CORRESPONDANCE avec le roi de Prusse - 1743 - Partie 48

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200 – DU ROI

 

Le 22 Février 1743.

 

Nous avons dit hier de vous tout le bien que l’on peut dire d’un mortel. La salle du souper était un temple où l’on vous faisait des sacrifices. Il faut assurément qu’il y ait quelque chose de divin en vous, car vous récompensez d’abord les bonnes actions dès qu’elles sont faites : je viens de recevoir ce matin une lettre charmante, et qui m’a bien réjoui, n’en ayant point reçu de vous depuis longtemps. J’ai été accablé d’affaires deux mois de suite, ce qui m’a empêché de vous écrire plus tôt.

 

Je vous demande à présent une nouvelle explication au sujet de votre avant-dernière lettre (1), car voilà le cardinal mort (2), et les affaires se font d’une façon différente. Il est bon de savoir quels sont les canaux dont il faut se servir.

 

J’ai participé vivement à vos trophées ; il m’a semblé que j’avais fait Mérope, et que c’était à moi que le public rendait justice. (3).

 

Je suis sur le point de partir pour la Silésie, mais ce ne sera que pour peu de temps, après quoi je renouerai mon commerce avec les muses. Envoyez-moi, je vous prie, la Pucelle (j’ai la rage de la dépuceler), et votre histoire, et vos épigrammes, et vos odes, et vous-même. Enfin, j’espère d’une ou d’autre façon de vous voir ici. Ne me faites point injustice sur mon caractère : d’ailleurs, il vous est permis de badiner sur mon sujet comme il vous plaira.

 

Adieu, cher Voltaire ; je vous aime, je vous estime, et vous aimerai toujours. FÉDÉRIC.

 

 

1 – Toutes ces lettres sont perdues. (G.A.)

 

2 – Fleury était mort le 29 Janvier, à l’âge de quatre-vingt-dix ans. (G.A.)

 

3 – Mérope avait été jouée avec le plus grand succès le 20 Février. La date du 22, qui se lit en tête de cette lettre venant de Berlin, est donc trop rapprochée. Il faut compter quelques jours de plus. (G.A.)

 

 

 

 

 

201 – DU ROI

 

A Potsdam, le 6 Avril 1743.

 

Mon cher Voltaire, vous me comblez de biens pendant que je garde sur vous un morne silence : je reçois les fruits précieux de votre amitié, de vos veilles, et de votre étude, lorsque je cours encore de province en province, sans pouvoir fixer mon étoile errante, et reprendre mes anciens errements.

 

Me voilà enfin de retour de Breslau, après avoir politiqué, financé, et martialisé. Je compte de goûter à présent quelque repos, et de recommencer mon commerce avec les muses. Je vous enverrai bientôt l’avant-propos de mes Mémoires. Je ne puis vous envoyer tout l’ouvrage, car il ne peut paraître qu’après ma mort et celle de mes contemporains, et cela parce qu’il est écrit en toute vérité, et que je ne me suis éloigné en quoi que ce soit de la fidélité qu’un historien doit mettre dans ses récits. Votre Histoire de l’esprit humain (1) est admirable ; mais qu’elle est humiliante pour notre espèce et pour la Providence même ! si pourtant elle fait choix de ceux qui doivent gouverner le monde et servir de ressort aux changements qui arrivent sur la terre.

 

Je suis bien fâché d’apprendre que la grippe vous ait si fort abattu. Je me flatte que l’esprit soutiendra le corps, comme l’huile fait durer la flamme dans la lampe.

 

D’Argens a fait représenter sa comédie qui nous a fait bâiller tous. Il voulait la donner au théâtre de Paris ; mais je l’en ai dissuadé, car il aurait été sifflé, à coup sûr. Vous êtes unique : vous avez fait une tragédie à dix-neuf ans, et un poème épique à vingt ; mais tout le monde n’est pas Voltaire.

 

         Les tracasseries ridicules des dévots de Paris sont parvenues jusqu’au Nord. Je m’attendais bien que Voltaire serait réprouvé dès qu’il comparaîtrait devant un aréopage de Midas crossés-mitrés (2). Gagnez sur vous de mépriser une nation qui méconnaît le mérite des Belle-Isle et des Voltaire, et venez dans un pays où l’on vous aime, et où l’on n’est point bigot. Adieu. FÉDÉRIC.

 

La Pucelle ! la Pucelle ! la Pucelle ! et encore la Pucelle ! Pour l’amour de Dieu, ou plus encore pour l’amour de vous-même, envoyez-la moi.

 

 

1 – Toujours l’Essai. (G.A.)

 

2 – Les évêques académiciens s’étaient opposés à la nomination de Voltaire à l’Académie. (G.A.)

 

 

 

 

 

202 – DU ROI

 

A Potsdam, le 21 Mai 1743.

 

Depuis quand, dites-moi, Voltaire,

Etes-vous donc dégénéré ?

Chez un philosophe épuré,

Quoi ! la grâce efficace opère !

Par Mirepoix endoctriné

Et tout aspergé d’eau bénite,

Abattu d’un jeûne obstiné,

Allez-vous devenir ermite (1) ?

D’un ton saintement nasillard,

Et marmottant quelque prière,

En bâillant lisant le bréviaire,

On vous enrôle à Saint-Médard,

Avec indulgence plénière.

Je vois Newton au haut des cieux

Se disputant avec saint Pierre,

Auquel, en partage, des deux

Pourrait enfin tomber Voltaire.

Le saint faisant une oraison

Au lieu du compas de Newton

Vous offre une belle relique,

Vous éclaircit et vous explique

L’œuvre de la conception ;

Tandis qu’au Parnasse Apollon

Se plaint, et voit avec grand’peine

Qu’on enlève au sacré vallon

L’élégance de votre veine,

Et que ce cygne harmonieux

Qui charmait les bords de la Seine

Profanera l’eau d’Hippocrène

Pour des prêtres audacieux.

Mais quel objet me frappe, ô dieux !

Locke à la main, désespérée,

Et de douleur tout éplorée,

Je vois la triste Châtelet :

Hélas ! mon perfide me troque,

Dit-elle, et me plante la net,

Pour qui ? pour Marie Alacoque !

 

 

C’est ce que je présume par la lettre que vous avez écrite à l’évêque de Sens, et sur ce que toutes les lettres mandent de Paris. Vous pouvez juger de ma surprise et de l’étonnement d’un esprit philosophique, lorsqu’il voit le ministre de la vérité plier les genoux devant l’idole de la superstition.

 

Les Midas mitrés triomphent, dans ce siècle, des Voltaire et des grands hommes ! mais c’est apparemment le siècle où les ignorants doivent en tous genres être préférés, en France, aux savants et aux habiles gens. O tempora ! ô mores !

 

 

Quarante savants perroquets,

Tour à tour maîtres et valets

De l’usage et de la grammaire,

Placés au Parnasse français,

Vous en ont donc exclu, Voltaire ?

C’est sans doute par vanité ;

Ce refus n’est pas ridicule :

Une aussi brillante clarté eût de leur faible crépuscule

Terni la frivole beauté.

 

 

Je crois que la France est le seul pays en Europe où les ânes (1) et les sots puissent à présent faire fortune. Je vous envoie l’avant-propos de mes Mémoires ; le reste n’est point ostensible.

 

Je ne vous écris point aussi souvent que je le voudrais ; ne vous en prenez point à moi, mais à tant et tant d’occupations qui me partagent.

 

Adieu, cher Voltaire ; ne m’oubliez point, malgré mon silence, et croyez que sur le sujet de l’amitié je ne pense pas moins à vous qu’autrefois. FÉDÉRIC.

 

 

1 – Voltaire, candidat à l’Académie, avait écrit à Boyer, ancien évêque de Mirepoix, précepteur du dauphin et maître de la feuille des bénéfices, une lettre où il faisait profession de catholicisme. Voyez dans la CORRESPONDANCE GENERALE, la lettre du mois de mars 1743. On lui en attribuait une autre, non moins pieuse, adressée à Langlet, archevêque de Sens, et auteur de Marie Alacoque. Boyer et Langlet étaient de l’Académie. (G.A.)

 

2 – Voltaire avait baptisé Boyer l’âne de Mirepoix. Voyez les Mémoires. (G.A.)

 

 

 

 

 

203 – DE VOLTAIRE

 

Juin 1743.

 

Grand roi, j’aime fort les héros,

Lorsque leur esprit s’abandonne

Aux doux passe-temps, aux bons morts ;

Car alors ils sont en repos,

Et ne font de tort à personne.

J’aime César, ce bel esprit,

César, dont la main fortunée,

A tous les lauriers destinée,

Agrandit Rome et lui prescrit

Un autre ciel, une autre année.

J’aime César entre les bras

De la maîtresse qui lui cède ;

Je ris et ne me fâche pas

De le voir jeune et plein d’appas,

Dessus et dessous Nicomède.

Je l’admire plus que Caton,

Car il est tendre et magnanime,

Eloquent comme Cicéron,

Et tantôt gai, tantôt sublime,

Comme un roi dont je tais le nom.

Mais je perds un peu de l’estime

Quand il passe le Rubicon,

Et je pleure quand ce grand homme,

Bon poète et bon orateur,

Ayant tant combattu pour Rome,

Combat Rome pour son malheur.

 

Vous êtes plus heureux, sire, après votre prise de la Silésie, que votre devancier après Pharsale. Vous écrirez comme lui des Commentaires ; vous aimez comme lui la société ; vous en faites le charme ; vous m’envoyez des vers bien jolis, et une préface (1) digne de vous, qui annonce un ouvrage digne de la préface. Je n’y puis plus tenir ; le côté de votre aimant m’attire trop fort, tandis que le côté de l’aimant de la France me repousse. S’il y avait dans la Cochinchine un roi qui pensât, qui écrivît, et qui parlât comme vous, il faudrait d’embarquer et aller à ses pieds. Tous les gens qui ont une étincelle de goût et de raison doivent devenir des reines de Saba.

 

         Je vous avouerai cependant, grand roi, avec ma franchise impertinente, que je trouve que vous vous sacrifiez un peut trop dans cette belle préface de vos Mémoires. Pardon, ou plutôt point de pardon ; vous laissez trop entrevoir que vous avez négligé l’esprit de la morale pour l’esprit de conquête. ? Qu’avez-vous donc à vous reprocher ? N’aviez-vous pas des droits très réels sur la Silésie (2), du moins sur la plus grande partie ; et le déni de justice ne vous autorisait-il pas assez ? Je n’en dirai pas davantage ; mais sur tous les articles je trouve votre majesté trop bonne, et elle est bien justifiée de jour en jour. Votre majesté est avec moi une coquette bien séduisante ; elle me donne assez de faveurs pour me faire mourir d’envie d’avoir les dernières. Quel temps plus convenable pourrais-je prendre pour aller passer quelques jours auprès de mon héros (3) ? il a serré tous ses tonnerres, et il badine avec sa lyre ; ici on ne badine point, et s’il tonne, c’est sur nous. Ce vilain Mirepoix est aussi dur, aussi fanatique, aussi impérieux, que le cardinal de Fleury était doux, accommodant, et poli. Oh ! qu’il fera regretter ce bon homme ! et que le précepteur de notre dauphin est loin du précepteur de notre roi ! Le choix que sa  majesté a fait de lui est le seul qui ait affligé notre nation ; tous nos autres ministres sont aimés ; le roi l’est ; il s’applique, il travaille, il est juste, et il aime de tout son cœur la plus aimable femme (4) du monde. Il n’y a que Mirepoix qui obscurcisse la sérénité du ciel de Versailles et de Paris ; il répand un nuage bien sombre sur les belles-lettres ; on est au désespoir de voir Boyer à la place des Fénelon et des Bossuet ; il est né persécuteur. Je ne sais par quelle fatalité tout moine qui a fait fortune à la cour a toujours été aussi cruel qu’ambitieux. Le premier bénéfice qu’il a eu après la mort du cardinal vaut près de quatre-vingt mille livres de rente ; le premier appartement qu’il a eu, à Paris, est celui de la reine, et tout le monde s’attend à voir, au premier jour, sa tête, que votre majesté appelle si bien une tête d’âne, ornée d’une calotte rouge apportée de Rome (5).

 

Il est vrai que ce n’est pas lui qui a fait Marie Alacoque ; mais, sire, il n’est pas vrai non plus que j’aie écrit à l’auteur de Marie Alacoque la lettre qu’on s’est plu à faire courir sous mon nom. Je n’en ai écrit qu’une à l’évêque de Mirepoix, dans laquelle je me suis plaint à lui très vivement et très inutilement des calomnies de ses délateurs et de ses espions. Je ne fléchis point le genou devant Baal : et autant que je respecte mon roi, autant je méprise ceux qui, à l’ombre de son autorité, abusent de leur place, et qui ne sont grands que pour faire du mal.

 

Vous seul, sire, me consolez de tout ce que je vois ; et quand je suis prêt à pleurer sur la décadence des arts, je me dis : il y a dans l’Europe un monarque qui les aime, qui les cultive, et qui est la gloire de son siècle ; je me dis enfin : je le verrai bientôt, ce monarque charmant, ce roi homme, ce Chaulieu couronné, ce Tacite, ce Xénophon ; oui, je veux partir ; madame du Châtelet ne pourra m’en empêcher ; je quitterai Minerve pour Apollon. Vous êtes, sire, ma plus grande passion, et il faut bien se contenter dans la vie.

 

         Rien de plus inutile que mon très profond respect, etc.

 

 

 

1 – L’avant-propos des Mémoires du roi de Prusse. (G.A.)

 

2 – Comparez ce jugement à celui qui est exprimé dans les Mémoires. (G.A.)

 

3 – Voltaire allait partir, chargé d’une mission diplomatique auprès de Frédéric. Il s’agissait de ramener le roi de Prusse à la France. On fit courir le bruit que le poète s’éloignait pour échapper aux persécutions de Boyer. (G.A.)

 

4 – La duchesse de Châteauroux. (G.A.)

 

5 – Si Voltaire, pour aller en mission à Berlin, prenait le masque d’un persécuté, et si, tout à son rôle, il ne cessait d’insulter son persécuteur l’évêque de Mirepoix, Frédéric, lui, profita de ces injures de convention pour fermer toute retraite au poète-diplomate et le conquérir à jamais par trahison. « Voici un morceau d’une lettre de Voltaire, écrivait Frédéric à un de ses familiers alors à Paris, que je vous prie de faire tenir à l’évêque de Mirepoix par un canal détourné … Mon intention est de brouiller Voltaire si bien  en France qu’il ne lui reste de parti à prendre que celui de venir chez moi. ». (G.A.)

 

 

 

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Publié dans Frédéric de Prusse

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