CORRESPONDANCE avec D'ALEMBERT - Partie 4
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DE VOLTAIRE.
A Monrion, 16 de janvier 1757.
Je vous envoie, mon cher maître, l’article IMAGINATION, comme un boiteux qui a perdu sa jambe la sent encore un peu. Je vous demande en grâce de me dire ce que c’est qu’un livre contre ces pauvres déistes, intitulé la Religion vengée (1), et dédié à monseigneur le dauphin, dont le premier tome paraît déjà, et dont les autres suivront de mois en mois, pour mieux frapper le public.
Savez-vous quel est ce mauvais citoyen qui veut faire accroire à monsieur le dauphin que le royaume est plein d’ennemis de la religion ? Il ne dira pas au moins que Pierre Damiens (2), François Ravaillac, et ses prédécesseurs, étaient des déistes, des philosophes. Pierre Damiens avait dans sa poche un très joli petit Testament de Mons (3). Je crois l’auteur parent de Pierre Damiens.
Mandez-moi le nom du coquin, je vous prie, et le succès de son pieux libelle. Votre France est pleine de monstres de toute espèce. Pourquoi faut-il que les fanatiques s’épaulent tous les uns les autres, et que les philosophes soient désunis et dispersés ! Réunissez le petit troupeau ; courage ! J’ai bien peur que Pierre Damiens ne nuise beaucoup à la philosophie.
Madame Denis et le solitaire Voltaire vous embrassent tendrement.
1 – La Religion vengée, ou Réfutation des auteurs impies, par une société de gens de lettres, ouvrage périodique et anonyme de l’avocat Soret, du P. Hayer, etc. (G.A.)
2 – Il y avait onze jours que Damiens avait donné son petit coup de canif à Louis XV. (G.A.)
3 – Il avait dans sa poche l’Instruction chrétienne. Le Testament de Mons est un ouvrage janséniste. (G.A.)
DE D’ALEMBERT.
A Paris, 23 de janvier 1757.
La Religion vengée, mon cher et illustre philosophe, est l’ouvrage des anciens maîtres de François Damiens, des précepteurs de Chastel et de Ravaillac, des confrères du martyr Guignard, du martyr Oldcorn, du martyr Campian, etc. (1). Je ne connais, comme vous, cette rapsodie que par le titre ; elle ne fait ici aucune sensation, quoiqu’il en ait déjà paru plusieurs cahiers. Le jésuite Berthier, grand et célèbre directeur du Journal de Trévoux, est à la tête de cette belle entreprise, qui tend à décrier auprès du dauphin les plus honnêtes gens et les plus éclairés de la nation. Ces gens-là sont le contraire d’Ajax ; ils ne cherchent que la nuit pour se battre ; mais laissons-les dire et faire ; la raison finira par avoir raison : malheureusement vous et moi nous n’y serons plus quand ce bonheur arrivera au genre humain. Quelqu’un qui lit le Journal de Trévoux (car, pour moi, je rends justice à tous ces libelles périodiques en ne les lisant jamais) me dit hier que dans le dernier journal vous étiez nommément et indécemment attaqué : « Ce poète ! dit-on, qui s’appelle l’ami des hommes, et qui est l’ennemi du Dieu que nous adorons. » Voilà comme ils vous habillent ; et voilà ce que M. de Malesherbes, le protecteur déclaré de toute la canaille littéraire, laisse imprimer avec approbation et privilège (2).
Le malheureux assassin (3) n’a point encore parlé ; il persifle ses juges et ses gardes ; il demande la question, et je crois qu’il ne sollicitera pas longtemps. C’est un mystère d’iniquité effroyable, dont peut-être on ne saura jamais les vrais auteurs.
Votre histoire (4) fait beau et grand bruit, comme elle le mérite ; le chapitre d’Henri IV surtout a charmé tout le monde. J’ai reçu IMAGINATION, et je vous en remercie. Adieu, mon cher et illustre confrère ; vous devriez bien nous donner quelque ouvrage digne de vous sur l’attentat commis en la personne du roi. En attendant, je vous recommande, à vos moments perdus, les auteurs de la Religion vengée. Vale et nos ama.
1 – Voyez sur ces trois derniers jésuites, les chap. CLXVIII, CLXXIV et CLXXIX de l’Essai sur les mœurs. (G.A.)
2 – On voit que d’Alembert ne croit pas à la protection philosophique de Malesherbes. (G.A.)
3 – Damiens.
4 – L’Essai sur les mœurs, édition de Genève, en sept volumes, 1756. (G.A.)
DE VOLTAIRE.
A Monrion, 4 de février 1757.
Je vous envoie IDOLE, IDOLATRE, IDOLATRIE, mon cher maître ; vous pourriez, vous ou votre illustre confrère, corriger ce que vous trouverez de mal, de trop ou de trop peu.
Un prêtre hérétique de mes amis (1), savant et philosophe, vous destine LITURGIE. Si vous agréez sa bonne volonté, mandez-le moi et il vous servira bien.
Il s’élève, à ce que je vois, bien des partis fanatiques contre la raison ; mais elle triomphera, comme vous le dites, au moins chez les honnêtes gens ; la canaille n’est pas faite pour elle.
Je ne sais quel prêtre de Calvin s’est avisé d’écrire depuis peu un livre contre le déisme, c’est-à-dire contre l’adoration pure d’un Etre suprême, dégagée de toute superstition. Il avoue franchement que depuis soixante ans cette religion a fait plus de progrès que le christianisme n’en fit en deux cents années ; mais il devait aussi avouer que ce progrès ne s’étend pas encore chez le peuple et chez les excréments de collège. Je pense, comme vous, mon cher et grand philosophe, qu’il ne serait pas mal de détruire les calomnies que Garasse-Berthier ose dédier à monseigneur le dauphin contre la partie la plus sage de la nation.
Ce n’est pas aux précepteurs de Jean Chastel, ce n’est pas à des conspirateurs et à des assassins à s’élever contre les plus pacifiques de tous les hommes, contre les seuls qui travaillent au bonheur du genre humain.
Je vous dois des remerciements, mon cher maître, sur l’inattention que vous m’avez fait apercevoir, touchant l’expérience de Molineux et de Bradley (2).
Ils appelaient leur instrument parallactique, et ils nommaient parallaxe de la terre la distance où elle se trouve d’un tropique à l’autre, etc. J’ai transporté de ma grâce aux étoiles fixes ce qui appartient à notre coureuse de terre.
Vous me feriez grand plaisir de me mander ce qu’on reprend dans cette Histoire générale (3). Je voudrais ne point laisser d’erreurs dans un livre qui peut être de quelque utilité, et qui met tout doucement sous les yeux les abominations des Campians, des Oldcorns, des Guignards et consorts, dans l’espace de dix siècles. Je me flatte que vous favorisez cet ouvrage, qui peut faire plus de bien que des controverses. Unissez, tant que vous pourrez, tous les philosophes contre les fanatiques.
1 – Polier de Bottens. (G.A.)
2 – Voyez les Eléments de la philosophie de Newton, IIe partie, chap. Ier. (G.A.)
3 – L’Essai sur les mœurs, qui eut pour premier titre : Essai sur l’histoire générale, etc. (G.A.)
DE VOLTAIRE.
29 de Février 1757.
Voici une paperasse qu’un savant suisse me donne pour l’article ISIS. Si l’article n’est pas fait à Paris, si celui-ci est passable, faites-en usage ; sinon au rebut (1). Voici encore le mot LITURGIE, qu’un savant prêtre m’a apporté, et que je vous dépêche à vous, illustre et ingénieux fléau des prêtres (2). J’ai eu toutes les peines du monde à rendre cet article chrétien. Il a fallu corriger, adoucir presque tout : et enfin, quand l’ouvrage a été transcrit, j’ai été obligé de faire des ratures ; Vous voyez, mon cher et sublime philosophe, quel progrès a fait la raison. C’est moi qui suis forcé de modérer la noble liberté d’un théologien qui, étant prêtre par état, est incrédule par sens commun.
On dit, mon très cher philosophe, qu’il y a dans la canaille de Paris une secte de Margouillistes ; ce devrait être le nom de toutes les sectes.
Ces Margouillistes, dérivés des jansénistes, lesquels sont engendrés des augustinistes, ont-ils produit Pierre Damiens ? Portez-vous bien, éclairez et méprisez le genre humain. N’oubliez pas de faire mes compliments à votre immortel confrère. Sans vous deux et quelques-uns de vos amis que resterait-il en France ?
1 – Il paraît qu’il n’était pas bon, car les deux articles sur Isis, dans l’Encyclopédie, sont l’un de Diderot, et l’autre de Jaucourt. (G.A.)
2 – C’est encore un article de Polier de Bottens. (G.A.)
DE D’ALEMBERT.
Paris, Avril 1757.
J’ai reçu et lu, mon cher et illustre philosophe, l’article LITURGIE. Il faudra changer un mot dans les Psaumes, et dire : Ex ore sacerdotum per fecisti laudem, Domine (1). Nous aurons pourtant bien de la peine à faire passer cet article, d’autant plus qu’on vient de publier une déclaration qui inflige la peine de mort à tous ceux qui auront publié des écrits tendants à attaquer la religion (2) ; mais avec quelques adoucissements tout ira bien, personne ne sera pendu, et la vérité sera dite. J’ai fait vos compliments à mon camarade, qui vous remercie de tout son cœur, et qui compte vous faire lui-même les siens, en vous écrivant incessamment. Je suis charmé que vous ayez quelque satisfaction de notre ouvrage ; vous y trouverez, je crois, presque en tout genre, d’excellents articles. Il y en a dont nous ne sommes pas plus contents que vous ne le serez ; mais nous n’avons pas toujours été les maîtres de leur en substituer d’autres. A tout prendre, je crois que l’ouvrage gagne à la lecture, et je compte que le volume septième, auquel nous travaillons, effacera tous les précédents. Je renverrai aujourd’hui à Briasson sa Religion vengée, et je n’aurai pas le même reproche à me faire que vous, car je ne l’ouvrirai pas. Je vous recommande Garasse-Berthier, qui, à ce qu’on m’a assuré, vous a encore harcelé dans son dernier journal. Voilà les ouvrages qui auraient besoin d’être réprimés par des déclarations. Je gage que le nouveau règlement contre les libelles n’empêchera pas la gazette janséniste (3) de paraître à son jour. A propos de jansénistes, savez-vous que l’évêque de Soissons (4) vient de faire un mandement où il prêche ouvertement la tolérance, et où vous lirez ces mots : « Que la religion ne doit influer en rien dans l’état civil, si ce n’est pour nous rendre meilleurs citoyens, meilleurs parents, etc. ; que nous devons regarder tous les hommes comme nos frères, païens ou chrétiens, hérétiques ou orthodoxes, sans jamais persécuter pour la religion qui que ce soit, sous quelque prétexte que ce soit. » Je vous laisse à penser si ce mandement a réussi à Paris. Adieu, mon cher confrère ; je vous embrasse de tout mon cœur.
1 – Il y a dans le psaume : Ex ore infantium et lactentium. (G.A.)
2 – Nous avons donné quelques articles de cette ordonnance royale, dans une note de la Vie de Voltaire, tome Ier, page 15. (G.A.)
3 – La Gazette ecclésiastique paraissait clandestinement. (G.A.)
4 – Fitz-James. Voltaire a bien souvent fait l’éloge du mandement dont parle ici d’Alembert. (G.A.)
DE VOLTAIRE.
Aux Délices, 24 de mai 1757.
Voici, mon cher et illustre philosophe, l’article MAGES, de mon prêtre (1). Ce premier pasteur de Lausanne pourrait bien être condamné par la Sorbonne. Il traite l’étoile des mages fort cavalièrement. Il me semble que son article est entièrement tiré des prolégomènes de dom Calmet, et que mon prêtre n’y ajoute guère qu’un ton goguenard. Vous en ferez l’usage qu’il vous plaira. Il y a quelques articles dans le Dictionnaire qui ne valent pas celui de mon prêtre.
Je suis fâché de voir que le chevalier de Jaucourt, à l’article ENFER, prétende que l’enfer était un point de la doctrine de Moïse ; cela n’est pas vrai, de par tous les diables. Pourquoi mentir ? L’enfer est une fort bonne chose ; mais il est bien évident que Moïse ne l’avait pas connu. C’est ce monde-ci qui est l’enfer ; Prague en est actuellement la capitale, la Saxe en est le faubourg (2) ; Les Délices seront le paradis quand vous y reviendrez. Vous avez des articles de théologie et de métaphysique qui me font bien de la peine ; mais vous rachetez ces petites orthodoxies par tant de beautés et de choses utiles, qu’en général le livre sera un service rendu au genre humain.
Madame Denis vous fait mille compliments.
1 – Cet article de Polier de Bottens ne figure pas non plus dans l’Encyclopédie. (G.A.)
2 – Frédéric, après s’être emparé de la Saxe en 1756, venait de battre les Autrichiens devant Prague. (G.A.)
DE VOLTAIRE.
6 de Juillet 1757.
Voici encore ce que mon prêtre de Lausanne m’envoie. Un laïque de Paris qui écrirait ainsi risquerait le fagot ; mais si, par apostille, on certifie que les articles sont du premier prêtre de Lausanne, qui prêche trois fois par semaine, je crois que les articles pourront passer pour la rareté. Je vous les envoie écrits de sa main, je n’y change rien ; je ne mets pas la main à l’encensoir.
Je vous conseille, mon illustre ami, de faire transporter sur le trésor royal de Paris votre pension de Berlin. Si les choses continuent du même train, je compte faire une pension au roi de Prusse (1) ; mais il me semble qu’on chante trop tôt victoire.
1 – Le roi de Prusse, battu à son tour à Kollin, opérait sa retraite. (G.A.)