CORRESPONDANCE avec Frédéric de Prusse - Partie 21

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88 – DE VOLTAIRE

 

A Louvain, ce 30 Mai (1).

 

 

          Monseigneur, en partant de Bruxelles, j’ai reçu tout ce qui peut flatter mon âme et guérir mon corps, et c’est à votre altesse royale que je le dois.

 

… Deus nobis hæc munera fecit.

 

          Vous voulez que je vive, monseigneur ; j’ose dire que vous avez quelque raison de ne pas vouloir que le plus tendre de vos admirateurs, le fidèle témoin de ce qui se passe dans votre belle âme, périsse si tôt. La Henriade et moi nous vous devrons la vie. Je suis bien plus honoré que ne le fut Virgile : Auguste ne fit des vers pour lui qu’après la mort de son poète, et votre altesse royale fait vivre le sien, et daigne honorer la Henriade d’un avertissement de sa main. Ah ! monseigneur, qu’ai-je affaire de la misérable bienveillance d’un cardinal que la fortune a rendu puissant ? Qu’ai-je besoin des autres hommes ? Plût à Dieu que je restasse dans l’ermitage du comte de Loo, où je vais suivre Emilie ! Nous arrivâmes avant-hier à Bruxelles. Nous voici en route ; je ne commencerai que dans quelques jours à jouir d’un peu de loisir ; dès que j’en aurai, je mettrai en ordre de quoi amuser quelques quarts d’heure, mon protecteur, tandis qu’il s’occupera à ce bel ouvrage, si digne d’un prince comme lui ; s’il daigne écrire contre Machiavel, ce sera Apollon qui écrasera le serpent Python. Vous êtes certainement mon Apollon, monseigneur ; vous êtes pour moi le dieu de la médecine et celui des vers ; vous êtes encore Bacchus, car votre altesse royale daigne envoyer de bon vin à Emilie et à son malade ; ayant donc la bonté d’ordonner, monseigneur, que ce présent de Bacchus soit voituré à l’adresse d’un de ses plus dignes favoris ; c’est M. le duc d’Aremberg ; tout vin doit lui être adressé, comme tout ouvrage vous doit hommage. Il y a certaines cérémonies à Bruxelles pour le vin, dont il nous sauvera ; j’espère que je boirai avec lui à la santé de mon cher souverain, du vrai maître de mon âme, dont je suis plus réellement le sujet que du roi sous lequel je suis né. Il faut partir ; je finis une lettre que mon cœur très bavard ne m’eût point permis de finir sitôt ; quand je serai arrivé, je donnerai une libre carrière à mes remerciements, et la digne Emilie aura l’honneur d’y joindre les siens. Je ferais serment de docilité au médecin dont votre altesse royale a eu la bonté de m’envoyer la consultation. J’écrirai à votre aimable favori, M. de Kaiserling ; je remplirai tous les devoirs de mon cœur ; je suis à vos pieds, grand prince, O et Prœsidium et dulce decus meum ! Je suis en courant, mais avec les sentiments les plus inébranlables de respect, d’admiration, de tendre reconnaissance, monseigneur, etc.

 

 

1 – C’est la réponse à la lettre du 16 Mai. Parti de Cirey le 8, Voltaire était arrivé le 28 à Bruxelles. Il avait mis vingt jours à faire la route, parce qu’il était souffrant. (G.A.)

 

 

 

 

 

89 – DE VOLTAIRE

 

Mai (1).

 

 

          Votre altesse royale prend le parti des citadelles contre Machiavel ; il paraît que l’Empire pense de même, car on a tiré vraiment douze cents florins de la caisse pour les réparations de Philipsbourg, qui en exigent, dit-on, plus de douze mille.

 

          Il n’y a guère de places dans les Deux-Siciles ; voilà pourquoi ce pays change si souvent de maître. S’il y avait des Namur, des Valenciennes, des Tournay, des Luxembourg dans l’Italie,

 

Ch’ or giù d’all’ Alpi non vedrei torrenti

Scender d’armati, nè di sangue tinta

Bever l’onda del Po gallici armenti ;

 

Ne la vedreci del non suo ferro cinta

Pugnar col braccio di straniere genti,

Per servir sempre, o cincitrice, o vinta.

 

          Il faudra bien qu’au printemps prochain l’empereur et les Anglais reprennent ce beau pays ; il serait trop longtemps sous la même domination. Ah ! Monseigneur, heureux qui peut vivre sous vos lois !

 

          J’ai commencé, monseigneur, à prendre de votre poudre. Ou il n’y a point de Providence, ou elle me fera du bien. Je n’ai point d’expression pour remercier Marc-Aurèle devenu Esculape.

 

          Je suis avec le plus profond respect et la plus tendre reconnaissance, etc.

 

 

 

1 – Nous n’assurons pas que ce billet soit ici bien à sa place. (G.A.)

 

 

 

 

 

90 – DE VOLTAIRE

 

De Bruxelles.

 

 

          Monseigneur, en revenant de ces tristes terres (1), dans le voisinage desquelles votre altesse royale n’a point été, j’ai l’honneur de lui écrire pour me consoler. J’espère que votre altesse royale m’enverra longtemps ses ordres à Bruxelles ; je les recevrai beaucoup plus tôt et plus sûrement que quand ils faisaient tant de cascades de Paris à Bar-le-Duc et à Cirey. Je recevrai au moins vos ordres directement, dans l’espérance qu’un jour, avant de mourir, videbo dominum meum à facie ad faciem (2).

 

          Je prends la liberté d’adresser à votre altesse royale une petite relation, non pas de mon voyage, mais de celui de M. le baron de Gangan (3). C’est une fadaise philosophique qui ne doit être lue que comme on se délasse d’un travail sérieux avec les bouffonneries d’Arlequin. Le véritable ennemi de Machiavel aura-t-il quelques moments pour voyager avec ce baron de Gangan ? Il y verra au moins un petit article plein de vérité sur les choses de la terre. Je compte vous présenter bientôt un autre tribut de bagatelles poétiques (4), car je me tiens comptable de mon temps à mon vrai souverain.

 

          Les biens des sujets appartiennent, dit-on, aux autres rois ; mon cœur et mes moments appartiennent au mien. Madame du Châtelet, son autre sujette, et plus digne ornement de sa cour, qui présente ses respects, selon la permission qu’il nous en a donnée. Elle ne fera ici que plaider ; elle trouvera peu de personnes à qui elle puisse parler de philosophie. Les arts n’habitent pas plus à Bruxelles que les plaisirs. Une vie retirée et douce est ici le partage de presque tous les particuliers ; mais cette vie douce ressemble si fort à l’ennui, qu’on s’y méprend très aisément. L’ennui n’approchera point d’une maison qu’Emilie habite, et qui est honorée des lettres de notre prince. Nous sommes dans le quartier le plus retiré, dans la rue de la Grosse-Tour. C’est là que nous nous entretenons tous les jours de ce prince qui sera l’amour de la terre, comme il est le nôtre, et de M. le baron de Kaiserling, si digne de lui plaire et de le voir, et du savant M. Jordan, à qui je porte envie.

 

          Je suis avec le plus profond respect et la plus tendre reconnaissance, monseigneur, de votre altesse royale, le très humble, etc.

 

 

1 – Beringhem et Hamm, propriétés du cousin Trichâteau, qui avait cédé tous ses droits aux du Châtelet. (G.A.)

2 – Exode. (G.A.)

3 – Cet ouvrage n’a jamais été connu, du moins sous ce titre. (K.) − C’est la première idée du roman de Micromégas. Voyez, notre Avertissement en tête du Monde comme il va. (G.A.)

4 – C’était un éloge de Frédéric. (G.A.)

 

 

 

 

 

91 – DU PRINCE ROYAL

 

A Remusberg, le 26 Juin.

 

          Mon cher ami, je souhaiterais beaucoup que votre étoile errante se fixât, car mon imagination déroutée ne sait plus de quel côté du Brabant elle doit vous chercher. Si cette étoile errante pouvait une fois diriger vos pas du côté de notre solitude, j’emploierais assurément tous les secrets de l’astronomie pour arrêter son cours : je me jetterais même dans l’astrologie : j’apprendrais le grimoire, et je ferais des invocations à tous les dieux et à tous les diables, pour qu’ils ne vous permissent jamais de quitter ces contrées. Mais, mon cher Voltaire, Ulysse, malgré les enchantements de Circé, ne pensait qu’à sortir de cette île, où toutes les caresses de la déesse magicienne n’avaient pas tant de pouvoir sur son cœur que le souvenir de sa chère Pénélope. Il me paraît que vous seriez dans le cas d’Ulysse, et que le puissant souvenir de la belle Emilie et l’attraction de son cœur auraient sur vous un empire plus fort que mes dieux et mes démons. Il est juste que les nouvelles amitiés le cèdent aux anciennes ; je le cède donc à la marquise, toutefois à condition qu’elle maintiendra mes droits de second contre tous ceux qui voudraient me les disputer.

 

          J’ai cru que je pourrais aller assez vite dans ce que je m’étais proposé d’écrire contre Machiavel ; mais j’ai trouvé que les jeunes gens ont la tête un peu trop chaude. Pour savoir tout ce qu’on a écrit sur  Machiavel, il m’a fallu lire une infinité de livres, et avant que d’avoir tout digéré, il me faudra encore quelque temps. Le voyage que nous allons faire en Prusse ne laissera pas que de causer encore quelque interruption à mes études, et retardera la Henriade, Machiavel et Euryale.

 

          Je n’ai point encore de réponse d’Angleterre ; mais vous pouvez compter que c’est une chose résolue, et que la Henriade sera gravée. J’espère pouvoir vous donner des nouvelles de cet ouvrage et de l’avant-propos à mon retour de Prusse, qui pourra être vers le 15 Août.

 

          Un prince oisif est, selon moi, un animal peu utile à l’univers. Je veux du moins servir mon siècle en ce qui dépend de moi ; je veux contribuer à l’immortalité d’un ouvrage qui est utile à l’univers ; je veux multiplier un poème où l’auteur enseigne le devoir des grands et le devoir des peuples, une manière de régner peu connue des princes, et une façon de penser qui aurait ennobli les dieux d’Homère, autant que leurs cruautés et leurs caprices les ont rendus méprisables.

 

          Vous faites un portrait vrai, mais terrible, des guerres de religion, de la méchanceté des prêtres, et des suites funestes du faux zèle. Ce sont des leçons qu’on ne saurait assez répéter aux hommes, que leurs folies passées devraient du moins rendre plus sages dans leur façon de se conduire à l’avenir.

 

          Ce que je médite contre le machiavélisme est proprement une suite de la Henriade. C’est sur les grands sentiments de Henri IV que je forge la foudre qui écrasera César Borgia.

 

          Pour Nisus et Euryale, ils attendront que le temps et vos corrections aient fortifié ma verve.

 

          J’envoie par le lieutenant Shilling le vin de Hongrie, sous l’adresse du duc d’Aremberg. Il est sûr que ce duc est le patriarche des bons vivants ; il peut être regardé comme père de la joie et des plaisirs : Silène l’a doué d’une physionomie qui ne dément point son caractère, et qui fait connaître en lui une volupté aimable et décrassée de tout ce que la débauche a d’obscénités.

 

          J’espère que vous respirerez en Brabant un air plus libre qu’en France, et que la sécurité de ce séjour ne contribuera pas moins que les remèdes à la santé de votre corps. Je vous assure qu’il m’intéresse beaucoup, et qu’il ne se passe aucun jour que je ne fasse des vœux en votre faveur à la déesse de la santé.

 

          J’espère que tous mes paquets vous seront parvenus. Mandez-m’en, s’il vous plaît, quelques petits mots. On dit que les plaisirs se sont donné rendez-vous sur votre route ;

 

Que la danse et la comédie,

Avec leur sœur la mélodie,

Toutes trois firent le dessein

De vous escorter en chemin,

Suivies de leur bande joyeuse ;

Et qu’en tous lieux leur troupe heureuse,

Devant vos pas semant des fleurs,

Vous a rendu tous les honneurs

Qu’au sommet de la double croupe,

Gouvernant sa divine troupe,

Apollon reçoit des neuf sœurs (1).

 

dit aussi

Que la politesse et les grâces

Avec vous quittèrent Paris ;

Que l’ennui froid a pris les places

De ces déesses et des ris ;

Qu’en cette région trompeuse,

La politique frauduleuse

Tient le poste de l’équité ;

Que la timide honnêteté,

Redoutant le pouvoir inique

D’un prélat fourbe et despotique (2) ?

Ennemi de la liberté,

S’enfuit avec la vérité.

 

 

          Voilà une gazette poétique de la façon qu’on les fait à Remusberg. Si vous êtes friand de nouvelles, je vous en promets en prose ou en vers, comme vous les voudrez, à mon retour.

 

          Mille assurances d’estime à la divine Emilie, ma rivale dans votre cœur. J’espère que vous tiendrez les engagements de docilité que vous avez pris avec Superville (2). Césarion vous dit tout ce qu’un cœur comme le sien pense, lorsqu’il a été assez heureux pour connaître le vôtre ; et moi, je suis plus que jamais votre très fidèle ami, FÉDÉRIC.

 

 

1 – A Valenciennes, l’intendant M. de Sechelles avait fait les honneurs de la ville à Voltaire et à la marquise ; et lorsque ceux-ci se furent installés à Bruxelles, rue de la Grosse-Tour, ils donnèrent aussitôt une fête aux plus illustres dames de la ville. (G.A.)

2 – Fleury. (G.A.)

3 – Médecin que Frédéric avait recommandé à Voltaire. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

92 – DU PRINCE ROYAL

 

A Berlin, le 7 Juillet.

 

 

          Mon cher ami, j’ai reçu l’ingénieux Voyage du baron de Gangan (1), à l’instant de mon départ de Remusberg ; il m’a beaucoup amusé, ce voyageur céleste, et j’ai remarqué en lui quelque satire et quelque malice qui lui donne beaucoup de ressemblance avec les habitants de notre globe, mais qu’il ménage si bien, qu’on voit en lui un jugement plus mûr et une imagination plus vive qu’en tout autre être pensant. Il y a, dans ce Voyage, un article où je reconnais la tendresse et la prévention de mon ami en faveur de l’éditeur de la Henriade. Mais souffrez que je m’étonne qu’en un ouvrage où vous rabaissez la vanité ridicule des mortels, où vous réduisez à sa juste valeur ce que les hommes ont coutume d’appeler grand ; qu’en un ouvrage où vous abattez l’orgueil et la présomption, vous vouliez nourrir mon amour-propre, et fournir des arguments à la bonne opinion que je puis avoir de moi-même.

 

          Tout ce que je puis me dire à ce sujet peut se réduire à ceci, qu’un cœur pénétré d’amitié voit les objets d’une autre manière qu’un cœur insensible et indifférent.

 

          J’espère que ma dernière lettre vous sera parvenue en compagnie du vin de Hongrie. Votre séjour de Bruxelles n’accélérera guère notre correspondance durant quelque temps, car je pars incessamment pour un voyage aussi ennuyeux que fatigant. Nous parcourrons en cinq semaines plus de mille milles d’Allemagne ; nous passerons par des endroits peu habités, et qui me conviennent à peu près comme le pays des Gètes, qui servait d’exil à Ovide. Je vous prie de redoubler votre correspondance ; car il ne me faut pas moins que deux de vos lettres toutes les semaines, pour me garantir d’un ennui insupportable.

 

          Bruxelles et presque toute l’Allemagne se ressentent de leur ancienne barbarie : les arts y sont peu en honneur, et par conséquent peu cultivés. Les nobles servent dans les troupes, ou, avec des études très légères, ils entrent dans le barreau, où ils jugent, que c’est un plaisir. Les gentillâtres bien rentés vivent à la campagne, ou plutôt dans les bois, ce qui les rend aussi féroces que les animaux qu’ils poursuivent. La noblesse de ce pays-ci ressemble en gros à celle des autres provinces d’Allemagne, mais à cela près qu’ils ont plus d’envie de s’instruire, plus de vivacité, et, si j’ose dire, plus de génie que la plus grande partie de la nation, et principalement que les Vestphaliens, les Franconiens, les Souabes, et les Autrichiens ; ce qui fait qu’on doit s’attendre un jour à voir ici les arts tirés de la roture, et habiter les palais et les bonnes maisons. Berlin principalement contient en soi (si je puis m’exprimer ainsi) les étincelles de tous les arts ; on voit briller le génie de tous côtés, et il ne faudrait qu’un souffle heureux pour rendre la vie à ces sciences qui rendirent Athènes et Rome plus fameuses que leurs guerres et leurs conquêtes.

 

          Vous devez trouver la différence de la vie de Paris et de Bruxelles bien plus sensible qu’un autre, vous qui ne respiriez qu’au centre des arts, vous qui aviez réuni à Cirey tout ce qu’il y a de plus voluptueux, de plus piquant dans les plaisirs de l’esprit.

 

          La gravité espagnole de l’archiduchesse (2), le cérémonial guindé de sa petite cour n’inspirera guère de vénération à un philosophe qui apprécie les choses selon leur valeur intrinsèque ; et je suis sûr que le baron de Gangan en sentira le ridicule, s’il pousse ses voyages jusqu’à Bruxelles.

 

          Adieu, mon cher ami ; je pars. Fournissez-moi, je vous prie, de tout ce que votre plume produira, car mon esprit court grand risque de mourir d’inanition, à moins que vos soins ne lui conservent la vie.

 

          Je travaillerai, autant que le temps me le permettra, contre Machiavel et pour la Henriade ; et j’espère de pouvoir vous envoyer de Kœnisberg l’avant-propos de la nouvelle édition.

 

          Mille assurances d’estime à la divine Emilie. Je ne comprends point comment on peut plaider contre elle, et de quelle nature peut être le procès qu’on lui intente. Je ne connaîtrais d’autres intérêts à discuter avec elle que ceux du cœur.

 

          Ménagez votre santé ; n’oubliez point que je m’intéresse beaucoup à votre conservation, et que j’ai lié d’une manière indissoluble mon contentement à votre prospérité. Je suis à jamais, mon cher ami, votre très fidèlement affectionné ami, FÉDÉRIC.

 

          Le médecin que je vous ai recommandé s’appelle Superville. C’est un homme sur l’expérience et le savoir duquel on peut faire fond. Adressez- moi les lettres que vous lui écrirez, je vous ferai tenir ses réponses ; mais surtout ne négligez point ses avis, et j’ai lieu d’espérer qu’on redressera la faiblesse de votre tempérament, et les infirmités dont votre vie serait rongée.

 

 

1 – Voyez la lettre n° 90. (G.A.)

2 – Fille de l’empereur Léopold 1er. Elle avait alors cinquante-neuf ans. (G.A.)

 

 

 

 

 

93 – DE VOLTAIRE

 

A Bruxelles.

 

 

          Monseigneur, Emilie et moi chétif, nous avons reçu, au milieu des plaisirs d’Enghien (1), le plus grand plaisir dont nous puissions être flattés. Un homme (2) qui a eu le bonheur de voir mon jeune Marc-Aurèle, nous a apporté de sa part une lettre charmante, accompagnée d’écritoires d’ambre et de boites à jouer.

 

Avec combien d’impatience

Monsieur Gérard nous vit saisir

Ces instruments de la science,

Aussi bien que ceux du plaisir !

Tout est de notre compétence.

 

          Nous jouons donc, monseigneur, avec vos jetons, et nous écrivons avec vos plumes d’ambre.

 

Cet ambre fut formé, dit-on,

Des larmes que jadis versèrent

Les sœurs du brillant Phaéton,

Lorsqu’en pins elles se changèrent,

Pour servir, sans doute, au bûcher

Du plus infortuné cocher

Que jamais les dieux renversèrent.

 

          Ces dieux renversent tous les jours de ces cochers qui se mêlent de nous conduire, et ils trouvent rarement des amis qui les pleurent.

 

          A notre retour d’Enghien, à peine arrivons-nous à Bruxelles, qu’une nouvelle consolation m’arrive encore, et je reçois, par la voie d’Amsterdam, une lettre du 7 Juillet, de votre altesse royale. Il paraît qu’elle connaît le pays où je suis. J’y vois beaucoup de princes et peu d’hommes, c’est-à-dire d’hommes pensants et instruits.

 

          Que vont donc devenir, monseigneur, dans votre ville de Berlin, ces sciences que vous encouragez, et à qui vous faites tant d’honneur ? Qui remplacera M. de La Croze ? Ce sera, sans doute, M. Jordan ; il me semble qu’il est dans le vrai chemin de la grande érudition. Après tout, monseigneur, il y aura toujours des savants ; mais les hommes de génie, les hommes qui, en communiquant leur âme, rendent savants les autres, ces fils aînés de Prométhée, qui s’en vont distribuant le feu céleste à des masses mal organisées, il y en aura toujours très peu, dans quelque pays que ce puisse être. La marquise jette à présent tout son feu sur ce triste procès qui lui a fait quitter sa douce solitude de Cirey ; et moi je réunis mes petites étincelles pour former quelque chose de neuf qui puisse plaire au moderne Marc-Aurèle.

 

          Je prends donc la liberté de lui envoyer ce premier acte d’une tragédie (3) qui me paraît, sinon dans un bon goût, au moins dans un goût nouveau. On n’avait jamais mis sur le théâtre la superstition et le fanatisme. Si cet essai ne déplaît pas à mon juge, il aura le reste acte par acte.

 

          Je comptais avoir l’honneur de lui envoyer ce commencement par M. de Valori, qui va résider auprès de sa majesté (4). Il est digne, à ce qu’on dit, d’avoir l’honneur de dîner avec le père, et de souper avec le fils. Je l’attends de jour en jour à Bruxelles ; j’espère que ce sera un nouveau protecteur que j’aurai auprès de votre altesse royale.

 

          Les mille milles d’Allemagne qu’elle va faire retarderont un peu la défaite de Machiavel, et les instructions que j’attends de la main la plus respectable et la plus chère. J’ignore si M. de Kaiserling a le bonheur d’accompagner votre altesse royale ; ou je le plains, ou je l’envie.

 

          J’écrirai donc à M. de Superville. Je n’ai de foi aux médecins que depuis que votre altesse royale est l’Esculape qui daigne veiller sur ma santé.

 

          Emilie va quitter ses avocats pour avoir l’honneur d’écrire au patron des arts et de l’humanité. Je suis, etc.

 

 

1 – Château du duc d’Aremberg, à sept lieues de Bruxelles. Le duc les y retint jusqu’au 18 Juillet. (G.A.)

2 – David Gérard. (G.A.)

3 – Mahomet. (G.A.)

4 – Il remplaçait La Chétardie. (G.A.)

 

 

 

 

 

94 – DU PRINCE ROYAL

 

A Insterbourg, le 27 Juillet.

 

 

          Mon cher ami, nous voici enfin arrivés, après trois semaines de marche, dans un pays que je regarde comme le non plus ultra du monde civilisé. C’est une province peu connue de l’Europe, mais qui mériterait cependant de l’être davantage, parce qu’elle peut être regardée comme une création du roi mon père.

 

          La Lithuanie prussienne est un duché qui a trente grandes lieues d’Allemagne de long, sur vingt de large, quoiqu’il aille en se rétrécissant du côté de la Samogitie. Cette province fut ravagée par la peste, au commencement de ce siècle, et plus de trois cent mille habitants périrent de maladie et de misère. La cour, peu instruite des malheurs du peuple, négligea de secourir une riche et fertile province, remplie d’habitants, et féconde en toute espèce de productions. La maladie emporta les peuples ; les champs restèrent incultes, et se hérissèrent de broussailles. Les bestiaux ne furent point exempts de la calamité publique. En un mot, la plus florissante de nos provinces fut changée en la plus affreuse des solitudes.

 

          Frédéric Ier mourut sur ces entrefaites, et fut enseveli avec sa fausse grandeur, qu’il ne faisait consister qu’en une vaine pompe, et dans l’étalage fastueux de cérémonies frivoles.

 

          Mon père, qui lui succéda (1), fut touché de la misère publique. Il vint ici sur les lieux, et vit lui-même cette vaste contrée dévastée, avec toutes les affreuses traces qu’une maladie contagieuse, la disette, et l’avarice sordide des ministres, laissent après eux. Douze ou quinze villes dépeuplées, et quatre ou cinq cents villages inhabités et incultes, furent le triste spectacle qui s’offrit à ses yeux. Bien loin de se rebuter par des objets aussi fâcheux, il se sentit pénétré de la plus vive compassion, et résolut de rétablir les hommes, l’abondance et le commerce, dans cette contrée qui avait perdu jusqu’à la forme d’un pays.

 

          Depuis ce temps-là il n’est aucune dépense que le roi n’ait faite pour réussir dans ses vues salutaires. Il fit d’abord des règlements remplis de sagesse ; il rebâtit tout ce que la peste avait désolé ; il fit venir des milliers de familles de tous les côtés de l’Europe. Les terres se défrichèrent, le pays se repeupla, le commerce fleurit de nouveau, et à présent l’abondance règne dans cette fertile contrée plus que jamais.

 

          Il y a plus d’un demi-million d’habitants dans la Lithuanie ; il y a plus de villes qu’il n’y en avait, plus de troupeaux qu’autrefois, plus de richesses et plus de fécondité qu’en aucun endroit de l’Allemagne. Et tout ce que je viens de vous dire n’est dû qu’au roi, qui non seulement a ordonné, mais qui a présidé lui-même à l’exécution, qui a conçu les desseins, et qui les a remplis lui seul ; qui n’a épargné ni soins, ni peines, ni trésors immenses, ni promesses, ni récompenses, pour assurer le bonheur et la vie à un demi-million d’êtres pensants, qui ne doivent qu’à lui seul leur félicité et leur établissement.

 

          J’espère que vous ne serez point fâché du détail que je vous fais. Votre humanité doit s’étendre sur vos frères lithuaniens comme sur vos frères français, anglais, allemands, etc., et d’autant plus qu’à mon grand étonnement j’ai passé par des villages où l’on n’entend parler que français.

 

          J’ai trouvé je ne sais quoi de si héroïque dans la manière généreuse et laborieuse dont le roi s’y est pris pour rendre ce désert habité, fertile et heureux, qu’il m’a paru que vous sentiriez les mêmes sentiments en apprenant les circonstances de ce rétablissement.

 

          J’attends tous les jours de vos nouvelles d’Enghien. J’espère que vous y jouirez d’un repos parfait, et que l’ennui, ce dieu lourd et pesant, n’osera point passer par les bras d’Emilie pour aller jusqu’à vous. Ne m’oubliez point, mon cher ami, et soyez persuadé que mon éloignement ne fait qu’augmenter l’impatience de vous voir et de vous embrasser. Adieu. FÉDÉRIC.

 

          Mes compliments à la marquise et au duc qu’Apollon dispute à Bacchus (2).

 

 

 

1 – En Février 1713. (G.A.)

2 – Le duc d'Aremberg. Il avait été de la société du Temple avec Voltaire.(G.A.)

 

Publié dans Frédéric de Prusse

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