CORRESPONDANCE avec le roi de Prusse - 1742 - Partie 41

Publié le par loveVoltaire

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176 – DU ROI

 

 

A Berlin, le 8 Janvier 1742.

 

 

         Mon cher Voltaire, je vous dois deux lettres, à mon grand regret, et je me trouve si occupé par les grandes affaires que les philosophes appellent des billevesées, que je ne puis encore penser à mon plaisir, le seul solide bien de la vie. Je m’imagine que Dieu a créé les ânes, les colonnes doriques, et nous autres rois, pour porter les fardeaux de ce monde, où tant d’autres êtres sont faits pour jouir des biens qu’il produit (1).

 

         A présent me voilà à argumenter avec une vingtaine de Machiavels plus ou moins dangereux. L’aimable Poésie attend à la porte, sans avoir d’audience. L’un me parle de limites ; l’autre, de droits ; un autre encore, d’indemnisation ; celui-ci, d’auxiliaires, de contrats de mariage, de dettes à payer, d’intrigues à faire, de recommandations, de dispositions, etc. (2). On publie que vous avez fait telle chose (3) à laquelle vous n’avez jamais pensé ; on suppose que vous prendrez mal tel événement (4) dont vous vous réjouissez ; on écrit du Mexique que vous allez attaquer un tel, que votre intérêt est de ménager : on vous tourne en ridicule, on vous critique ; un gazetier fait votre satire ; les voisins vous déchirent ; un chacun vous donne au diable en vous accablant de protestations d’amitié. Voilà le monde, et telles sont en gros les matières qui m’occupent.

 

         Avez-vous envie de troquer la poésie pour la politique ? La seule ressemblance qui se trouve entre l’une et l’autre, est que les politiques et les poètes sont le jouet du public, et l’objet de la satire de leurs confrères.

 

         Je pars après-demain pour Remusberg reprendre la houlette et la lyre, veuille le ciel, pour ne les quitter jamais ! Je vous écrirai de cette douce solitude avec plus de tranquillité d’esprit. Peut-être Calliope m’inspirera-t-elle encore. Je suis tout à vous. FÉDÉRIC.

 

 

1 – Frédéric se montre moins ivre ici que dans sa lettre du 24 Août. (G.A.)

 

2 – Frédéric, certain d’avoir la Silésie, et voulant donner à ses alliés une preuve de sa modération, avait renoncé, le 24 Décembre, à ses droits sur les duchés de Berg et de Juliers. (G.A.)

 

3 – La paix. (G.A.)

 

4 – Le couronnement de Charles de Bavière. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

177 – DU ROI

 

 

A Olmutz, le 1 Février 1742.

 

         Mon cher Voltaire, le démon qui m’a promené jusqu’à présent m’a mené à Olmutz (1) pour redresser les affaires que les autres alliés ont embrouillées, dit-on. Je ne sais ce qui en sera ; mais je sais que mon étoile est trop errante. Que pouvez-vous prétendre d’une cervelle où il n’y a que du foin, de l’avoine, et de la paille hachée ? Je crois que je ne rimerai à présent qu’en oin et en oine.

 

 

Laissez calmer cette tempête ;

Attendez qu’à Berlin, sur les débris de Mars,

La paix ramène les beaux-arts.

Pour faire enfler les sons de ma tendre musette,

Il faut que la fin des hasards

Impose le silence au bruit de la trompette.

 

 

         Je vous renvoie bien loin peut-être ; cependant il n’y a rien à faire à présent, et d’un mauvais payeur il faut prendre ce qu’on peut.

 

         Je lis maintenant, ou plutôt je dévore votre Siècle de Louis Le Grand. Si vous m’aimez, envoyez-moi ce que vous avez fait ultérieurement de cet ouvrage ; c’est mon unique consolation, mon délassement, ma récréation. Vous qui ne travaillez que par goût et que par génie, ayez pitié d’un manœuvre en politique, et qui ne travaille que par nécessité.

 

         Aurait-on dû présumer, cher Voltaire, qu’un nourrisson des muses dût être destiné à faire mouvoir, conjointement avec une douzaine de graves fous que l’on nomme grands politiques, la grande roue des événements de l’Europe ? Cependant c’est un fait qui est authentique, et qui n’est pas fort honorable pour la Providence.

 

         Je me rappelle, à ce propos, le conte que l’on fait d’un curé à qui un paysan parlait du Seigneur Dieu avec une vénération idiote : Allez, allez, lui dit le bon presbyte, vous en imaginez plus qu’il y en a ; moi qui le fais et qui le vends par douzaines, j’en connais la valeur intrinsèque.

 

         On se fait ordinairement dans le monde une idée superstitieuse des grandes révolutions des empires ; mais lorsqu’on est dans les coulisses, l’on voit pour la plupart du temps que les scènes les plus magiques sont mues par des ressorts communs, et par de vils faquins qui, s’ils se montraient dans leur état naturel, ne s’attireraient que l’indignation du public. (2).

 

         La supercherie, la mauvaise foi, et la duplicité, sont malheureusement le caractère dominant de la plupart des hommes qui sont à la tête des nations, et qui en devraient être l’exemple. C’est une chose bien humiliante que l’étude du cœur humain dans de pareils sujets ; elle me fait regretter mille fois ma chère retraite, les arts, mes amis, et mon indépendance.

 

         Adieu, cher Voltaire ; peut-être retrouverai-je un jour tout ce qui est perdu pour moi à présent. Je suis, avec tous les sentiments que vous pouvez imaginer, votre fidèle ami. FÉDÉRIC.

 

 

1 – Tout en prêtant l’oreille à chacun, Frédéric n’en faisait pas moins marcher ses troupes, qui s’étaient emparées d’Omutz le 26 Décembre 1741, et de Glatz le 9 Janvier 1742. (G.A.)

 

2 – Ce jugement porté sur les hommes d’Etat est à noter. (G.A.)

 

 

 

 

 

178 – DU ROI

 

 

A Selovitz, le 23 Mars 1742.

 

 

         Mon cher Voltaire, je crains de vous écrire, car je n’ai d’autres nouvelles à vous mander que d’une espèce dont vous ne vous souciez guère, ou que vous abhorrez.

 

         Si je vous disais, par exemple, que des peuples de deux contrées de l’Allemagne sont sortis du fond de leurs habitations pour se couper la gorge avec d’autres peuples dont ils ignoraient jusqu’au nom même, et qu’ils ont été chercher dans un pays fort éloigné, − pourquoi ? parce que leur maître a fait un contrat avec un autre prince, et qu’ils voulaient, joints ensemble, en égorger un troisième, − vous me répondriez que ces gens sont fous, sots, et furieux, de se prêter ainsi aux caprices et à la barbarie de leurs maîtres. Si je vous disais que nous nous préparons avec grand soin à détruire quelques murailles élevées à grands frais, que nous faisons la moisson où nous n’avons point semé, et les maîtres où personne n’est assez fort pour nous résister, vous vous écrieriez : Ah ! barbares, ah!  brigands, inhumains que vous êtes, les injustes n’hériterons point du royaume des cieux, selon saint Matthieu, chap. XII, vers 24.

 

         Puisque je prévois tout ce que vous me diriez sur ces matières, je ne vous en parlerai point. Je me contenterai de vous informer qu’une tête assez folle, dont vous aurez entendu parler sous le nom de roi de Prusse, apprenant que les Etats de son allié l’empereur (1) étaient ruinés par la reine d’Hongrie, a volé à son secours, qu’il a joint ses troupes à celles du roi de Pologne, pour opérer une diversion en Basse-Autriche, et qu’il a si bien réussi, qu’il s’attend dans peu à combattre les principales forces de la reine d’Hongrie, pour le service de son allié.

 

         Voilà de la générosité, direz-vous ; voilà de l’héroïsme ; cependant, cher Voltaire, le premier tableau et celui-ci sont les mêmes. C’est la même femme qu’on fait voir d’abord en cornette de nuit, et ensuite avec son fard et ses pompons (2)

 

         De combien de différentes façons n’envisage-t-on pas les objets ? combien les jugements ne varient-ils point ? Les hommes condamnent le soir ce qu’ils ont approuvé le matin. Ce même soleil qui leur plaisait à son aurore les fatigue à son couchant. De là viennent ces réputations établies, effacées, et rétablies pourtant ; et nous sommes assez insensé de nous agiter pendant toute notre vie pour acquérir de la réputation ! Est-il possible qu’on ne soit pas détrompé de cette fausse monnaie depuis le temps qu’elle est connue ?

 

         Je ne vous écris point de vers parce que je n’ai pas le temps de toiser des syllabes. Souffrez que je vous fasse souvenir de l’Histoire de Louis XIV ; je vous menace de l’excommunication du Parnasse si vous n’achevez pas cet ouvrage.

 

         Adieu, cher Voltaire ; aimez un peu, je vous prie, ce transfuge d’Apollon qui s’est enrôlé chez Bellone. Peut-être reviendra-t-il un jour servir sous ses vieux drapeaux Je suis toujours votre admirateur et ami. FÉDÉRIC.

 

 

1 – Charles VII de Bavière, couronné le 24 Janvier. (G.A.)

 

2 – Edition de Berlin : « C’est la même femme qu’on représente premièrement en cornette de nuit, lorsqu’elle se dépouille de ses charmes, et ensuite avec son fard, ses dents, et ses pompons. » (G.A.)

 

 

ROI DE PRUSSE - 1742 - Partie 1

 

Publié dans Frédéric de Prusse

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