CORRESPONDANCE avec D'ALEMBERT - Partie 14
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DE D’ALEMBERT.
Paris, ce 3 d’Auguste 1760.
Il y a apparence, mon cher et grand philosophe, que celui de nous deux qui se trompe sur la personne en question se trompera longtemps ; car nous ne paraissons disposés ni l’un ni l’autre à changer d’avis. Quoi qu’il en soit, je n’entends rien, je l’avoue, à cette nouvelle jurisprudence qui permet à une femme de la cour de se mettre à la tête d’une cabale infâme contre des gens de lettres estimables, et qui ne permet pas aux gens de lettres outragés de donner un léger ridicule à la protectrice. Au surplus l’abbé Morellet est enfin sorti de la Bastille, et sa détention n’aura point d’autres suites. M. Duclos (avec qui je suis d’ailleurs fort mal, mais avec qui je me réunirai, s’il est nécessaire, pour la bonne cause) me dit hier en confidence que vous lui aviez écrit au sujet de l’admission de Diderot à l’Académie (1). Nous convînmes des difficultés extrêmes et peut-être insurmontables de ce projet ; il croit cependant qu’on pourrait le tenter, quoique, à dire vrai, j’en désespère. Je crois bien que madame de Pompadour et même M. de Choiseul seront favorables ; mais je doute que, tout puissants qu’ils sont, ils aient assez de crédit dans cette occasion. Vous entendrez de Genève crier les dévots de Paris et de Versailles, et ces dévots iront au roi directement, et à coup sûr ils l’emporteront. Or, je n’imagine pas qu’il faille tenter cette affaire, si elle ne doit point réussir.
A quoi vous servirait ce zèle impétueux,
Qu’à charger vos amis d’un crime infructueux ?
Au reste, l’élection ne se fera de trois ou quatre mois, et nous tâteron s doucement le gué avant que de rien entreprendre. Je verrai Diderot, je reparlerai à Duclos, et nous nous concerterons avec vous, et je vous rendrai compte de la suite de nos démarches.
L’Ecossaise a un succès prodigieux ; j’en fais mon compliment à l’auteur. Hier, à la quatrième représentation, il y avait plus de monde qu’à la première. On dit que Fréron avait prouvé, il y a quinze jours, dans une feuille, que cette pièce ne devait pas réussir. Je ne l’ai point encore vue ; et quand on m’en a demandé la raison, j’ai répondu que « si un décrotteur m’avait insulté, et qu’il fût mis au carcan à ma porte, je ne me presserais pas de mettre la tête à la fenêtre. »
Quelqu’un me dit, le jour de la première représentation, que la pièce avait commencé fort tard : C’est apparemment, lui dis-je, que Fréron était monté à l’Hôtel-de-Ville (2).
Un conseiller de la classe du parlement de Paris, dont on n’a pu me dire le nom, disait avant la pièce que cela ne vaudrait rien ; qu’il en avait lu l’extrait dans Fréron : on lui répondit qu’il allait voir quelque chose de meilleur, l’extrait de Fréron dans la pièce.
Ce n’est ni Bourgelat ni personne de ma connaissance qui a envoyé au Journal encyclopédique l’extrait de l’Epître du roi de Prusse (3) ; c’est apparemment quelqu’un de ceux à qui je l’ai lue, et qui en aura retenu ces bribes. Au reste, les endroits outrecuidants ne se trouvent pas dans l’imprimé, et j’en suis fort aise.
Savez-vous que votre ami Palissot a eu une prise très vive dans les foyers avec M. Séguier, qui avait pourtant fort protégé les Philosophes ? Il trouvait (lui Palissot) que l’Ecossaise était une chose atroce. A ce propos je vous dirai que vos amis ne sont point contents de votre troisième lettre (4). Il ne faut point plaisanter avec de pareilles gens, surtout lorsqu’il s’enferrent d’eux-mêmes, comme Palissot a fait dans ses dernières réponses. Adieu, mon cher philosophe.
1 – Voyez la lettre à Duclos de Juillet 1760. (G.A.)
2 – On y conduisait les condamnés au moment de leur exécution. (G.A.)
3 – Voyez la lettre à Thieriot, du 18 Juillet 1760. (G.A.)
4 – A Palissot. (G.A.)
DE VOLTAIRE.
A Ferney, 13 d’Auguste 1760.
Vous êtes assurément, mon divin Protagoras, un des plus salés philosophes que je connaisse ; vous devriez bien honorer de quelques pincées de votre sel cette troupe de polissons hypocrites qui veut tantôt être sérieuse et tantôt plaisante, et qui n’est jamais que ridicule. Si on ne peut avoir l’aréopage de son côté, il faut avoir les rieurs, et il me paraît qu’ils sont pour nous.
Sans doute, il faut se réunir avec Duclos et même avec Mairan (1), quoiqu’il se soit plaint autrefois amèrement d’être contrefait par vous en perfection ; il faut qu’on puisse couvrir tous les philosophes d’un manteau ; marchez, je vous en conjure, en bataillon serré. Je suis enivré de l’idée de mettre Diderot à l’Académie : ou je me trompe, ou vous avez une belle ouverture. L’Académie travaille à son dictionnaire et y fait entrer tous les termes des arts. On dira au roi qu’on ne peut achever ce dictionnaire sans Diderot ; cela pourra exciter une petite guerre civile ; et, à vos avis, la guerre civile n’est-elle pas fort amusante ? Après avoir fait entrer Diderot, je prétends qu’on fasse entrer l’abbé Mords-les. Il ne se passait pas de jour de poste que je n’écrivisse pour cet abbé, que je n’ai pas l’honneur de connaître ; mais j’aime passionnément mes frères en Belzébuth. Je crois, entre nous, que M. d’Argental a fait déterminer le temps de sa captivité en Babylone, et qu’il a beaucoup plus servi que Jean-Jacques à délivrer notre frère.
J’ai lu mon Commercium epistolicum (2), que Charles Palissot a fait imprimer. Je ne sais pas si un bon chrétien comme lui, qui se respecte et qui observe toutes les bienséances, est en droit d’imprimer les lettres qu’on lui écrit. Il a poussé la délicatesse jusqu’à altérer le texte en plusieurs endroits ; mais il en reste encore assez pour que le public ait quelques reproches à lui faire sur sa conduite et sur ses œuvres. Il me semble qu’il s’est fait son procès lui-même ; le pis de la chose, c’est qu’il croit sa pièce bonne, parce qu’elle n’est pas absolument mal écrite ; il ne sait pas encore qu’il faut être ou plaisant ou intéressant.
On m’a parlé d’une Lettre au vieux Stentor-Astruc (3), qu’on dit qui fait crever de rire ; j’espère que le fidèle Thieriot me l’enverra. Adieu, mon grand et charmant philosophe ; quoique j’aie dit à Palissot que vous m’écrivez quelquefois des lettres de Lacédémonien, je voudrais que vous fussiez avec moi le plus diffus de tous les hommes.
Il faut que vous me fassiez un plaisir essentiel ; je veux finir ma vie par le supplice que demandait Arlaquin ; il voulait mourir de rire. Engagez l’ami Thieriot ou le prêtre de Ball, Mords-les, à me donner les éclaircissements suivants, que je demande.
Quelques anecdotes vraies sur Gauchat et Chaumeix ; quels sont leurs ouvrages, le nom de leurs libraires ; le catalogue des œuvres de l’évêque du Puy. Pompignan, en recommandant à l’ami Thieriot de m’envoyer la Réconciliation de la piété et de l’esprit ; le nom de la maq…… nommée par l’archevêque pour directrice de l’hôpital ; le nom du magistrat qui a le plus protégé en dernier lieu les convulsionnaires ; le nom du révérend père jésuite du collège de Louis-le-Grand, qui passe pour aimer le plus tendrement la jeunesse. J’attends ces utiles mémoires pour mettre au net une Dunciade ; cela m’amuse plus que Pierre-le-Grand. J’aime mieux les ridicules que les héros. Le conte du tonneau (4) a fait plus de mal à l’Eglise romaine que Henri VIII.
Luc périra ; c’est bien dommage que Luc ait voulu faire le roi : il ne devait faire que le philosophe.
Je viens de lire le passage d’un jacobin ; le voici : « Le prêtre qui célèbre fait beaucoup plus que Dieu n’a fait ; car celui-ci travailla pendant sept jours à faire des ouvrages de boue ; l’autre engendre Dieu même, la cause des cause ; etc. » Ce passage est de frère Alain de La Roche, in Tractatu de dignitate sacerdotum. L’abbé Mords-les devrait bien déférer ce jacobin à nos seigneurs de la classe du parlement.
1 – Mathématicien et littérateur, membre de l’Académie française, ami de Voltaire. (G.A.)
2 – Lettres de M. de Voltaire à M. Palissot, avec les réponses, à l’occasion de la comédie des PHILOSOPHES. (G.A.)
3 – Célèbre médecin qui s’occupait de métaphysique. (G.A.)
4 – Roman satirique de Swift. (G.A.)
DE D’ALEMBERT.
A Paris, 2 de septembre 1760.
Il y a un siècle, mon cher et grand philosophe, que je ne vous ai rien dit. Un grand diable d’ouvrage de géométrie (1), que je viens de mettre sous presse, en est la cause. Je profite du premier moment pour me renouveler dans votre souvenir.
La difficulté n’est pas de trouver l’Académie des voix pour Diderot, mais 1°/ de lui en trouver assez pour qu’il soit élu ; 2°/ de lui sauver douze ou quinze boules noires qui l’excluraient à jamais ; 3°/ d’obtenir le consentement du roi. Il serait médiocrement soutenu à Versailles ; chacun de nos candidats y a déjà ses protecteurs. Je sais que cela ferait une guerre civile ; et je conviens avec vous que la guerre civile à son amusement et son mérite ; mais il ne faut pas que Pompée y perde la vie.
J’ai dit à l’abbé Mords-les toutes les obligations qu’il vous a ; et dès qu’il sera sédentaire à Paris, il se propose de vous en remercier. Il est pourtant un peu fâché de ce que, dans vos lettres à Palissot, vous appelez la Vision une f….. pièce, ou autant vaut : c’est pourtant cette f….. pièce qui a mis les rieurs de notre côté.
J’ai donné à Thieriot le peu d’anecdotes que je savais sur les différents personnages dont vous me parlez. J’y ajoute que Chaumeix a, dit-on, gagné la v….. à l’opéra-comique ; que l’abbé Trublet prétend avoir fait autrefois beaucoup de conquêtes par le confessionnal, lorsqu’il était prêtre habitué à Saint-Malo. Il me dit un jour qu’en prêchant aux femmes de la ville, il avait fait tourner toutes les têtes ; je lui répondis : C’est peut-être de l’autre côté.
L’Ecossaise a été bravement et avec affluence jusqu’à la seizième représentation. On assure que les comédiens la reprendront cet hiver, et ils feront fort bien. J’ai lu, le jour de Saint-Louis, à l’Académie française, un morceau (2) contre les mauvais poètes et en votre honneur. Je ne vous ai trouvé que deux défauts impardonnables, c’est d’être Français et vivant. C’est par là que je finissais, et le public a battu des mains beaucoup moins pour moi que pour vous. J’ai aussi étrillé les Wasp (3) en passant. En un mot, cela a fort bien réussi. Adieu, mon cher et grand philosophe.
1 – Opuscules mathématiques ou Mémoires sur différents sujets de géométrie. (G.A.)
2 – Réflexions sur la poésie. (G.A.)
3 – C’est-à-dire les Frérons. Voyez, l’Ecossaise. (G.A.)
DE D’ALEMBERT.
A Paris, 22 de Septembre 1760.
Mon cher et illustre maître, je viens de remettre à l’ami Thieriot une copie de ma petite drôlerie (1), que vous me paraissez avoir envie de lire. Je souhaiterais qu’elle fût de votre goût, mais je désire encore plus vos conseils. Personne au monde n’en a de copie que vous, et je compte qu’elle ne sortira pas de vos mains.
Je fus avant-hier, pour la troisième fois, à Tancrède. Tout le monde y fond en larmes, à commencer par moi, et la critique commence à se taire. Laissez dire les Aliborons, et soyez sûr que cette pièce restera au théâtre. Mademoiselle Clairon y est incomparable, et au-dessus de tout ce qu’elle a jamais été. En vérité, elle mériterait bien de votre part quelque monument marqué de reconnaissance. Vous avez célébré Gaussin (2), qui ne la vaut pas : vous lui devez au moins une épître sur la déclamation, sur l’art du théâtre, sur ce que vous voudrez, en un mot ; mais vous lui devez une statue pour la postérité. Vous saurez de plus qu’elle est philosophe ; qu’elle a été la seule parmi ses camarades qui se soit déclarée ouvertement contre la pièce de Palissot ; qu’elle a pris grande part au succès de l’Ecossaise, quoiqu’elle n’y jouât pas ; qu’enfin elle est digne, tous égards, d’un petit souvenir de votre part, tant par ses talents que par sa manière de penser.
L’abbé d’Olivet, qui ne lit qu’Aristophane et Sophocle, alla voir votre pièce, il y a quelques jours, sur tout ce qu’il en entendait dire. Il prétend que depuis défunt Roscius, pour lequel Cicéron plaida, il n’y a point eu d’actrice pareille : elle fait tourner toutes les têtes, non pas dans le sens de l’abbé Trublet (3), mais du bon côté. J’écrivais ces jours-ci à son amant qu’elle finirait par me mettre à mal, et que
Si non pertaæsum cunni penisque fuisset
Huic uni forsan potui succumbere culpæ.
VIRG., Æn., IV.
Je vous ai écrit, il y a quelques jours, pour vous recommander un homme d’esprit et de mérite, M. le chevalier de Maudave (4). Vous aurez bientôt une autre visite, dont je vous préviens : c’est celle de M. Turgot, maître des requêtes, plein de philosophie, de lumières et de connaissances, et fort de mes amis, qui veut aller vous voir en bonne fortune ; je dis en bonne fortune, car, propter metum Judœorum, il ne faut pas qu’il s’en vante trop, ni vous non plus. Adieu, mon cher et grand philosophe.
1 – Les Réflexions sur la poésie. (G.A.)
2 – Voyez aux EPÎTRES. (G.A.)
3 – Voyez la lettre précédente. (G.A.)
4 – Il a laissé une relation manuscrite d’un voyage aux Indes orientales. Quant à la lettre de recommandation de d’Alembert, elle manque à la CORRESPONDANCE. (G.A.)