CORRESPONDANCE avec Frédéric de Prusse - Partie 12
Photo de PAPAPOUSS
44. – DU PRINCE ROYAL.
A Remusberg, le 17 Février 1738.
Monsieur, on vient de me rendre votre lettre du 23 Janvier, qui sert de réponse, ou plutôt de réfutation, à celle du 26 Décembre que je vous avais écrite. Je me repens bien de m’être engagé trop légèrement, et peut-être inconsidérément, dans une discussion métaphysique, avec un adversaire qui va me battre à plate couture ; mais il n’est plus temps de reculer lorsqu’on a déjà tant fait.
Je me souviens, à cette occasion, d’avoir été présent à une dispute où il s’agissait de la préférence que l’on devait, ou à la musique française, ou à l’italienne. Celui qui faisait valoir la française se mis à chanter misérablement une ariette italienne, en soutenant que c’était la plus abominable chose du monde ; de quoi on ne disconvenait pas. Après quoi il pria quelqu’un qui chantait très bien en français, et qui s’en acquitta à merveille, de faire les honneurs de Lulli. Il est certain que, si on avait jugé de ces deux musiques différentes sur cet échantillon, on n’aurait pu que rejeter le goût italien, et au fond je crois qu’on aurait mal jugé.
La métaphysique ne serait-elle pas entre mes mains ce que cette ariette italienne était dans la bouche de ce cavalier qui n’y entendait pas grand’chose ? Quoi qu’il en soit j’ai votre gloire trop à cœur pour vous céder gain de cause, sans plus faire de résistance. Vous aurez l’honneur d’avoir vaincu un adversaire intrépide, et qui se servira de toutes les défenses qui lui restent et de tout son magasin d’arguments, avant que de battre la chamade.
Je me suis aperçu que la différence dans la manière d’argumenter nous éloignait le plus dans les systèmes que nous soutenons. Vous argumentez a posteriori, et moi a priori ; ainsi, pour nous conduire avec plus d’ordre, et pour éviter toute confusion dans les profondes ténèbres métaphysiques dont il faut nous débrouiller, je crois qu’il serait bon de commencer par établir un principe certain : ce sera le pôle avec lequel notre boussole s’orientera ; ce sera le centre où toutes les lignes de mon raisonnement doivent aboutir.
Je fonde tout ce que j’ai à vous dire sur la providence, sur la sagesse et sur la prescience de Dieu. Ou Dieu est sage, ou il ne l’est pas. S’il est sage, il ne doit rien laisser au hasard ; il doit se proposer un but, une fin en tout ce qu’il fait : si Dieu est sans sagesse, ce n’est plus un dieu ; c’est un être sans raison, un aveugle hasard, un assemblage contradictoire d’attributs qui ne peuvent exister réellement. Il faut donc que nécessairement la sagesse, la prévoyance et la prescience soient des attributs de Dieu ; ce qui prouve suffisamment que Dieu voit les effets dans leurs causes, et que, comme infiniment puissant, sa volonté s’accorde avec tout ce qu’il prévoit. Remarquez, en passant, que ceci détruit les contingents futurs ; car l’avenir ne peut point avoir d’incertitude à l’égard de Dieu tout-puissant, qui veut tout ce qu’il peut, et qui peut tout ce qu’il veut.
Vous trouverez bon à présent que je réponde aux objections que vous venez de me faire. Je suivrai l’ordre que vous avez tenu, afin que par ce parallèle la vérité en devienne plus palpable.
I. - La liberté de l’homme, telle que vous la définissez, ne saurait avoir, selon mon principe, une raison suffisante ; car, comme cette liberté ne pouvait venir uniquement que de Dieu, je vais vous prouver que cela même implique contradiction, et qu’ainsi c’est une chose impossible. Dieu ne peut changer l’essence des choses : car, comme il lui est impossible de donner à un triangle, en tant que triangle, un carré, de faire que le passé n’ait pas été, aussi peu saurait-il changer sa propre essence. Or il est de son essence, comme un Dieu sage, tout-puissant et connaissant l’avenir, de fixer les événements qui doivent arriver dans tous les siècles qui s’écouleront : il ne saurait donner à l’homme la liberté d’agir diamétralement à ce qu’il avait voulu ; de quoi il résulte qu’on dit une contradiction, lorsqu’on soutient que Dieu peut donner la liberté à l’homme.
II. - L’homme pense, opère des mouvements, et agit, j’en conviens, mais d’une manière subordonnée aux inviolables lois du destin. Tout avait été prévu par la Divinité, tout avait été réglé ; mais l’homme, qui ignore l’avenir, ne s’aperçoit pas qu’en semblant agir indépendamment, toutes ses actions tendent à remplir les décrets de la Providence.
On voit la liberté, cette esclave si fière,
Par d’invisibles nœuds dans ces lieux prisonnière :
Sous un joug inconnu que rien ne peut briser,
Dieu sait l’assujettir sans la tyranniser.
Henriade, ch. VIII.
III. - Je vous avoue que j’ai été ébloui par le début de votre troisième objection. J’avoue qu’un Dieu trompeur, issu de mon propre système, me surprit ; mais il faut examiner si ce Dieu nous trompe autant qu’on veut bien le faire croire. Ce n’est point l’Etre infiniment sage, infiniment conséquent qui en impose à ses créatures par une liberté feinte qu’il semble leur avoir donnée. Il ne leur dit point : Vous êtes libres, vous pouvez agir selon votre volonté ; mais il a trouvé à propos de cacher à leurs yeux les ressorts qui les font agir. Il ne s’agit point ici du ministère des passions, qui est une voie entièrement ouverte à notre sujétion ; au contraire, il ne s’agit que des motifs qui déterminent notre volonté. C’est une idée d’un bonheur que nous nous figurons, ou d’un avantage qui nous flatte, et dont la représentation sert de règle à tous les actes de notre volonté. Par exemple un voleur ne déroberait point s’il ne se figurait un état heureux dans la possession du bien qu’il veut ravir ; un avare n’amasserait pas trésors sur trésors, s’il ne se représentait pas un bonheur idéal dans l’entassement de toutes ces richesses ; un soldat n’exposerait point sa vie, s’il ne trouvait sa félicité dans l’idée de la gloire et de la réputation qu’il peut acquérir ; d’autres dans l’avancement, d’autres dans des récompenses qu’ils attendent ; en un mot, tous les hommes ne se gouvernent que par les idées qu’ils ont de leur avantage et de leur bien-être.
IV. - Je crois d’ailleurs que j’ai suffisamment développé la contradiction qui se trouve dans le système du franc arbitre, tant par rapport aux perfections de Dieu, que relativement à ce que l’expérience nous confirme. Vous conviendrez donc avec moi que les moindres actions de la vie découlent d’un principe certain, d’une idée de bonheur qui nous frappe ; et c’est ce qu’on appelle motifs raisonnables, qui sont, selon moi, les cordes et les contre poids qui font agir toutes les machines de l’univers ; ce sont les ressorts cachés dont il plaît à Dieu de se servir pour assujettir nos actions à sa volonté suprême.
Les tempéraments des hommes et les causes occasionnelles (toutes également asservies à la volonté divine) donnent ensuite lieu aux modifications de leurs volontés, et causent la différence si notable que nous voyons dans les actions des hommes.
V. - Il me semble que les révolutions des corps célestes, et l’ordre auquel tous ces mondes sont assujettis, pourraient nous fournir encore un argument bien fort pour soutenir la nécessité absolue.
Pour peu qu’on ait de connaissance de l’astronomie, on est instruit de la régularité infinie avec laquelle les planètes font leur cours. On connaît d’ailleurs les lois de la pesanteur, de l’attraction, du mouvement, toutes les lois inviolables de la nature. Si des corps de cette matière, si des mondes, si tout l’univers est assujetti à des lois fixes et permanentes, comment est-ce que M. Clarke, que Newton, viendront me dire que l’homme, cet être si petit, si imperceptible en comparaison de ce vaste univers, que dis-je ? ce malheureux reptile qui rampe sur la surface de ce globe qui n’est qu’un point dans l’univers, cette misérable créature aura-t-elle seule le préalable d’agir au hasard, de n’être gouvernée par aucunes lois, et, en dépit de son créateur, de se déterminer sans raison dans ses actions ? car qui soutient la liberté entière des hommes, nie positivement que les hommes soient raisonnables, et qu’ils se gouvernent selon les principes que j’ai allégués ci-dessus. Fausseté évidente ; il ne faut que vous connaître pour en être convaincu.
VI. - Ayant déjà répondu à votre sixième objection, il me suffira de rappeler ici que Dieu, ne pouvant pas changer l’essence des choses, ne saurait par conséquent se priver de ses attributs.
VII. - Après avoir prouvé qu’il est contradictoire que Dieu puisse donner à l’homme la liberté d’agir, il serait superflu de répondre à la septième objection, quoique je ne puisse m’empêcher de dire, au nom des Wolf et des Leibnitz, aux Clarke et aux Newton, qu’un Dieu qui entre dans la régie du monde, entre dans les plus petits détails, dirige toutes les actions des hommes dans le même temps qu’il pourvoit aux besoins d’un nombre innombrable de mondes, me paraît bien plus admirable qu’un Dieu qui, à l’exemple des nobles et des grands d’Espagne, adonnés à l’oisiveté, ne s’occupe de rien. De plus, que deviendra l’immensité de Dieu si, pour le soulager, nous lui ôtons le soin des petits détails ?
Je le répète, le système de Wolf explique les actions des hommes conformément aux attributs de Dieu et à l’autorité de l’expérience.
VIII. - Quant aux emportements et aux passions violentes des hommes, ce sont des ressorts qui nous frappent, puisqu’ils tombent visiblement sous nos sens ; les autres n’en existent pas moins, mais ils demandent plus d’application d’esprit et plus de méditation pour être découverts.
IX. - Les désirs et la volonté sont deux choses qu’il ne faut pas confondre, j’en conviens ; mais le triomphe de la volonté sur les désirs ne prouve rien en faveur de la liberté. Ce triomphe ne prouve autre chose sinon qu’une idée de gloire qu’on se présente en supprimant ses désirs. Une idée d’orgueil, quelquefois aussi de prudence, nous détermine à vaincre ces désirs, ce qui est l’équivalent de ce que j’ai établi plus haut.
X. - Puisque, sans Dieu, le monde ne pourrait pas avoir été créé, comme vous en convenez, et puisque je vous ai prouvé que l’homme n’est pas libre, il s’ensuit que, puisqu’il y a un Dieu, il y a une nécessité absolue ; et puisqu’il y a une nécessité absolue, l’homme doit par conséquent y être assujetti, et ne saurait avoir de liberté.
XI. - Lorsqu’on parle des hommes, toutes les comparaisons prises des hommes peuvent cadrer ; mais dès qu’on parle de Dieu, il me paraît que toutes ces comparaisons deviennent fausses, puisque en cela nous lui attribuons des idées humaines, nous le faisons agir comme un homme, et nous lui faisons jouer un rôle qui est entièrement opposé à sa majesté.
Réfuterai-je encore le système des sociniens, après avoir suffisamment établi le mien ? Dès qu’il est démontré que Dieu ne saurait rien faire de contraire à son essence, on en peut tirer la conséquence que tout ce qu’on peut dire pour prouver la liberté de l’homme sera toujours également faux. Le système de Wolf est fondé sur les attributs qu’on a démontrés en Dieu ; le système contraire n’a d’autre base que des suppositions évidemment fausses : vous comprenez que tous les autres s’écroulent d’eux-mêmes.
Pour ne rien laisser en arrière, je dois vous faire remarquer une inconséquence qui me paraît être dans le plaisir que Dieu prend de voir agir des créatures libres. On ne s’aperçoit pas qu’on juge de toutes choses par un certain retour qu’on fait sur soi-même : par exemple, un homme prend plaisir à voir une république laborieuse de fourmis pourvoir avec une espèce de sagesse à sa subsistance ; de là on s’imagine que Dieu doit trouver le même plaisir aux actions des hommes. Mais on ne s’aperçoit pas, en raisonnant de la sorte, que le plaisir est une passion humaine, et que, comme Dieu n’est pas un homme, qu’il est un être parfaitement heureux en lui-même, il n’est susceptible de recevoir aucune impression, ni de joie, ni d’amour, ni de haine, ni de toutes les passions qui troublent les humains.
On soutient, il est vrai, que Dieu voit le passé, le présent, et l’avenir, que le temps ne le vieillit point, et que le moment d’à présent, des mois, des années, des mille milliers d’années, ne changent rien à son être, et ne sont en comparaison de sa durée, qui n’a ni commencement ni fin, que comme un instant, et moins encore qu’un clin d’œil.
Je vous avoue que le dieu de M. Clarke m’a bien fait rire. C’est un dieu assurément qui fréquente les cafés et qui se met à politiquer avec quelques misérables nouvellistes sur les conjonctures présentes de l’Europe. Je crois qu’il doit être bien embarrassé à présent pour deviner ce qui se fera la campagne prochaine en Hongrie, et qu’il attend avec grande impatience l’arrivée des événements, pour savoir s’ils s’est trompé dans ses conjectures ou non.
Je n’ajouterai qu’une réflexion à celles que je viens de faire, c’est que ni le franc arbitre ni la fatalité absolue ne disculpent pas la Divinité de sa participation au crime : car, que Dieu nous donne la liberté de mal faire, ou qu’il nous pousse immédiatement au crime, cela revient à peu près au même ; il n’y a que du plus ou du moins. Remontez à l’origine du mal, vous ne pourrez que l’attribuer à Dieu, à moins que vous ne vouliez embrasser l’opinion des manichéens touchant les deux principes ; ce qui ne laisse pas d’être hérissé de difficultés. Puisque donc selon nos systèmes Dieu est également le père des crimes et des vertus, puisque MM. Clarke, Locke et Newton ne me présentent rien qui concilie la sainteté de Dieu avec le fauteur des crimes, je me vois obligé de conserver mon système ; il est plus lié, plus suivi. Après tout, je trouve une espèce de consolation dans cette fatalité absolue, dans cette nécessité qui dirige tout, qui conduit nos actions, et qui fixe les destinées.
Vous me direz que c’est une petite consolation que celle que l’on tire des considérations de notre misère et de l’immutabilité de notre sort ; j’en conviens : mais il faut bien s’en contenter faute de mieux. Ce sont de ces remèdes qui assoupissent les douleurs, et qui laissent à la nature le temps de faire le reste.
Après vous avoir fait un exposé de mes opinions, j’en reviens, comme vous, à l’insuffisance de nos lumières. Il me paraît que les hommes ne sont pas faits pour raisonner profondément sur les matières abstraites. Dieu les a instruits autant qu’il est nécessaire pour se gouverner dans ce monde, mais non pas autant qu’il faudrait pour contenter leur curiosité. C’est que l’homme est fait pour agir, et non pas pour contempler.
Prenez-moi, monsieur, pour tout ce qu’il vous plaira, pourvu que vous vouliez croire que votre personne est l’argument le plus fort qu’on puisse présenter en faveur de notre être. J’ai une idée plus avantageuse de la perfection des hommes en vous considérant, et d’autant plus suis-je persuadé qu’il n’y a qu’un Dieu, ou quelque chose de divin, qui puisse rassembler dans une même personne toutes les perfections que vous possédez. Ce ne sont pas des idées indépendantes qui vous gouvernent : vous agissez selon un principe, selon la plus sublime raison : donc vous agissez selon une nécessité. Ce système, bien loin d’être contraire à l’humanité et aux vertus, y est même très favorable, puisque trouvant notre bonheur, notre intérêt et notre satisfaction dans l’exercice de la vertu, ce nous est une nécessité de nous porter toujours à tout ce qui est vertueux : et comme je ne saurais n’être pas reconnaissant sans me rendre insupportable à moi-même, mon bonheur, mon repos, l’idée de mon bien-être, m’obligent à la reconnaissance.
J’avoue que les hommes ne suivent pas toujours la vertu ; et cela vient de ce qu’ils ne se font pas tous la même idée du bonheur ; que les causes étrangères et les passions leur donnent lieu de se conduire d’une façon différente, et selon ce qu’ils croient de leur intérêt. Le tumulte de leurs passions fait surseoir dans ces moments les mûres délibérations de l’esprit et de la raison.
Vous voyez, monsieur, par ce que je viens de vous dire, que mes opinions métaphysiques ne renversent aucunement les principes de la saine morale ; d’autant plus que la raison la plus épurée nous fait trouver les seuls véritables intérêts de notre conservation dans la bonne morale.
Au reste, j’en agis avec mon système comme les bons enfants avec leurs pères. Ils connaissent leurs défauts et les cachent. Je vous présente un tableau du beau côté ; mais je n’ignore pas que ce tableau a un revers.
On peut disputer des siècles entiers sur ces matières, et après les avoir, pour ainsi dire, épuisées, on en revient où l’on avait commencé. Dans peu nous en serons à l’âne de Buridan (1).
Je ne saurais assez vous dire, monsieur, jusqu’à quel point je suis charmé de votre franchise ; votre sincérité ne vous mérite pas un petit éloge. C’est par là que vous me persuadez que vous êtes de mes amis, que votre esprit aime la vérité, que vous ne me la déguiserez jamais. Soyez persuadé, monsieur, que votre amitié et votre approbation m’est plus flatteuse que celle de la moitié du gens humain.
Les dieux sont pour César, mais Caton suit Pompée. (2).
Si j’approchais de la divine Emilie, je lui dirais, comme l’ange annonciateur : Vous êtes la bénie d’entre les femmes, car vous possédez un des plus grands hommes du monde ; et j’oserais encore lui dire : Marie a choisi le bon parti, elle a embrassé la philosophie.
En vérité, monsieur, vous étiez bien nécessaire dans le monde pour que j’y fusse heureux. Vous venez de m’envoyer deux Epîtres qui n’ont jamais eu leurs semblables (3). Il sera donc dit que vous vous surpasserez toujours vous-même. Je n’ai pas jugé de ces deux Epîtres comme d’un thème de philosophie ; mais je les ai considérées comme des ouvrages tissés de la main des Grâces.
Vous avez ravi à Virgile la gloire du poème épique, à Corneille celle du théâtre ; vous en faites autant à présent aux épîtres de Despréaux. Il faut avouer que vous êtes un terrible homme. C’est là cette monarchie que Nabuchodonosor vit en rêve, et qui engloutit toutes celles qui l’avaient précédée.
Je finis, en vous priant de ne pas laisser longtemps dépareillées les belles Epîtres que vous avez bien voulu m’envoyer. Je les attends avec la dernière impatience, et avec cette avidité que vos ouvrages inspirent à tous vos lecteurs.
La philosophie me prouve que vous êtes l’être du monde le plus digne de mon estime ; mon cœur m’engage à le croire, et la reconnaissance m’y oblige ; jugez donc de tous les sentiments avec lesquels je suis, monsieur, votre très fidèle ami, FÉDÉRIC.
1 – Sophisme scolastique. Voyez-en la définition au commencement du chant XII de la Pucelle. (G.A.)
2 – Imitation de Lucain. (G.A.)
3 – Voyez les Discours sur l’homme. (G.A.)
45. – DU PRINCE ROYAL.
A Remusberg, le 19 Février 1738.
Monsieur, je viens de recevoir la lettre que vous m’avez écrite du …. Janvier (1). J’y vois la bonté avec laquelle vous excusez mes fautes, et la sincérité avec laquelle vous voulez bien me les découvrir. Vous daignez quitter pour quelques moments le ciel de Newton, et l’aimable compagnie des Muses, pour décrasser un poète nouveau dans les eaux bondissantes de l’Hippocrène. Vous quittez le pinceau en ma faveur pour prendre la lime ; enfin vous vous donnez la peine de m’apprendre à épeler, vous qui savez penser. Mais je vous importunerai encore ; et je crains que vous ne me preniez pour un de ces gens à qui on fait quelque charité, et qui en demandent toujours davantage.
Madame du Châtelet m’a adressé des vers (2) que j’ai admirés à cause de leur beauté, de leur noblesse, et de leur tour original. J’ai été fort étonné en même temps de voir qu’on m’y donnait du divin, quoique je connaisse, par les mêmes endroits qu’Alexandre, que je ne suis pas de céleste origine, et que je crains fort qu’en qualité de dieu mon sort ne devienne semblable à celui de cette canaille de nouveaux dieux que Lucien nous dit avoir été chassés de l’Olympe par Jupiter, ou bien aux saints que le sieur de Launoy trouva fort à propos de dénicher du paradis. Quoi qu’il en soit, j’ai répondu en vers à madame du Châtelet, et je vous prie, monsieur, de vouloir bien donner quelques coups de plume à cette pièce, afin qu’elle soit digne d’être offerte à la marquise.
Je regarde cette Emilie comme une divinité d’ancienne date, à laquelle il n’est pas permis de parler le langage des humains. Il faut lui parler celui des dieux, il faut lui parler en vers. Il est bien permis à nous autres hommes de s’égayer, quand nous nous mêlons de parler une langue qui nous est si étrangère : aussi puis-je espérer que vos divinités voudront excuser les fautes que font ces pauvres mortels, quand ils se mêlent de vouloir parler comme vous.
J’attends quelque coup de foudre de la part du Jupiter de Cirey, sur certaine discussion de métaphysique que j’ai osé hasarder. Je fais ce que je puis pour m’élever aux cieux ; je remue les bras, et je crois voler ; mais, quoi que je puisse faire, je sens bien que mon esprit n’est pas de nature à pouvoir se démêler de toutes les difficultés qui se présentent dans cette carrière.
Il semble que le Créateur nous a donné autant de raison qu’il nous en faut pour nous conduire sagement dans ce monde, et pour pourvoir à tous nos besoins ; mais il semble aussi que cette raison ne suffit pas pour contenter ce fonds insatiable de curiosité que nous avons en nous, et qui s’étend souvent trop loin. Les absurdités et les contradictions qui se rencontrent de toutes parts donnent sans fin naissance au pyrrhonisme ; et, à force d’imaginer, on ne parle qu’à son imagination. Après tout, je tiens pour une vérité incontestable et certaine le plaisir et l’admiration que vous me causez. Ce n’est point une illusion des sens, un préjugé frivole, mais une parfaite connaissance de l’homme le plus aimable du monde.
Je m’en vais rayer toutes les trompettes (3), corriger, changer, et me peiner, jusqu’à ce que vos remarques soient éludées. Mérope ne sort point de mes mains ; c’est une vierge dont je garde l’honneur. Je suis avec une très parfaite estime, monsieur, votre très fidèlement affectionné ami, FÉDÉRIC.
1 – Voyez la lettre n° 39 (G.A.)
2 – Voyez l’Epître. (G.A.)
3 – Voyez la lettre n° 39. (G.A.)
46. – DU PRINCE ROYAL.
A Remusberg, le 27 Février 1738.
Monsieur, mes ouvrages n’ont aucun prix : c’est une vérité dont je suis convaincu il y a longtemps. Cela n’empêche pas cependant que je ne doive vous témoigner ma reconnaissance et ma gratitude. Les bagatelles que je vous envoie ne sont que des marques de souvenir, des signes auxquels vous devez vous rappeler le plaisir que m’ont fait vos ouvrages.
Il semble, monsieur, que les sciences et les arts vous servent par semestre. Ce quartier paraît être celui de la poésie. Comment ! Vous mettez la main à une nouvelle tragédie (1) ; d’où prenez-vous votre temps ? Ou bien est-ce que les vers coulent chez vous comme de la prose ? Autant de questions, autant de problèmes.
Mérope ne sort point de mes mains. Il en revient trop à mon amour-propre d’être l’unique dépositaire d’une pièce à laquelle vous avez travaillé. Je la préfère à toutes les pièces qui ont paru en France, hormis à la Mort de César.
Les intrigues amoureuses me paraissent le propre des comédies ; elles en sont comme l’essence ; elles font le nœud de la pièce ; et comme il faut finir de quelque manière, il semble que le mariage y soit tout propre. Quant à la tragédie, je dirai qu’il y a des sujets qui demandent naturellement de l’amour, comme Titus et Bérénice, le Cid, Phèdre et Hyppolyte. Le seul inconvénient qu’il y ait, c’est que l’amour se ressemble trop, et que, quand on a vu vingt pièces, l’esprit se dégoûte d’une répétition continuelle de sentiments doucereux, et qui sont trop éloignés des mœurs de notre siècle. Depuis qu’on a attaché, avec raison, un certain ridicule à l’amour romanesque, on ne sent plus le pathétique de la tendresse outrée. On supporte le soupirant pendant le premier acte, et on se sent tout disposé à se moquer de sa simplicité au quatrième ou au cinquième acte ; au lieu que la passion qui anime Mérope est un sentiment de la nature, dont chaque cœur bien placé connaît la voix. On ne se moque point de ce qu’on sent soi-même, et de ce qu’on est capable de sentir. Mérope fait tout ce que ferait une tendre mère, qui se trouverait en sa situation. Elle parle comme nous parle le cœur, et l’acteur ne fait qu’exprimer ce que l’on sent.
J’ai fait écrire à Berlin pour la Mérope du marquis Maffei, quoique je sois très assuré que sa pièce n’approche pas de la vôtre. Le peuple des savants de France sera toujours invincible, tant qu’il aura des personnes de votre ordre à sa tête. J’ose même dire que je le redouterais infiniment plus que vos armées avec tous vos maréchaux.
Voici une ode (2) nouvellement achevée, moins mauvaise que les précédentes. Césarion y a donné lieu. Le pauvre garçon a la goutte d’une violence extrême. Il me l’écrit dans des termes qui me percent le cœur. Je ne puis rien pour lui contre des maux réels ; remède cependant capable de tranquilliser les saillies impétueuses de l’esprit auxquelles les douleurs aiguës donnent lieu.
J’attends de votre franchise et de votre amitié que vous voudrez bien me faire apercevoir les défauts qui se trouvent en cette pièce. Je sens que j’en suis père, et je me sais mauvais gré de n’avoir pas les yeux assez ouverts sur mes productions :
Tant l’erreur est notre apanage !
Souvent un rien nous éblouit,
Et de l’insensé jusqu’au sage,
S’il juge de son propre ouvrage,
Par l’amour-propre, il est séduit.
Vous n’oublierez pas de faire mille assurances d’estime à la marquise du Châtelet, dont l’esprit ingénieux a bien voulu se faire connaître par un petit échantillon. Ce n’est qu’un rayon de ce soleil qui s’est fait apercevoir à travers les nuages ; que ne doit-ce point être lorsqu’on le voit sans voiles ! Peut-être faut-il que la marquise cache son esprit, comme Moïse voilait son visage, parce que le peuple d’Israël n’en pouvait supporter la clarté. Quand même j’en perdrais la vue, il faut, avant de mourir, que je voie cette terre de Canaan, ce pays des sages, ce paradis terrestre. Comptez sur l’estime parfaite et l’amitié inviolable avec laquelle je suis, monsieur, votre très affectionné ami, FÉDÉRIC.
1 – Voyez la lettre n° 43. (G.A.)
2 – Ode sur la patience. (K.) – On n’a pas cette ode. (G.A.)
3 – Celle du 23 Janvier. (G.A.)
47. – DE VOLTAIRE.
Février.
Monseigneur, une maladie qui a fait le tour de la France est enfin venue s’emparer de ma figure légère, dans un château qui devrait être l’abri de tous les fléaux de ce monde, puisqu’on y vit sous les auspices divi Federici et divœ Emiliœ. J’étais au lit lorsque je reçus à la fois deux lettres bien consolantes de votre altesse royale, l’une (1) par la voie de M. Thieriot, à qui votre altesse royale, très juste dans ses épithètes, donne celle de trompette, mais qui est aussi une des trompettes de votre gloire ; l’autre lettre (2) est venue en droiture à sa destination.
Toutes celles dont vous m’avez honoré, monseigneur, ont été autant de bienfaits pour moi ; mais la dernière est celle qui m’a causé le plus de joie. Ce n’est pas simplement parce qu’elle est la dernière, c’est parce que vous avez jugé des défauts de Mérope comme si votre altesse royale avait passé sa vie à fréquenter nos théâtres. Nous en parlions, la sublime Emilie et moi, et nous nous demandions si cette crainte que marquait Polyphonte au quatrième acte, si cette langueur du vieux bonhomme Narbas, et ce soin de se conserver, au cinquième, auraient déplu à votre altesse royale. Le courrier des lettres arriva, et apporta vos critiques ; nous fûmes enchantés. Que croyez-vous que je fis sur-le-champ, monseigneur ; tout malade que j’étais ? Vous le devinez bien : je corrigeai et ce quatrième et ce cinquième acte.
Je m’étais un peu hâté, monseigneur, de vous envoyer l’ouvrage. L’envie de présenter des prémices divo Federico ne m’avait pas permis d’attendre que la moisson fût mure ; ainsi je vous supplie de regarder cet essai comme des fruits précoces : ils approchent un peu plus actuellement de leur point de maturité. J’ai beaucoup retouché la fin du second, la fin du troisième, le commencement et la fin du quatrième, et presque la moitié du cinquième. Si votre altesse royale le permet, je lui enverrai, ou bien une copie des quatre actes retouchés, ou bien seulement les endroits corrigés.
Je crois que M. Thieriot enverra bientôt à votre altesse royale une tragédie nouvelle, qui est infiniment goûtée à Paris ; elle est d’un homme à peu près de mon âge, nommé La Chaussée, qui s’est mis à composer pour le théâtre assez tard, comme s’il avait voulu attendre que son génie fût dans toute sa force. Il a fait déjà une comédie fort estimée, intitulée le Préjugé à la mode, et une Epître à Clio, dont les trois quarts sont un ouvrage parfait dans son genre. J’espère beaucoup de sa tragédie de Maximien (3) ; ce sera un amusement de plus pour Remusberg. Il sera lu et approuvé par votre altesse royale ; je ne peux lui souhaiter rien de mieux.
Vous êtes notre juge, monseigneur ; nous sommes comme les peuples d’Elide, qui crurent n’avoir point établit des jeux honorables, si on ne les approuvait en Egypte.
Votre altesse royale me fait frémir en me parlant de ce que je soupçonnais du czar. Ah ! Cet homme est indigne d’avoir bâti des villes : c’est un tigre qui a été le législateur des loups.
Votre altesse royale daigne me promettre la cantate de la Lecouvreur ; ah ! Monseigneur, honorez donc Cirey de ce présent, il faut qu’une partie de nos plaisirs nous vienne de Remusberg. Je serai en paradis quand mes oreilles entendront mes vers embellis par votre musique, et chantés par Emilie.
Je voudrais que tous nos petits rimailleurs pussent lire ce que votre altesse royale m’a écrit sur le style marotique, et sur le ridicule d’exprimer en vieux mots des choses qui ne méritent d’être exprimées en aucune langue. Gresset ne tombe point dans ce défaut ; il écrit purement ; il a des vers heureux et faciles ; il ne lui manque que de la force, un peu de variété, et surtout un style plus concis ; car il dit d’ordinaire en dix vers ce qu’il ne faudrait dire qu’en deux : mais votre esprit supérieur sent tout cela mieux que moi.
Je m’imagine que M. le baron de Kaiserling est enfin revenu vers son étoile polaire, et que Louis XIV et Newton ont subi leur arrêt. J’attends cet arrêt pour continuer ou pour suspendre l’histoire du Siècle de Louis XIV.
Je suis avec un profond respect et la plus tendre reconnaissance, pariter cum Emiliâ, etc.
1 – Celle du 26 Janvier. (G.A.)
2 – Celle du 4 Février. (G.A.)
3 – Jouée le 23 Février, cette pièce eut vingt-deux représentations dans sa nouveauté. (G.A.)