CORRESPONDANCE avec Frédéric de Prusse - Partie 14

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51. – DU PRINCE ROYAL.

 

A Ruppin, le 19 Avril 1738.

 

          Monsieur, j’y perds de toutes les façons lorsque vous êtes malade, tant par l’intérêt que je prends à tout ce qui vous touche, que par la perte d’une infinité de bonnes pensées que j’aurais reçues si votre santé l’avait permis.

 

          Pour l’amour de l’humanité, ne m’alarmez plus par vos fréquentes indispositions, et ne vous imaginez pas que ces alarmes soient métaphoriques ; elles sont trop réelles pour mon malheur. Je tremble de vous appliquer les deux plus beaux vers que Rousseau ait peut-être faits de sa vie :

 

Et ne mesurons point au nombre des années

La course des héros (1)

 

          Césarion m’a fait un rapport exact de l’état de votre santé. J’ai consulté des médecins sur ce sujet : ils m’ont assuré, foi de médecins, que je n’avais rien à craindre pour vos jours ; mais, pour votre incommodité, qu’elle ne pouvait être radicalement guérie, parce que le mal était trop invétéré. Ils ont jugé que vous deviez avoir une obstruction dans les viscères du bas-ventre, que quelques ressorts se sont relâchés, que des flatuosités ou une espèce de néphrétique sont la cause de vos incommodités. Voilà ce qu’à plus de cent lieues la faculté en a jugé. Malgré le peu de foi que j’ajoute à la décision de ces messieurs, plus incertaine souvent que celle des métaphysiciens, je vous prie cependant, et cela véritablement, de faire dresser le statum morbi de vos incommodités, afin de voir si peut-être  quelque habile médecin ne pourrait vous soulager. Quelle joie serait la mienne de contribuer en quelque façon au rétablissement de votre santé : Envoyez-moi donc, je vous prie, l’énumération de vos infirmités et de vos misères, en termes barbares et en langage baroque, et cela avec toute l’exactitude possible. Vous m’obligerez véritablement ; ce sera un petit sacrifice que vous serez obligé de faire à mon amitié.

 

          Vous m’avez accusé la réception de quelques-unes de mes pièces, et vous n’y ajoutez aucune critique. Ne croyez point que j’aie négligé celles que vous avez bien voulu faire de mes autres pièces. Je joins ici la correction nouvelle de l’ode sur l’Amour de Dieu, ajoutée à une petite pièce adressée à Césarion. La manie des vers me lutine sans cesse, et je crains que ce soit de ces maux auxquels il n’y a aucun remède.

 

          Depuis que l’Apollon de Cirey veut bien éclairer les petits atomes de Remusberg, tout y cultive les arts et les sciences.

 

        Je voudrais que vous eussiez eu besoin de mon ode sur la Patience, pour vous consoler des rigueurs d’une maîtresse, et non pour supporter vos infirmités. Il est facile de donner des consolations de ce qu’on ne souffre point soi-même ; mais c’est l’effort d’un génie supérieur que de triompher des maux les plus aigus, et d’écrire avec toute la liberté d’esprit du sein même des souffrances.

 

          Votre Epître sur l’Envie est inimitable. Je la préfère presque encore à ses deux jumelles. Vous parlez de l’envie comme un homme qui a senti le mal qu’elle peut faire, et des sentiments généreux comme de votre patrimoine. Je vous reconnais toujours aux grands sentiments. Vous les sentez si bien, qu’il vous est facile de les exprimer.

 

          Comment parler de mes pièces après avoir parlé des vôtres ? Ce qu’il vous plaît d’en dire sent un tant soit peu l’ironie. Mes vers sont les fruits d’un arbre sauvage ; les vôtres sont d’un arbre franc. En un mot,

 

Tandis que l’aigle altier s’élève dans les airs,

L’hirondelle rase la terre.

Philomèle est ici l’emblème de mes vers :

Quant à l’oiseau du dieu qui porte le tonnerre,

au seul Voltaire.

 

          Je me conforme entièrement à votre sentiment touchant les pièces de théâtre. L’amour, cette passion charmante, ne devrait y être employé que comme des épiceries (2), que l’on met dans certains ragoûts, mais qu’on ne prodigue pas, de crainte d’émousser la finesse du palais. Mérope mérite de toutes manières de corriger le goût corrompu du public, et de relever Melpomène du mépris que les colifichets de ses ornements lui attirent. Je me repose bien sur vous des corrections que vous aurez faites aux derniers actes de cette tragédie. Peu de chose la rendrait parfaite : elle l’est assurément à présent.

 

          Corneille, après lui Racine, ensuite Lagrange (3), ont épuisé tous les lieux communs de la galanterie et du théâtre. Crébillon a mis, pour ainsi dire, les Furies sur la scène : toutes ses pièces inspirent de l’horreur, tout y est affreux, tout y est terrible. Il fallait absolument après eux quitter une route usée, pour en suivre une plus neuve, une plus brillante.

 

          Les passions que vous mettez sur le théâtre sont aussi capables que l’amour d’émouvoir, d’intéresser et de plaire. Il n’y a qu’à les bien traiter et les produire de la manière que vous le faites dans la Mérope et dans la Mort de César.

 

Le ciel te réservait pour éclairer la France.

Tu sortais triomphant de la carrière immense

Que l’épopée offrait à tes désirs ardents ;

Et, nouveau Thucydide, on te vit avec gloire

Remporter les lauriers consacrés à l’histoire.

Bientôt d’un vol plus haut, par des efforts puissants,

Ta main sut débrouiller Newton et la nature :

Et Melpomène enfin, languissant sans parure,

Attend tout à présent de tes riches présents.

 

          Je quitte la brillante poésie pour m’abîmer avec vous dans le gouffre de la métaphysique ; j’abandonne le langage des dieux que je ne fais que bégayer, pour parler celui de la divinité même, qui m’est inconnu. Il s’agit à présent d’élever le faîte du bâtiment, dont les fondements sont très peu solides. C’est un ouvrage d’araignée, qui est à jour de tous côtés et dont les fils subtils soutiennent la structure.

 

          Personne ne peut être moins prévenu en faveur de son opinion que je le suis de la mienne. J’ai discuté la fatalité absolue avec toute l’application possible, et j’y ai trouvé des difficultés presque invincibles. J’ai lu une infinité de systèmes, et je n’en ai trouvé aucun qui ne soit hérissé d’absurdités ; ce qui m’a jeté dans un pyrrhonisme affreux. D’ailleurs je n’ai aucune raison particulière qui me porte plutôt pour la fatalité absolue que pour la liberté. Qu’elle soit ou qu’elle ne soit pas, les choses iront toujours le même train. Je soutiens ces sortes de choses tant que je puis, pour voir jusqu’où l’on peut pousser le raisonnement, et de quel côté se trouve le plus d’absurdités.

 

          Il n’en est pas tout à fait de même de la raison suffisante. Tout homme qui veut être philosophe, mathématicien, politique, en un mot, tout homme qui veut s’élever au-dessus du commun des autres, doit admettre la raison suffisante.

 

          Qu’est-ce que cette raison suffisante ? C’est la cause des événements. Or, tout philosophe recherche cette cause, ce principe, donc tout philosophe admet la raison suffisante. Elle est fondée sur la vérité la plus évidente de nos actions. Rien ne saurait produire un être, puisque rien n’existe pas. Il faut donc nécessairement que les êtres, ou les événements, aient une cause de leur être dans ce qui les a précédés ; et cette cause on l’appelle la raison suffisante de leur existence ou de leur naissance. Il n’y a que le vulgaire qui ne connaissant point de raison suffisante, attribue au hasard les effets dont les causes lui sont inconnues. Le hasard, en ce sens, est le synonyme de rien. C’est un être sorti du cerveau creux des poètes, et qui, comme ces globules de savon que font les enfants, n’a aucun corps.

 

          Vous allez boire à présent la lie de mon nectar sur le sujet de la fatalité absolue. Je crains fort que vous n’éprouviez, à l’explication de mon hypothèse, ce qui m’arriva l’autre jour. J’avais lu dans je ne sais quel livre de physique, où il s’agissait du muscle céphalophraryngien.. Me voilà à consulter Furetière (4) pour en trouver l’éclaircissement : il dit que le muscle céphalophraryngien est l’orifice de l’œsophage, nommé pharynx. Ah ! Pour le coup, dis-je, me voilà devenu bien habile. Les explications sont souvent plus obscures que le texte même. Venons à la mienne.

 

          J’avoue premièrement que les hommes ont un sentiment de liberté : ils ont ce qu’ils appellent la puissance de déterminer leur volonté, d’opérer des mouvements, etc. Si vous appelez ces actes la liberté de l’homme, je conviens avec vous que l’homme est libre. Mais si vous appelez liberté les raisons qui déterminent les résolutions, les causes des mouvements qu’elles opèrent, en un mot, ce qui peut influer sur ces actions, je puis prouver que l’homme n’est point libre.

 

          Mes preuves seront tirées de l’expérience. Elles seront tirées des observations que j’ai faites sur les motifs de mes actions et sur celles des autres.

 

          Je soutiens premièrement que tous les hommes se déterminent par des raisons tant bonnes que mauvaises (ce qui ne fait rien à mon hypothèse) ; et ces raisons ont pour fondement une certaine idée de bonheur ou de bien-être. D’où vient que, lorsqu’un libraire m’apporte la Henriade et les Epigrammes de Rousseau, d’où vient, dis-je, que je choisis la Henriade ? C’est que la Henriade est un ouvrage parfait, et dont mon esprit et mon cœur peuvent tirer un usage excellent, et que les épigrammes ordurières salissent l’imagination. C’est donc l’idée de mon avantage, de mon bien-être, qui porte ma raison à se déterminer en faveur d’un de ces ouvrages préférablement à l’autre ; c’est donc l’idée de mon bonheur qui détermine toutes mes actions ; c’est donc le ressort dont je dépends, et ce ressort est lié avec un autre qui est mon tempérament : c’est là précisément la roue avec laquelle le Créateur monte les ressorts de la volonté ; et l’homme a la même liberté que la pendule. Il a de certaines vibrations ; en un mot, il peut faire des actions, etc.,  mais toutes asservies à son tempérament et à sa façon de penser plus ou moins bornée.

 

          Questionnez quel homme il vous plaira sur ce qu’il a fait telle ou telle action : le plus stupide de tous vous alléguera une raison. C’est donc une raison qui le détermine ; l’homme agit donc selon une loi, et en conséquence du ton que le Créateur lui a donné.

 

          Voici donc une vérité non moins fondée sur l’expérience. Concluons donc que l’homme porte en soi le mobile qui le détermine ou qui cause ses résolutions.

 

          Je voudrais, pour l’amour de la fatalité absolue, qu’on n’eût jamais cherché de subterfuge contre la liberté dans de faux raisonnements. Tel est celui que vous combattez très bien, et que vous détruisez totalement. En effet, rien de moins conséquent, que nous serions des dieux si nous étions libres. Il y a beaucoup de témérité à vouloir raisonner des choses qu’on ne connaît point ; et il y en a encore infiniment plus de vouloir prescrire des limites à la toute-puissance divine.

 

          J’examine simplement les vérités qui me sont connues : et de là je conclus que, puisqu’elles sont telles, Dieu a voulu qu’elles soient. Mon raisonnement ne fait qu’enchaîner les effets de la nature avec leur cause primitive, qui est Dieu.

 

          Selon ce système, Dieu ayant prévu les effets des tempéraments et des caractères des hommes, conserve en plein sa prescience : et les hommes ont une espèce de liberté, quoique très bornée, de suivre leurs raisonnements ou leur façon de penser.

 

          Il s’agit à présent de montrer que mon hypothèse ne contient rien d’injurieux ni de contradictoire contre l’essence divine. C’est ce que je vais prouver.

 

          L’idée que j’ai de Dieu est celle d’un Etre tout-puissant, très bon, infini, et raisonnable à un degré supérieur. Je dis que ce Dieu se détermine en tout par les raisons les plus sublimes, qu’il ne fait rien que de très raisonnable et de très conséquent. Ceci ne renverse en aucune façon la liberté de Dieu ; car, comme Dieu est la raison même, dire qu’il se détermine par la raison, c’est dire qu’il se détermine par sa volonté ; ce qui n’est en ce sens qu’un jeu de mots. De plus, Dieu peut prévoir ses propres actions, puisqu’elles sont asservies à l’infini, à l’excellence de ses attributs. Elles portent toujours le caractère de la perfection. Si donc Dieu est lui-même le destin, comment en peut-il être l’esclave ? Et si ce Dieu qui, selon M. Clarke, ne peut se tromper, si ce Dieu prévoit les actions des hommes, il faut donc nécessairement qu’elles arrivent. M. Clarke lui-même l’avoue sans s’en apercevoir.

 

          Mon raisonnement se réduit à ce que Dieu étant l’excellence même, il ne peut rien faire que de très excellent ; et c’est ce qu’attestent les œuvres de la nature ; c’est de quoi tous les hommes en général nous sont un témoignage, et de quoi vous persuaderiez seul, s’il n’y avait que vous dans l’univers.

 

          Cependant il faut se garder de juger du monde par parties ; ce sont les membres d’un tout, où l’assortiment est nécessaire. Dire, parce qu’il y a quelques hommes malfaisants, que Dieu a tout mal fait, c’est perdre de vue la totalité, c’est considérer un point dans un ouvrage de miniature, et négliger l’effet de l’ensemble. Comptons que tout ce que nous apercevons dans la nature concourt aux vues du Créateur. Si nos yeux de taupe ne peuvent apercevoir ces vues, ce défaut est dans notre nerf optique, et non pas dans l’objet que nous envisageons.

 

          Voilà tout ce que mon imagination a pu vous fournir sur le roman de la fatalité absolue, et sur la prescience divine. Du reste, je respecte beaucoup Cicéron, protecteur de la liberté, quoique, à dire vrai, ses Tusculanes soient, de tous ses ouvrages, celui qui me convient le mieux.

 

          Vous anoblissez (5) le dieu de M. Clarke d’une telle façon, que je commence déjà à sentir du respect pour cette divinité. Si vous eussiez vécu du temps de Moïse, le dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob n’y aurait rien perdu, et sûrement il aurait été plus digne de nos hommes que celui que nous présente le bègue législateur des Juifs.

 

          Je me réserve de vous parler une autre fois de votre excellent Essai de physique (6). Cet ouvrage mérite bien d’occuper une autre lettre particulièrement destinée à ce sujet. Je remplirai également mes engagements touchant le Siècle de Louis XIV ; et je joindrai à cette lettre quelques Considérations sur l’état du corps politique de l’Europe, que je vous prierai cependant de ne communiquer à personne. Mon dessein était de les faire imprimer en Angleterre, comme l’ouvrage d’un anonyme. Quelques raisons m’en ont fait différer l’exécution.

 

          J’attends l’épître sur l’Amitié (7) comme une pièce qui couronnera les autres. Je suis aussi affamé de vos ouvrages, que vous êtes diligent à les composer.

 

          Je fus tout surpris, en vérité, lorsque je vis que la marquise du Châtelet me trouvait si admirable. J’en ai cherché la raison suffisante avec Leibnitz, et je suis tenté de croire que cette grande admiration de la marquise ne vient que d’un petit grain de paresse. Elle n’est pas aussi généreuse que vous de ses moments. Je me déclare incontinent le rival de Newton, et suivant la mode de Paris, je vais composer un libelle contre lui. Il ne dépend que de la marquise de rétablir la paix entre nous. Je cède volontiers à Newton la présence que l’ancienneté de connaissance et son mérite personnel lui ont acquise, et je ne demande que quelques mots écrits dans des moments perdus : moyennant quoi je tiens quitte la marquise de toute admiration quelconque.

 

       J’ai sonné le tocsin mal à propos (8) dans la dernière lettre que je vous ai écrite ; vous voudrez bien continuer votre correspondance par M. Thieriot. Mon soupçon, après l’avoir éclairci, s’est trouvé mal fondé. J’en suis bien aise, parce que cela me procurera d’autant plus promptement vos réponses.

 

         Vous ne sauriez croire à quel point j’estime vos pensées, et combien j’aime votre cœur. Je suis bien fâché d’être le Saturne du monde planétaire dont vous êtes le soleil. Qu’y faire ? Mes sentiments me rapprochent de vous, et l’affection que je vous porte n’en est pas moins fervente. Je joins à cette lettre ce que vous m’avez demandé sur la vie de la czarine et du czarovitz. Si vous souhaitez quelque chose de plus sur ce sujet, je m’offre de vous satisfaire, étant à jamais, monsieur, votre très affectionné et très fidèle ami, FÉDÉRIC.

 

 

1 – Livre II, Ode X. (G.A.)

2 – Epices de toute sorte dont on fait commerce (1694-1932)

3 – Lagrange Chancel. (G.A.)

4 – Dictionnaire français de Furetière. (G.A.)

5 – Pour ennoblissez. (G.A.)

6 – Eléments de la philosophie de Newton, qui venait de paraître en Hollande sans l’autorisation de Voltaire. (G.A.)

7 – Le quatrième des Discours sur l’homme, où se trouve un éloge de l’amitié. (G.A.)

8 – A propos des lettres ouvertes. (G.A.)

 

 

 

 

52. – DE VOLTAIRE.

 

Avril.

 

          Monseigneur, j’ai reçu de nouveaux bienfaits de votre altesse royale, des fruits précieux (1) de votre loisir et de votre singulier génie. L’ode à sa majesté la reine votre mère me paraît votre plus bel ouvrage. Il faut bien, quand votre cœur se joint à votre esprit, qu’il en naisse un chef-d’œuvre. Je n’y trouve à reprendre que quelques expressions qui ne sont pas tout à fait dans notre exactitude française. Nous ne disons pas des encens au pluriel : nous ne disons point, comme on dit, je crois, en allemand, encenser à quelqu’un. Cette phrase n’est en usage que parmi quelques ministres réfugiés, qui tous ont un peu corrompu la pureté de la langue française. Voilà à peu près tout ce que ma pédanterie grammaticale peut critiquer dans cet ouvrage charmant, que je chéris comme homme, comme poète, comme serviteur bien tendrement attaché à votre auguste personne.

 

          Que je suis enchanté quand je vois un prince né pour régner dire :

 

Ta clémence et ton équité,

Ces limites de ta puissance !

 

          Voilà deux vers que j’admirerais dans le meilleur poète, et qui me transportent dans un prince. Vous faites, comme Marc-Aurèle, la satire des cours par votre exemple et par vos écrits, et vous avez, par-dessus lui, le mérite de dire en beaux vers, dans une langue étrangère, ce qu’il disait assez sèchement dans sa langue propre.

 

          Si la tendresse respectable qui a dicté cette ode ne m’avait enlevé mon premier suffrage, je pourrais le donner à l’ode. Enfin, il y a plus d’imagination ; et le mérite de la difficulté surmontée, qu’on doit compte dans tous les arts, est bien plus grand dans une ode que dans une épître libre.

 

          Le Printemps est dans un tout autre goût : c’est un tableau de Claude Lorrain. Il y a un poète anglais, homme de mérite, nommé Thomson, qui a fait les Quatre Saisons dans ce goût-là, en blanck verses, sans rime. Il semble que le même dieu vous ait inspirés tous deux.

 

          Votre altesse royale me permettra-t-elle de faire sur ce poème une remarque qui n’est guère poétique ?

 

Et dans le vaste cours de ses longs mouvements,

La terre gravitant et soulant sur ses flancs,

Approchant du soleil en sa carrière immense….

 

          Voilà des vers philosophiques, par conséquent leur devoir est d’être vrais et d’avoir raison. Ce n’est pas ici Josué qui s’accommode à l’erreur vulgaire, et qui parle en homme très vulgaire ; c’est un prince copernicien qui parle, un prince dans les Etats de qui Copernic est né ; car je le crois né à Thorn, et je pense que votre maison royale pourrait bien avoir des droits sur Thorn (2) ; mais venons au fait. Ce fait est que la terre, du printemps à l’été, s’éloigne toujours du soleil, de façon qu’au milieu du cancer elle est environ d’un million de grands milles germaniques plus loin de cet astre qu’au milieu de l’hiver, et que nous avons, moyennant cette inégalité dans son cours, huit jours d’été de plus que d’hiver. Je sais bien qu’on a cru longtemps qu’en été nous étions plus près du soleil ; mais c’est une grande erreur. Il ne doit par paraître singulier qu’un trente-troisième degré de proximité de plus ne nous échauffe pas ; car je n’ai guère plus chaud à trente-deux pieds de ma cheminée qu’à trente-trois. Ce qui fait la chaleur n’est donc pas la proximité, mais la perpendicularité des rayons du soleil, et leur plus grande quantité réfractée de l’air sur la terre. Or, en été les rayons sont plus approchants de la perpendicule et plus réfractés sur notre horizon septentrional, comme sait votre altesse. Je fais tout ce verbiage pour excuser mon unique critique. D’ailleurs, je ne puis trop remercier votre altesse royale de l’honneur qu’elle fait à notre Parnasse français.

 

          J’envoie la quatrième épître (3) par ce paquet ; je corrige la troisième. J’aurais envoyé les trois nouveaux derniers actes de Mérope, mais on les transcrit.

 

          Ce que votre altesse royale a daigné me mander du czar Pierre 1er change bien mes idées. Est-il possible que tant d’horreurs aient pu se joindre à des desseins qui auraient honoré Alexandre ? Quoi ! Policer son peuple, et le tuer ! Etre bourreau, abominable bourreau, et législateur ! Quitter le trône pour le souiller ensuite de crimes ! Créer des hommes, et déshonorer la nature humaine ! Prince, qui faites l’honneur du genre humain par le cœur et par l’esprit, daignez me développer cette énigme. J’attendrai les mémoires que vos bontés voudront bien me communiquer, et je n’en ferai usage que par vos ordres. Je ne continuerai l’Histoire de Louis XIV, ou plutôt de son siècle, que quand vous me le commanderez. Je ne veux…. (le reste manque)

 

 

1 – Envoi de vers du 28 Mars. (G.A.)

2 – Thorn faisait alors partie du royaume de Pologne. (G.A.)

3 – La quatrième des Discours sur l’homme. (G.A.)

 

 

 

 

53. – DE VOLTAIRE.

 

A Cirey, le 20 Mai.

 

          Monseigneur, vos jours de poste sont comme les jours de Titus : vous pleureriez si vos lettres n’étaient pas des bienfaits. Vos deux dernières, du 31 Mars et 19 Avril, dont votre altesse royale m’honore, sont de nouveaux liens qui m’attachent à elle ; et il faut bien que chacune de mes réponses soit un nouveau serment de fidélité que mon âme, votre sujette, fait à votre âme, sa souveraine.

 

          La première chose dont je me sens forcé de parler est la manière dont vous pensez sur Machiavel. Comment ne seriez-vous point ému de cette colère vertueuse où vous êtes presque contre moi, de ce que j’ai loué le style d’un méchant homme ? C’était aux Borgia, père et fils, et à tous ces petits princes qui avaient besoin de crimes pour s’élever, à étudier cette politique infernale ; il est d’un prince tel que vous de la détester. Cet art, qu’on doit mettre à côté de celui des Locuste et des Brinvilliers, a pu donner à quelques tyrans une puissance passagère, comme le poison peut procurer un héritage ; mais il n’a jamais fait ni de grands hommes, ni des hommes heureux : cela est bien certain. A quoi peut-on donc parvenir par cette politique affreuse ? Au malheur des autres et au sien même. Voilà les vérités qui sont le catéchisme de votre belle âme.

 

          Je suis si pénétré de ces sentiments, qui sont vos idées innées, et dont le bonheur des hommes doit être le fruit, que j’oubliais presque de rendre grâces à votre altesse royale de la bonté qu’elle a de s’intéresser à mes maux particuliers. Mais ne faut-il pas que l’amour du bien public marche le premier ? Vous joignez donc, monseigneur, à tant de bienfaits, celui de daigner consulter pour moi des médecins. Je ne sais qu’une seule chose aussi singulière que cette bonté, c’est que les médecins vous ont dit vrai. Il y a longtemps que je suis persuadé que ma maladie, s’il est permis de comparer le mal avec le bien, est, tout comme mon attachement à votre personne, une affaire pour la vie.

 

          Les consolations que je goûte dans ma délicieuse retraite et dans l’honneur de vos lettres sont assez fortes pour me faire supporter des douleurs encore plus grandes. Je souffre très patiemment ; et quoique les douleurs soient quelquefois longues et aiguës, je suis très éloigné de me croire malheureux. Ce n’est pas que je sois stoïcien ; au contraire, c’est parce que je suis très épicurien, parce que je crois la douleur un mal et le plaisir un bien, et que, tout bien compté et bien pesé, je trouve infiniment plus de douceurs que d’amertumes dans cette vie.

 

          De ce petit chapitre de morale, je volerai sur vos pas, si votre altesse royale le permet, dans l’abîme de la métaphysique. Un esprit aussi juste que le vôtre ne pouvait assurément regarder la question de la liberté comme une chose démontrée. Ce goût que vous avez pour l’ordre et l’enchainement des idées, vous a représenté fortement Dieu comme maître unique et infini de tout ; et cette idée, quand elle est regardée seule, sans aucun retour sur nous-mêmes, semble être un principe fondamental d’où d’écoule une fatalité inévitable dans toutes les opérations de la nature. Mais aussi, une autre manière de raisonner semble encore donner à Dieu plus de puissance, et en faire un être, si j’ose le dire, plus digne de nos adorations : c’est de lui attribuer le pouvoir de faire des êtres libres. La première méthode semble en faire le dieu des machines, et la seconde, le dieu des êtres pensants. Or ces deux méthodes ont chacune leur force et leur faiblesse. Vous les pesez dans la balance du sage ; et, malgré le terrible poids que les Leibnitz et les Wolf mettent dans cette balance, vous prenez encore ce mot de Montaigne, que sais-je ? pour votre devise.

 

          Je vois plus que jamais, par le mémoire sur le czarovitz, que votre altesse royale daigne m’envoyer, que l’histoire a son pyrrhonisme aussi bien que la métaphysique. J’ai eu soin, dans celle de Louis XIV, de ne pas percer plus qu’il ne faut dans l’intérieur du cabinet. Je regarde les grands événements de ce règne comme de beaux phénomènes dont je rends compte, sans remonter au premier principe. La cause première n’est guère faite pour le physicien, et les premiers ressorts des intrigues ne sont guère faits pour l’historien. Peindre les mœurs des hommes, faire l’histoire de l’esprit humain dans ce beau siècle, et surtout l’histoire des arts, voilà mon seul objet. Je suis bien sûr de dire la vérité quand je parlerai de Descartes, de Corneille, du Poussin, de Girardon, de tant d’établissements utiles aux hommes ; je serais sûr de mentir si je voulais rendre compte des conversations de Louis XIV et de madame de Maintenon.

 

          Si vous daignez m’encourager dans cette carrière, je m’y enfoncerai plus avant que jamais ; mais en attendant je donnerai le reste de cette année à la physique, et surtout à la physique expérimentale (1). J’apprends par toutes les nouvelles publiques, qu’on débite mes Eléments de Newton ; mais je ne les ai point encore vus ; il est plaisant que l’auteur et la personne (2) à qui ils sont dédiés soient les seuls qui n’aient point l’ouvrage. Les libraires de Hollande se sont précipités, sans me consulter, sans attendre les changements que je préparais ; ils ne m’ont ni envoyé le livre, ni averti qu’ils le débitaient. C’est ce qui fait que je ne peux avoir moi-même l’honneur de l’adresser à votre altesse royale ; mais on en fait une nouvelle édition plus correcte, que j’aurai l’honneur de lui envoyer.

 

          Il me semble, monseigneur, que ce petit commercium epistolicum embrasse tous les arts. J’ai eu l’honneur de vous parler de morale, de métaphysique, d’histoire, de physique ; je serais bien ingrat si j’oubliais les vers. Et comment oublier les derniers que votre altesse royale vient de m’envoyer ? Il est bien étrange que vous puissiez écrire avec tant de facilité dans une langue étrangère. Des vers français sont très difficiles à faire en France, et vous en composez à Remusberg, comme si Chaulieu, Chapelle, Gresset, avaient l’honneur de souper avec votre altesse royale…. (Le reste manque.)

 

 

1 – C’est à cette époque que Voltaire composa sa Dissertation sur le feu. (G.A.)

2 – Madame du Châtelet.

 

 

 

 

54. – DU PRINCE ROYAL.

 

Juin 1738.

 

          Mon cher ami (ce titre vous est dû, et par votre rare mérite, et par la sincérité avec laquelle vous me faites apercevoir mes fautes), je suis charmé de votre critique : je corrigerai tous les endroits que vous avez marqués ; je travaillerai comme sous vos yeux. Vos lumières et vos censures seront comme les canaux qui forment les jets d’eau : elles régleront l’essor de mon esprit ; et plus vous mettrez de sévérité dans vos critiques, plus vous augmenterez mes obligations.

 

          Votre quatrième Epître est un chef d’œuvre. Césarion et moi nous l’avons lue, relue et admirée plus d’une fois. Je ne saurais vous dire à quel point j’estime vos ouvrages. La noble hardiesse avec laquelle vous débitez de grandes vérités m’enchante.

 

Au bord de l’infini ton cours doit s’arrêter.

 

          Ce vers est peut-être le plus philosophique qui ait jamais été fait. L’orgueil de la plupart des savants n’est pas capable de se ployer sous cette vérité. Il faut avoir épuisé la philosophie pour en dire autant.

 

          Vous avez un talent tout particulier pour exprimer les grands sentiments et les grandes vérités. Je suis charmé de ces deux vers :

 

O divine amitié, félicité parfaite,

Seul mouvement de l’âme où l’excès soit permis !

 

          Je voudrais pouvoir inculquer cette vérité dans le cœur de tous mes compatriotes et de tous les hommes. Si le genre humain pensait ainsi, nous verrions une république plus parfaite et plus heureuse que celle de Platon.

 

          Cette saison, qui est pour moi le semestre de mars, m’a tant fourni d’occupation qu’il m’a été impossible de vous répondre plus tôt. J’ai reçu encore la cinquième épître sur le Bonheur (1), et je réponds à toutes ces lettres à la fois.

 

          Pour vous parler avec ma franchise ordinaire, je vous avouerai naturellement que tout ce qui regarde l’homme-dieu ne me plaît point dans la bouche d’un philosophe, d’un homme qui doit être au-dessus des erreurs populaires. Laissez au grand Corneille, vieux radoteur et tombé dans l’enfance, le travail insipide de rimer l’Imitation de Jésus-Christ, et ne tirez que de votre fonds ce que vous avez à nous dire. On peut parler de fables, mais seulement comme fables ; et je crois qu’il vaut mieux garder un silence profond sur les fables chrétiennes, canonisées par leur ancienneté et par la crédulité des gens absurdes et insipides.

 

          Il n’y aurait qu’au théâtre où je permettrais de représenter quelque fragment de l’histoire de ce prétendu sauveur ; mais dans votre cinquième Epître il paraît que trop de condescendance pour les jésuites ou la prêtraille vous a déterminé à parler de ce ton.

 

          Vous voyez, monsieur, que je suis sincère. Je puis me tromper, mais je ne saurais vous déguiser mes sentiments.

 

          Césarion a reçu avec joie et avec transport la lettre que vous lui avez écrite (2). Vous recevrez sa réponse sous ce même couvert. Nous allons nous séparer pour un temps, puisque je suivrai le roi au pays de Clèves. Je compte y être le mois prochain. Ayez la bonté d’adresser vos lettres, vers ce temps, au colonel Bork à Vesel. J’espère en recevoir quelques-unes pendant le séjour que j’y ferai, vu la proximité de la France. Je tournerai le visage vers Cirey ; je ferai comme les Juifs captifs à Babylone, qui se tournaient vers le côté du temple pour faire leurs prières, et pour implorer l’assistance divine.

 

          Voici quelques pièces de ma façon que j’expose au creuset (3). Je crains fort qu’elles ne soutiennent pas l’épreuve. C’est, comme vous voyez, toujours le démon des vers qui me domine. Bientôt celui des combats pourra influer sur moi. Si le sort ou le démon de la guerre me rend ennemi des Français, soyez bien persuadé que la haine n’aura jamais d’empire sur mon esprit, et que mon cœur démentira toujours mon bras. Vous seul, monsieur, me faites aimer votre nation. Je chérirai tendrement les habitants de Cirey, tandis que je ferai la guerre aux Français, et je dirai :

 

                                           ….. Mon épée,

Qui du sang espagnol eût été mieux trempée…

 

                                                                      Henriade, ch. III.

 

          Je vous prie de me donner de vos nouvelles le plus souvent qu’il vous sera possible : je suis d’une inquiétude extrême sur tout ce qui regarde votre santé. Nous venons de perdre ici un des plus grands hommes d’Allemagne : c’est le fameux M. de Beausobre, homme d’honneur et de probité, grand génie, d’un esprit fin et délié, grand orateur, savant dans l’histoire de l’Eglise et dans la littérature, ennemi implacable des jésuites, la meilleure plume de Berlin, un homme plein de feu et de vivacité, que quatre-vingts années de vie n’avaient pu glacer ; d’ailleurs sentant quelque faible pour la superstition, défaut assez commun chez les gens de son métier, et connaissant assez la valeur de ses talents pour être sensible aux applaudissements et à la louange. Cette perte m’est d’autant plus sensible qu’elle est irréparable. Nous n’avons personne qui puisse remplacer M. de Beausobre. Les hommes de son mérite sont rares ; et quand la nature les sème, ils ne parviennent pas tous à la maturité.

 

          Il m’est parvenu une lettre qu’une dame (4) de ce pays-ci vous a écrite. Vous aurez bien vu, par son style, qu’elle est brouillée avec le sens commun. Ne jugez pas de toutes nos dames par cet échantillon, et croyez qu’il en est dont l’esprit et la figure ne vous paraîtraient pas réprouvables. Je leur dois bien quelque mot en leur faveur, car elles répandent des charmes inexprimables dans le commerce de la vie ; en faisant même abstraction de la galanterie, elles sont d’une nécessité indispensable dans la société ; sans elles toute conversation est languissante.

 

          J’attends la Mérope, j’attends quelque merveille fraîchement éclose ; j’attends des nouvelles de mon ami, une réponse sur quelques bagatelles que j’ai fait partir pour le petit paradis de Cirey ; et toute cette attente me fait bien languir. J’ai oublié de vous dire que j’ai reçu votre Newton ; j’attends l’édition de Hollande. Je vous ai promis de vous communiquer toutes mes réflexions : mais le moyen ? Je n’ai pas eu depuis quatre semaines le moment de me reconnaître et à peine puis-je vous écrire ces deux mots.

 

          Mille amitiés à la marquise, et à tous ceux qui sont assemblés à Cirey au nom de Voltaire. Je vous prie, ne m’oubliez point, et soyez fermement persuadé de l’estime et de l’amitié avec laquelle je suis, monsieur, votre très fidèle ami, FÉDÉRIC.

 

 

1 – Aujourd’hui le septième des Discours sur l’homme. (G.A.)

2 – On n’a pas cette lettre. (G.A.)

3. – Le Philosophe guerrier, épître à M. Jordan ; une autre à Césarion, etc. (K.)

4 – Madame de Brand. (G.A.)

 

 

 

 

Publié dans Frédéric de Prusse

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