir,

Prend pour esprit l’étourderie.

La bégueule, avec son miroir,

Le met dans sa minauderie ;

Le gros savant, qui fait valoir

L’assommant poids de son savoir,

Se chatouille et se glorifie

Que le ciel l’ait voulu pourvoir

Du sens dont sa tête est bouffie.

 

Il n’est pas jusqu’au Mirepoix

Qui n’ait l’audace d’y prétendre ;

Pour s’en désabuser, je crois

Qu’il doit suffire de l’entendre.

 

 

         Je ne sais trop où vous êtes à présent, mais je suis toutefois persuadé que vous oublierez plutôt Berlin que vous n’y serez oublié. C’est de quoi vous assure votre admirateur. FÉDÉRIC.

 

 

P.S. :

 

 

Mon souvenir chez vous s’efface

S’il faut qu’un maudit barbouilleur

Tant bien que mal vous le retrace (2) ;

Je ne veux point, sur mon honneur,

Briller chez vous en d’autre place

Que dans le fond de votre cœur.

 

 

1 – A son retour de Berlin, Voltaire s’était arrêté un moment à Brunswick. (G.A.)

2 – On voit qu’il s’agit d’un portrait du roi que Voltaire faisait faire. (G.A.)

 

 

 

 

 

219 – DU ROI

 

Du 7 Avril 1744.

 

 

.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  . 

.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  . 

          Enfin, malgré que j’en aie, voilà des vers que votre Apollon m’arrache. Encore s’il m’inspirait !

 

          Votre Mérope m’a été rendue, et j’ai fait la commission de l’auteur, en distribuant son livre. Je ne m’étonne point du succès de cette pièce. Les corrections que vous y avez faites la rendent, par la sagesse, la conduite, la vraisemblance, et l’intérêt, supérieure à toutes vos autres pièces de théâtre, quoique Mahomet ait plus de force, et Brutus de plus beaux vers.

 

          Ma sœur Ulrique voit votre rêve (1) accompli en partie ; un roi la demande pour épouse ; les vœux de toute la nation suédoise sont pour elle. C’est un enthousiasme et un fanatisme auquel ma tendre amitié pour elle a été obligée de céder. Elle va dans un pays où ses talents lui feront jouer un grand et beau rôle.

 

          Dites, s’il vous plaît, à Rothembourg, si vous le voyez, que ce n’est pas bien à lui de ne me point écrire depuis qu’il est à Paris. Je n’entends non plus parler de lui que s’il était à Pékin. Votre air de Paris est comme la fontaine de Jouvence, et vos voluptés, comme les charmes de Cirey ; mais j’espère que Rothembourg échappera à la métamorphose.

 

          Adieu, admirable historien, grand poète, charmant auteur de cette Pucelle invisible, et triste prisonnière de Circé (2) ; adieu à l’amant de la cuisinière de Valori (3), de madame du Châtelet, et de ma sœur. Je me recommande à la protection de tous vos talents, et surtout de votre goût pour l’étude, dont j’attends mes plus doux et plus agréables amusements. FÉDÉRIC.

 

          On démeuble la maison que l’on avait commencé à meubler pour vous à Berlin (4).

 

 

1 – Voyez, la petite pièce de vers, Souvent un peu de vérité, etc., et remarquez par cette lettre combien le roi était éloigné de répondre à ce madrigal par les vers infâmes que les vils détracteurs de Voltaire ont osé supposer. (K.)

2 – Circe, madame du Châtelet. (G.A.)

3 – Voyez la lettre de Frédéric du 13 Février 1749. (G.A.)

4 –Voyez la lettre de Voltaire du 28 Octobre 1743. (G.A.)

 

 

 

 

 

220 – DE VOLTAIRE

 

A Lille, ce 16 Novembre 1744 (1).

 

 

Est-il vrai que dans votre cour,

Vous avez placé, cet automne,

Dans les meubles de la couronne,

La peau de ce fameux tambour

Que Zisca fit de sa personne (2) ?

 

La peau d’un grand homme enterré

D’ordinaire est bien peu de chose ;

Et, malgré son apothéose,

Par les vers il est dévoré.

 

Du destin de la tombe noire

Le seul Zisca fut préservé ;

Grâce à son tambour conservé,

Sa peau dure autant que sa gloire.

 

C’est un sort assez singulier.

Ah ! chétifs mortels que nous sommes !

Pour sauver la peau des grands hommes,

Il faut la faire corroyer.

 

O mon roi ! conservez la vôtre ;

Car le bon Dieu, qui vous la fit,

Ne saurait vous en faire une autre

Dans laquelle il mît tant d’esprit.

 

          Il n’est pas infiniment respectueux de pousser un grand roi de questions ; mais on en usait ainsi avec Salomon, et il faut bien, sire, que le Salomon du Nord s’accoutume à éclairer son monde.

 

          Sa majesté me permettra donc que j’ose lui demander encore ce que c’est qu’un arc trouvé à Glatz. Votre majesté me dira peut-être qu’il faut m’adresser à Jordan ; mais ce Jordan, sire, est un paresseux, tout aimable qu’il est, et vous avez plus tôt réglé quatre ou cinq provinces, et fait deux cents vers et quatre mille doubles croches, qu’il n’a écrit une lettre.

 

          J’arrive à Lille, qui est une ville dans le goût de Berlin, mais où je ne reverrai ni l’opéra, ni la copie de Titus (3). Votre majesté, et la reine-mère, et madame la princesse Ulrique, ne se remplacent point. Je n’ai pas encore l’armée de trois cent mille hommes avec laquelle je devais enlever la princesse ; mais, en récompense, le roi de France en a davantage. On compte actuellement trois cent vingt-cinq mille hommes, y compris les invalides ; ce sont trois cent mille chiens de chasse qu’on a peine à retenir ; ils jappent, ils crient, ils se débattent, et cassent leurs laisses pour courir sus aux Anglais, et à leur pesants serviteurs les Hollandais. Toute la nation, en vérité, montre une ardeur incroyable. Heureusement encore votre ami de Strasbourg (4) ne fera plus semblant de commander les armées ; et l’empereur, appuyé de votre majesté et de la France, pourra bientôt donner des opéras à Munich (5).

 

          Comme j’ai osé faire force questions à votre majesté, je lui ferai un petit conte, mais c’est en cas qu’elle ne le sache pas déjà.

 

          Il y a quelques mois que madame Adélaïde, troisième fille du roi mon maître (6), ayant treize louis d’or dans sa poche, se releva pendant la nuit, s’habilla toute seule, et sortit de sa chambre. Sa gouvernante s’éveilla, lui demanda où elle allait. Elle lui avoua ingénument qu’elle avait ordonné à un palefrenier de lui tenir deux chevaux prêts pour aller commander l’armée et secourir l’empereur ; mais, si elle apprend que votre majesté s’en mêle, elle dormira tranquillement désormais.

 

          Au moment où j’ai l’honneur d’écrire à votre majesté, nos troupes sont en marche pour aller prendre le Vieux-Brisach. A l’égard des troupes de comédiens, j’apprends une singulière anecdote dans cette ville de Lille ; c’est que, tandis qu’elle fut assiégée par le duc de Marlborough, on y joua la comédie tous les jours, et que les comédiens y gagnèrent cent mille francs. Avouez, sire, que voilà une nation née pour le plaisir et pour la guerre.

 

          Titus prie toujours votre majesté pour ce pauvre Courtils (7), qui est à Spandau sans nez.

 

          Je suis pour jamais aux pieds de votre humanité, etc.

 

 

1 – Il y a là une lacune de six mois dans la correspondance de Frédéric et de Voltaire. (G.A.)

2 – Frédéric avait enfin refait alliance avec la France, et s’était jeté sur la Bohême. (G.A.)

3 – La copie de Titus est Frédéric. (G.A.)

4 – Toujours Broglie. (G.A.)

5 – Six jours plus tard, Charles VII rentrait à Munich. (G.A.)

6 – Agée de douze ans. (G.A.)

7 – Voyez les Mémoires de Voltaire sur ce gentilhomme franc-comtois, prisonnier du roi de Prusse.

 

 

 

 

 

221 – DU ROI

 

A Berlin, le 4 Décembre 1744.

 

 

La peau de ce guerrier fameux

Qui parut encor redoutable

Aux bohèmes, ses envieux,

Après que le trépas hideux

Eut envoyé son âme au diable,

Est ici pour les curieux.

Quand un jour votre âme légère

Passera sur l’esquif fameux,

Pour aller dans cet hémisphère

Inventé par les songe-creux,

Les restes de votre figure,

Immortels malgré le trépas,

Donneront de la tablature

A nos modernes Marsyas.

 

 

          Oui, la peau de Zisca, ou, pour mieux dire, le tambour de Zisca, est une des dépouilles que nous avons emportées de Bohême.

 

          Je suis bien aise que vous soyez arrivé en bonne santé à Lille ; je craignais toujours les chutes de carrosse (1).

 

          Vous voilà plus enthousiasmé que jamais de quinze cents galeux de Français qui se sont placés sur une île du Rhin, et d’où ils n’ont pas le cœur de sortir. Il faut que vous soyez bien pauvres en grands événements, puisque vous faites tant de bruit pour ces vétilles ; mais trêve de politique.

 

          Je crois que les Hollandais peuvent avoir des pantomimes, quand les acteurs viennent des pays étrangers. Ils auront de beaux génies quand vous serez à La Haye, de fameux ministres, lorsque Carteret (2) y passera, et des héros, lorsque le chemin du roi mon oncle (3) le conduira par des marais, pour retourner à son île. Federicus Valtarium salutat.

 

 

 

1 – Cette phrase ferait supposer que Voltaire avait fait un nouveau voyage à Berlin. (G.A.)

2 – Ministre du roi d’Angleterre. (G.A.)

3 – George II. (G.A.)

 

 

 

CORRESPONDANCE - Frédéric de Prusse - 53

 

Publié dans Frédéric de Prusse

Commenter cet article