CORRESPONDANCE avec Frédéric de Prusse - Partie 26

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110 – DU PRINCE ROYAL.

 

 

A Berlin, le 3 Février 1740.

 

 

Mon cher ami, je vous aurais répondu plus tôt si la situation fâcheuse où je me trouve me l’avait permis. Malgré le peu de temps que j’ai à moi, j’ai pourtant trouvé le moyen d’achever l’ouvrage sur Machiavel, dont vous avez le commencement. Je vous envoie par cet ordinaire la fin de mon ouvrage, en vous priant de me faire part de la critique que vous en ferez. Je suis résolu de revoir et de corriger sans amour-propre tout ce que vous jugeriez indigne d’être présenté au public. Je parle trop librement de tous les princes pour permettre que l’Anti-Machiavel paraisse sous mon nom. Ainsi, j’ai résolu de le faire imprimer, après l’avoir corrigé, comme l’ouvrage d’un anonyme. Faites donc main basse sur toutes les injures que vous trouverez superflues, et ne me passez point de fautes contre la pureté de la langue.

 

J’attends avec impatience la tragédie de Mahomet achevée et retouchée. Je l’ai vue dans son crépuscule : que ne sera-t-elle point en son midi ! Vous voilà donc revenu à votre physique, et la marquise à ses procès. En vérité, mon cher Voltaire, vous êtes déplacés tous les deux. Nous avons mille physiciens en Europe, et nous n’avons point de poète ni d’historien qui approche de vous. On voit en Normandie cent marquises plaider, et pas une qui s’applique à la philosophie. Retournez, je vous prie, à l’Histoire de Louis XIV. Et faites venir de Cirey vos manuscrits et vos livres, pour que rien ne vous arrête. Valori dit qu’on vous a exilé de France comme ennemi de la religion romaine, et j’ai répondu qu’il en avait menti.

 

Mes désirs sont pour Remusberg, comme les vôtres pour Cirey. Je languis d’y retourner saluer mes pénates. Le pauvre Césarion est toujours malade ; il ne saurait vous répondre.

 

 

Presque trois mois de maladie

Valent un siècle de tourments ;

Par les maux son âme engourdie

Ne voit, ne connaît plus que la douleur des sens.

 

Les charmants accords de ta lyre,

Mélodieux, forts et touchants,

Ont sur ses esprits plus d’empire

Qu’Hippocrate Galien, et leurs médicaments.

 

Mais quelque dieu qui nous inspire,

Tout en est vain sans la santé ;

Quand le corps souffre le martyre,

L’esprit ne peut non plus écrire

Que l’aigle s’envoler, privé de liberté.

 

 

Consolez-nous, mon cher Voltaire, par vos charmants ouvrages ; vous m’accuserez d’en être insatiable, mais je suis dans le cas de ces personnes qui, ayant beaucoup d’acide dans l’estomac, ont besoin d’une nourriture plus fréquente que les autres.

 

Je suis bien aise qu’Algarotti ne perde point le souvenir de Remusberg (1). Les personnes d’esprit n’y seront jamais oubliées, et je ne désespère pas de vous y voir. Nous avons vu ici un petit ours en pompons : c’est une princesse russe qui n’a de l’humanité que l’ajustement ; elle est petite-fille du prince Cantemir.

 

Rendez, s’il vous plaît, ma lettre à la marquise, et soyez persuadé que l’estime que j’ai pour vous ne finira jamais. FÉDÉRIC.

 

 

 

 

 

111 – DE VOLTAIRE

 

 

Le 23 Février 1740.

 

 

Monseigneur, je ne reçus que le 20 le paquet de votre altesse royale, du 3, dans lequel je vis enfin la corniche de l’édifice où chaque souverain devrait souhaiter d’avoir mis une pierre.

 

Vous me permettez, vous m’ordonnez même de vous parler avec liberté, et vous n’êtes pas de ces princes qui, après avoir voulu qu’on leur parlât librement, sont fâchés qu’on leur obéisse. J’ai peur, au contraire que dorénavant votre goût pour la vérité ne soit mêlé d’un peu d’amour-propre.

 

J’aime et j’admire tout le fond de l’ouvrage, et je pars de là pour dire hardiment à votre altesse royale qu’il me paraît qu’il y a quelques chapitres un peu longs ; transverso calamo signum (2) y remédiera bien vite, et cet or en filière, devenu plus compacte, en aura plus de poids et de brillant.

 

Vous commencez la plupart des chapitres par dire ce que Machiavel prétend dans son chapitre que vous réfutez : mais si votre altesse royale a intention qu’on imprime le Machiavel et la réfutation à côté, ne pourra-t-on en ce cas supprimer ces annonces dont je parle, lesquelles seraient absolument nécessaires si votre ouvrage était imprimé séparément ? Il me semble encore que quelquefois Machiavel se retranche dans un terrain, et votre altesse royale le bat dans un autre ; au troisième chapitre, par exemple, il dit ces abominables paroles : Si ha à notare che gli uomini si debbono o vezzegiare o spegnere, perchè si vindicano delle leggieri offese, delle gravi non possono ?

 

Votre altesse royale s’attache à montrer combien tout ce qui suit de cet oracle de Satan est odieux. Mais le maudit Florentin ne parle que de l’utile. Permettriez-vous qu’on ajoutât à ce chapitre un petit mot, pour faire voir que Machiavel même ne devait pas regarder ces menaces comme justifiées par l’événement ? car de son temps même, un Sforze, usurpateur, avait été assassiné dans Milan ; un autre usurpateur du même nom (3) était à Loches dans une cage de fer ; un troisième usurpateur, notre Charles VIII, avait été obligé de fuir de l’Italie, qu’il avait conquise ; le tyran Alexandre VI mourut empoisonné de son propre poison ; César Borgia fut assassiné. Machiavel était entouré d’exemples funestes au crime. Votre altesse royale en parle ailleurs : voudrait-elle en parler en cet endroit ? n’est-ce pas la place véritable ? Je m’en rapporte à vos lumières.

 

C’est à Hercule à dire comme il faut s’y prendre pour étouffer Antée.

 

Je présente à mon prince ce petit projet de Préface (4) que je viens d’esquisser. S’il lui plaît, je le mettrai dans son cadre ; et, après les derniers ordres que je recevrai, je préparerai tout pour l’édition du livre qui doit contribuer au bonheur des hommes.

 

M. de Valori me fait bien de l’honneur de croire qu’on me traite comme Socrate et comme Aristote, et qu’on me persécute pour avoir soutenu la vérité contre la folle superstition des hommes. Je tâcherai de me conduire de façon que je ne sois point le martyr de ces vérités dont la plupart des hommes sont fort indignes. Ce serait vouloir attacher des ailes au dos des ânes, qui me donneraient des coups de pied pour récompense.

 

Je fais copier le Mahomet que votre altesse royale demande. Je ne sais si cette pièce sera jamais représentée ; mais que m’importe ? C’est pour ceux qui pensent comme vous que je l’ai faite, et non pour nos badauds qui ne connaissent que des intrigues d’amour, baptisées du nom de tragédie.

 

Je crois que votre altesse royale aura incessamment celle de Gresset : on dit qu’il y a de très beaux vers.

 

Madame la marquise du Châtelet vous fait bien sa cour. Elle abrège tout Wolfius (5) : c’est mettre l’univers en petit.

 

J’aime mieux voir le monde dans une sphère de deux pieds de diamètre, que de voyager de Paris à Quito et à Pékin.

 

Ma mauvaise santé ne m’a pas permis d’achever encore le précis de la Métaphysique de Newton, et les nouveaux Eléments où je travaille. Je souffre les trois quarts du jour, et l’autre quart je fais bien peu de besogne. Dès que je serai quitte de cette Métaphysique, et que j’aurai un peu de relâche à mes maux, soyez très sûr, monseigneur, que j’obéirai à votre ordre, et que j’achèverai le Siècle de Louis XIV ; il me plaît, en ce qu’il a quelque air de celui que vous ferez naître. Pour le siècle du cardinal (6), je n’y toucherai pas. C’est assez qu’il vive un siècle entier. Il n’y a pas longtemps qu’un neveu de Chauvelin écrivit à cet ambitieux solitaire (7) que notre cardinal dépérissait, et qu’il mettait du rouge pour cacher le livide de son teint. Le cardinal, qui le sut, fit frotter ses joues par ce neveu, et lui montra que son rouge venait de sa santé.

 

La malheureuse goutte ne quittera-t-elle point M. de Kaiserling ! Je suis, etc.

 

 

1 – Voyez la lettre de Voltaire du 28 Décembre 1739, à laquelle Frédéric répond ici. (G.A.)

 

2 – Hor., Art poèt. (G.A.)

 

3 – Ludovic Storce, frère du précédent. (G.A.)

 

4 – Pour l’Anti-Machiavel, voyez cette préface, tome IV, page 597. (G.A.)

 

5 – Le mathématicien Kœnig, qui l’avait accompagnée à Bruxelles, l’avait rendue leibnitzienne. (G.A.)

 

6 – Le cardinal Fleury. Il avait alors quatre-vingt-sept ans. (G.A.)

 

7 – Secrétaire d’Etat aux affaires étrangères, il avait eu la plus grande part aux préliminaires du traité de Vienne (Voltaire. - 1735.) − Soupçonné de vouloir renverser Fleury, il avait été exilé à Bourges, avant la signature définitive de la paix. (G.A.)

 

 

 

 

 

112 – DU PRINCE ROYAL.

 

A Berlin, le 26 Février.

 

Mon cher Voltaire, je ne puis répondre qu’en deux mots à la lettre la plus spirituelle du monde que vous m’avez écrite. La situation où je me trouve me rétrécit si fort l’esprit, que je perds presque la faculté de penser.

 

Aux portes de la mort, un père à l’agonie,

Assailli de cruels tourments,

Me présente Atropos prête à trancher sa vie.

Cet aspect douloureux est plus fort sur mes sens

Que toute ma philosophie.

Tel que d’un chêne énorme un faible rejeton

Languit, manquant de sève et de sa nourriture,

Quand des vents furieux l’arbre souffrant l’injure

Sèche du sommet jusqu’au tronc :

Ainsi je sens en moi la voix de la nature

Plus éloquente encor que mon ambition ;

Et, dans le triste cours de mon affliction,

De mon père expirant je crois voir l’ombre obscure :

Je ne vois que sa sépulture,

Et le funeste instant de sa destruction.

Oui, j’apprends, en devenant maître,

La fragilité de mon être :

Recevant les grandeurs, j’en vois la vanité.

Que n’ai-je, hélas ! vécu sans être transplanté

De ce climat doux et tranquille

Où prospérait ma liberté.

Dans ce terrain scabreux, raboteux, difficile,

De machiavélisme infecté !

Loin des folles grandeurs de la cour, de la ville,

De l’éblouissante clarté

Du trône et de la majesté,

Loin de tout cet éclat fragile,

Je leur eus préféré mon studieux asile,

Mon aimable repos et mon obscurité (1).

 

 

Vous voyez, par ces vers, que le cœur est plein de ce dont la bouche abonde ; je suis sûr que vous compatissez à ma situation, et que vous y prenez une véritable part. Envoyez-moi, je vous prie, votre Dévote, votre Mahomet, et généralement tout ce que vous croyez capable de me distraire. Assurez la marquise de mon estime, et soyez persuadé que, dans quelque situation que le sort me place, vous ne verrez d’autre changement en moi que quelque chose de plus efficace, réuni à l’estime et à l’amitié que j’ai et que j’aurai toujours pour vous. Vale. FÉDÉRIC

 

         Je pense mille fois à l’endroit de la Henriade qui regarde les courtisans de Valois (ch. V.) ;

 

Ses courtisans en pleurs, autour de lui rangés, etc.

 

         J’enverrai dans peu la Henriade en Angleterre pour la faire imprimer. Tout est achevé et réglé pour cet effet.

 

 

1 - On a déjà vu que le prince royal faisait des vers lorsqu’il était attaqué d’une crampe dans l’estomac ; il en fait ici dans le moment où la mort prochaine de son père semblait exiger d’autres soins. On sait que, dans les circonstances les plus cruelles de la guerre de 1756, il envoya à Voltaire des vers remplis de sentiments stoïques. Ce pouvoir de se distraire des grandes inquiétudes ou des grandes affaires, en se livrant à une occupation profonde, n’appartient qu’à des âmes très fortes : et c’est pour elles une ressource nécessaire, sans laquelle elles ne pourraient peut-être résister à la violence de leurs passions. (K.)

 

 

 

 

 

113 – DE VOLTAIRE

 

A Bruxelles, le 10 Mars 1740 .

 

 

Quoi ! tout prêt à tenir les rênes d’un empire,

Vous seul vous redoutez ce comble des grandeurs

Que tout l’univers désire !

Vous ne voyez qu’un père, et vous versez des pleurs !

Grand Dieu ! qu’avec amour l’Europe vous contemple

Vous qui du seul devoir avez rempli les lois,

Vous digne du trône, et peut-être d’un temple

Aux fils des souverains vous immortel exemple,

Vous qui serez un jour l’exemple des bons rois !

Hélas ! si votre père, en ces moments funestes,

Pouvait lire dans votre cœur,

Dieu ! qu’il remercierait les puissances célestes !

A ses derniers moments quel serait son bonheur !

Qu’il périrait content de vous avoir fait naître !

Qu’en vous laissant au monde, il laisse de bienfaits !

Qu’il se repentirait… Mais j’en dis trop peut-être (1) ;

Je vous admire, et je me tais.

 

 

Je ne m’attendais pas, monseigneur, à cette lettre du 26 Février, que j’ai reçue le 9 Mars : celle-ci partira lundi 14, parce que ce sera le jour de la poste d’Amsterdam.

 

J’ignore actuellement votre situation, mais je ne vous ai jamais tant aimé et tant admiré. Si vous êtes roi, vous allez rendre beaucoup d’hommes heureux ; si vous restez prince royal, vous allez les instruire. Si je me comptais pour quelque chose, je désirerais pour mon intérêt que vous restassiez dans votre heureux loisir, et que vous pussiez encore vous amuser à écrire de ces choses charmantes qui m’enchantent et qui m’éclairent. Etant roi, vous n’allez être occupé qu’à faire fleurir les arts dans vos Etats, à faire des alliances sages et avantageuses, à établir des manufactures, à mériter l’immortalité. Je n’entendrai parler que de vos travaux et de votre gloire : mais probablement je ne recevrai plus de ces vers agréables, ni de cette prose forte et sublime qui vous donnerait bien une autre sorte d’immortalité, si vous vouliez. Un roi n’a que vingt-quatre heures dans la journée ; je les vois employées au bonheur des hommes ; et je ne vois pas qu’il puisse y avoir une minute de réservée pour le commerce littéraire dont votre altesse royale m’a honoré avec tant de bonté. N’importe : je vous souhaite un trône, parce que j’ai l’honnêteté de préférer la félicité de quelques millions d’hommes à la satisfaction de mon individu.

 

J’attends toujours vos derniers ordres sur le Machiavel ; je compte que vous ordonnerez que je fasse imprimer la traduction de la Houssaye à côté de votre réfutation. Plus vous allez réfuter Machiavel par votre conduite, plus j’espère que vous permettrez que l’antidote préparé par votre plume soit imprimé.

 

J’ai eu l’honneur d’envoyer Mahomet à votre altesse royale. On transcrit cette Dévote ; si elle vient dans un temps où elle puisse amuser votre altesse royale, elle sera fort heureuse ; sinon elle attendra un moment de loisir, pour être honorée de vos regards.

 

J’ai une singulière grâce à demander à votre altesse royale : c’est, tout franc, qu’elle me loue un peu moins dans la Préface qu’elle a daigné faire à la Henriade. Vous m’allez trouver bien insolent de vouloir modérer vos bontés, et il serait plaisant que Voltaire ne voulût pas être loué par son prince : je veux l’être, sans doute, j’ai cette vanité au plus haut degré ; mais je vous demande en grâce de me permettre de retrancher quelque chose que je sens bien que je ne mérite guère. Je suis comme un courtisan modéré (si vous en trouvez), qui vous dirait : Donnez-moi un peu de grandeur, mais ne m’en donnez pas trop, de peur que la tête ne me tourne.

 

Je remercie du fond de mon cœur votre altesse royale d’avoir changé l’idée d’une gravure contre celle d’une belle impression ; cela sera mieux et je jouirai plus tôt de l’honneur inestimable que vous daignez me faire (2). Je ne me promets point une vie aussi longue que le serait l’entreprise d’une gravure de la Henriade. J’emploierai bientôt le temps que la nature veut encore me laisser, à achever le Siècle de Louis XIV.

 

Madame du Châtelet a écrit à votre altesse royale avant que j’eusse reçu votre lettre du 26 ; elle est devenue toute leibnitzienne ; pour moi j’arrange les pièces du procès entre Newton et Leibnitz, et j’en fais un petit précis (3) qui pourra, je crois, se lire sans contention d’esprit.

 

Grand prince, je vous demande mille pardons d’être si bavard dans le temps que vous devez être très occupé : roi ou prince, vous êtes toujours mon roi ; mais vous avez un sujet fort babillard. Je suis, etc.

 

 

1 – Frédéric-Guillaume avait voulu faire décapiter le prince royal. Voyez les Mémoires de Voltaire. (G.A.)

 

2 – On a vu que pour graver la Henriade l’artiste demandait sept ans. (G.A.)

 

3 – La Métaphysique de Newton, première partie des Eléments. (G.A.)

 

 

 

 

ROI DE PRUSSE - Partie 26

 

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