CORRESPONDANCE avec D'ALEMBERT - Partie 12
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DE D’ALEMBERT.
Paris, ce 6 de mai 1759.
Mon cher et grand philosophe, je satisfais, autant qu’il est en moi, aux questions que vous me faites. La pièce contre les philosophes a été jouée vendredi (1) pour la première fois, et hier pour la troisième, et jusqu’ici avec beaucoup d’affluence. On dit (car je ne l’ai point vue et ne la verrai point) qu’elle n’est pas mal écrite, surtout dans le premier acte, que du reste il n’y a ni conduite ni invention. Nous n’y sommes attaqués personnellement ni l’un ni l’autre. Les seuls maltraités sont Helvétius, Diderot, Rousseau, Duclos, madame Geoffrin, et mademoiselle Clairon, qui a tonné contre cette infamie. Il me paraît en général que les honnêtes gens en sont indignés. Jusqu’à présent la pièce n’a pas été applaudie que par des gens payés, presque tous les billets de parterre ayant été donnés. Le premier jour, entre autres, il y en avait quatre cent cinquante de donnés, et malgré cela le peu de spectateurs libres qui restaient furent révoltés au point qu’à la seconde représentation on a été obligé de retrancher plus de cinquante vers. Le but de cette pièce est de représenter les philosophes, non comme des gens ridicules, mais comme des gens de sac et de corde, sans principes et sans mœurs ; et c’est M. Palissot, maquereau de sa femme et banqueroutier, qui leur fait cette leçon.
Les protecteurs femelles (déclarés) de cette pièce sont mesdames de Villeroi (2), de Robecq (3), et du Deffand, votre amie, et ci-devant la mienne. Ainsi la pièce a pour elle des p…. en fonctions, et des p….. honoraires ; en hommes, il n’y a jusqu’ici de protecteur déclaré que maître Aliboron dit Fréron, de l’académie d’Angers (4) ; mais il n’est certainement que sous-protecteur, et l’atrocité de la pièce est telle, qu’elle ne peut avoir été jouée sans protecteurs puissants. On en nomme plusieurs qui tous la désavouent. Les seuls qui soient un peu plus francs sont messieurs les gens du roi, Séguier et Joly de Fleury, auteurs de ce beau réquisitoire contre l’Encyclopédie. M. Séguier a dit en plein foyer qu’ils avaient lu la pièce, et qu’ils n’y avaient rien trouvé de répréhensible. Voilà, mon cher philosophe, ce que je sais sur ce sujet. Vous êtes indigné, dites-vous, que les philosophes se laissent égorger ; vous en parlez bien à votre aise ; et que voulez-vous qu’ils fassent ? écriront-ils contre Palissot ? en vaut-il la peine ? contre des femmes, contre des gens puissants et inconnus, qui protègent la pièce et qui le nient ? C’est à vous, mon cher maître, qui êtes à la tête des lettres, qui avez si bien mérité de la philosophie, et sur qui la pièce tombe plus peut-être que sur personne ; c’est à vous, qui n’avez rien à craindre, à venger l’honneur des gens de lettres outragés.
Vous en avez un moyen bien sûr et bien facile ; c’est de retirer des mains des comédiens votre pièce qu’on répète actuellement (5), et de leur déclarer que vous ne voulez pas être joué sur le théâtre où l’on vient de mettre de pareilles infamies. Tous les gens de lettres vous en sauront gré, et vous regarderont comme leur digne chef. Si vous daignez m’en croire, vous suivrez ce conseil. Je suis sur les lieux, et mieux à portée que vous de juger de l’effet que cette démarche produira.
Il est vrai que l’épître que le roi de Prusse m’a adressée est peut-être ce qu’il a fait de mieux. Je viens d’en recevoir encore un autre papier intitulé : Relation de Phihihu, émissaire de l’empereur de la Chine. C’est une satire violente des prêtres. Je ne sais ce qu’il deviendra, et moi aussi ; mais si la philosophie n’a pas en lui un protecteur, ce sera grand dommage.
Je ne connais que légèrement Helvétius ; mais je ne puis m’empêcher d’être indigné de la barbarie avec laquelle on le traite. A l’égard de Saurin, je le vois plus souvent ; c’est un homme d’un esprit plus juste que chaud : sa pièce de Spartacus a, ce me semble, de beaux endroits.
J’ignore absolument quel sera le sort de l’Encyclopédie. J’ai donné presque entièrement aux libraires ma partie mathématique, à l’exception des deux dernières lettres ; du reste, je ne me mêle et ne me mêlerai de rien. On grave actuellement les planches, qu’apparemment la Sorbonne et le parlement ne condamneront pas, et dont on aura un volume cette année.
Voilà, mon cher philosophe, le triste état de la philosophie, que milord Shaftesbury appellerait bien aujourd’hui poor lady. Vous voyez combien elle est malade ; elle n’a de recours qu’en vous ; elle attend avec impatience et avec confiance ce que vous voudrez bien faire pour elle. Je vous embrasse de tout mon cœur.
1 – 2 mai. (G.A.)
2 – Fille du duc d’Aumont. (G.A.)
3 – Fille du maréchal de Luxembourg. (G.A.)
4 – Voltaire était aussi de cette Académie. (G.A.)
5 – Médime, nouvelle version de Zulime. (G.A.)
DE VOLTAIRE.
A Tournay, 26 de mai.
Mon cher et grand philosophe, j’ai suivi vos conseils ; j’ai retiré ma pièce ; je n’ai pas voulu que les comédiens jouassent quelque chose de moi immédiatement après avoir déshonoré la nation. Comme je ne donnais mon très faible drame ni par vaine gloire ni par intérêt, et que j’abandonne tout aux comédiens, je ne perds rien à mon sacrifice.
Je n’ai point vu la pièce contre les philosophes ; j’en ignore jusqu’au titre. Il pleut des monosyllabes. On m’a envoyé les Que, on m’a promis les Oui, les Non, les Pour, les Qui, les Quoi, les Si (1). Il est très bon de rire aux dépens des faquins qui font les importants, et des absurdes faiseurs de réquisitoires ; je crois que chacun aura son tour.
On parle d’une comédie de Hume (2) à la tête de laquelle on vous appelle par votre nom.
Pourriez-vous me rendre un petit service ? J’ai fait jadis les Eléments de Newton ; ils se trouvent dans l’édition des Cramer ; je les ai fait examiner avec soin. On trouve que je ne me suis pas mépris : pourrai-je les faire approuver par l’Académie des sciences ? comment faut-il s’y prendre ?
Mettez-moi un peu au fait des sottises courantes ; je tâcherai de les peindre ; cela m’amuse quand je digère mal. Vous devriez venir nous voir ; les Cramer imprimeraient tout ce que vous voudriez ; et à l’égard des plats sociniens honteux, vous les recevriez dans votre antichambre, comme de raison.
Je vous embrasse de tout mon cœur ; ainsi fait madame Denis.
J’apprends que mademoiselle Clairon est malade ; cela concourt à la soustraction de ma pauvreté tragique ; mais je ne veux pas que cela m’en ôte l’honneur.
1 – Voyez, dans ce volume, les FACÉTIES contre les Pompignan. (G.A.)
2 – L’Ecossaise, réplique de Voltaire à la comédie des Philosophes. (G.A.)
DE VOLTAIRE.
10 de Juin.
Mon cher philosophe et mon maître, les Si, les Pourquoi, sont bien vigoureux ; les Remarques (1) sur la Prière du déiste fines et justes ; cela restera : on pourrait y joindre les Que, les Oui, les Non, parce qu’ils sont plaisants et qu’il faut rire. On a oublié le cadavre (2) sur lequel on vient de faire toutes ces expériences, et les expériences subsisteront.
La Vision (3) est bien ; mais c’est un grand malheur et une grande imprudence d’avoir mêlé dans cette plaisanterie madame la princesse de Robecq. J’en suis désespéré ; ce trait a révolté. Il n’est pas permis d’insulter à une mourante, et le duc de Choiseul doit être irrité. On ne pouvait faire une faute plus dangereuse ; j’en crains les suites pour la bonne cause. On a mis en prison Robin-mouton du Palais-Royal (4) ; cela peut aller loin ; cette seule pierre d’achoppement peut renverser tout l’édifice des fidèles.
Palissot m’a écrit, en m’envoyant sa pièce. J’ai prié M. d’Argental de vouloir bien lui faire passer ma réponse, et d’en faire tirer copie, ne varietur. Je lui dis dans cette réponse que je regarde les encyclopédistes comme mes maîtres, etc. Sa lettre porte qu’il n’a fait sa comédie que pour venger mesdames de Robecq et de La Marck d’un libelle insolent de Diderot contre elles, libelle avoué par Diderot. Je lui dis que je n’en crois rien ; je lui dis qu’on doit éclaircir cette calomnie ; et voilà que dans la Vision on insulte madame la princesse de Robecq : cela est désespérant. Je ne peux plus rire ; je suis réellement très affligé. Dès que la préface ou post-face de la comédie des Philosophes parut, je fus indigné. J’écrivis à Thieriot, je le priai de vous parler et de chercher le malheureux libelle de la Vie heureuse du malheureux La Métrie, qu’on veut imputer à des philosophes. La cour ne sait pas d’où sont tirés ces passages scandaleux, et les attribuera aux frères, et dira : Palissot est le vengeur des mœurs, et on coffrera les frères, et on aura les philosophe en horreur.
O frères ! soyez sont unis ! fratrum quoque gratia rara est.
Mandez-moi, je vous en supplie, où l’on en est. On fera sans doute un recueil des pièces du procès. Serait-il mal à propos de mettre à la tête une belle préface, dans laquelle on verrait un parallèle des mœurs, de la science, des travaux, de la vie des frères, de leurs belles et bonnes actions, et des infamies de leurs adversaires ? Mais, ô frère ! soyez unis.
Quand je vous écrivis en beau style académique. Je m’en f…, et que vous me répondîtes en beau style académique que vous vous en f… (5), c’est que je riais comme un fou d’un ouvrage de quatre cents vers (6), fait il y a quelque temps, où Fréron, et Pompignan, et Chaumeix, jouent un beau rôle. On dit que ce poème est imprimé. Il est, je crois, de feu Vadé, dédié à maître Abraham ; et maître Joly est prié de le faire brûler. La Palissoterie est venue sur ces entrefaites ; et j’ai dit : Ah ! Vadé, pourquoi êtes-vous mort avant la Palissoterie ?
Et alors on m’envoyait de mauvais Quand et de mauvais Pourquoi contre moi ; et je disais, Je m’en f…, en style académique.
Et dites au diacre Thieriot qu’il persévère dans son zèle, et qu’il m’envoie toutes les pièces des fidèles, et toutes celles des fanatiques et des hypocrites ennemis de la raison. Et soyez unis en Epicure, en Confucius, en Socrate et en Epictète, et venez aux Délices, qui sont devenues l’endroit de la terre qui ressemble le plus à Eden, et où l’on se f… de maître Joly et de maître Chaumeix. Cependant mon ancien disciple-roi est un peu follet, et je lui ai écrit, et il n’en est pas disconvenu. Dieu vous comble toujours de ses grâces ! et vivez indépendant, et aimez-moi.
1 – Par Morellet. (G.A.)
2 – Le Franc de Pompignan. (G.A.)
3 – Encore par Morellet contre Palissot. (G.A.)
4 – Le libraire Robin. (G.A.)
5 – Ces lettres manquent. (G.A.)
6 – Le Pauvre Diable. Voyez aux SATIRES. (G.A.)
DE D’ALEMBERT.
Paris, ce 16 Juin.
Mon cher et illustre maître, 1°/ ce n’est pas tout d’être mourante, il faut encore n’être pas vipère. Vous ignorez sans doute avec quelle fureur et quel scandale madame de Robecq a cabalé pour faire jouer la pièce de Palissot ; vous ignorez qu’elle a empêché qu’on ne jouât votre tragédie, que les comédiens voulaient représenter avant les Philosophes, espérant par là gagner de l’argent et du temps, et fuir ou éloigner la honte dont ils sont couverts ; vous ignorez qu’elle s’est fait porter à la première représentation, toute mourante qu’elle est, et qu’elle fut obligée, tant elle était malade ce jour-là, de sortir avant la fin du premier acte. Quand on est atroce et méchante à ce point, on ne mérite, ce me semble, aucune pitié, eût-on f… avec Dieu le père et son fils.
2°/ Cette méchante femme d’ailleurs a été ménagée dans la Vision : on dit, il est vrai, qu’elle est bien malade, mais cela ne lui fait aucun tort ; et si c’est là un crime, j’ai grand’peur pour celui qui imprimera ses billets d’enterrement ; car, puisqu’il n’est pas permis de dire qu’elle se meurt, il le sera encore moins de dire qu’elle est morte.
3°/ Il est très vrai qu’on a arrêté Robin-mouton du Palais-Royal.
Ils m’ont pris ce pauvre Robin,
Robin-mouton, qui par la ville
Vendait tout pour un peu de pain, etc. (1).
Mais soyez sûr que madame de Robecq n’en est pas la cause. Ceux qui persécutent les philosophes ne se souvient guère ni de Dieu ni d’elle ; mais ils sont au désespoir d’être démasqués ; hinc irœ, hinc lacrimœ. Ils croyaient qu’on serait la dupe de leurs cachoteries, et ils se voient l’objet des cris et de la haine publique. Je ne vous en dis pas davantage ; mais souvenez-vous de ce que je vous ai marqué dans ma dernière lettre, que vos amis (2) l’étaient encore plus de Palissot, et relisez la Vision dans cette idée, vous verrez clair.
4°/ Il est très vrai que la persécution est plus grande que jamais. On vient d’arrêter et de mettre à la Bastille un abbé Morellet ou Morlet, ou Mord-les, qu’on accuse ou qu’on soupçonne d’avoir fait cette Vision ; item, d’avoir fait les Si et les Pourquoi ; item, les notes sur la Prière du Déiste. Je ne sais ce qui en est, mais je sais seulement que c’est un homme de beaucoup d’esprit, ci-devant théologien ou théologal de l’Encyclopédie, que je vous avais adressé il y a un an (3) à Genève et qui ne vous y trouva pas ; au reste il est traité à la Bastille avec beaucoup d’égards et de ménagements. Tout Paris crie, tout Paris s’intéresse pour lui. Il y a apparence que sa captivité ne sera ni longue ni fâcheuse, et il lui restera la gloire d’avoir vengé la philosophie contre les Palissots mâles et femelles, contre les Palissots de Nancy et ceux de Versailles.
5°/ Palissot se vante d’avoir reçu de vous une lettre pleine d’éloges ; il va, dit-il, la faire imprimer. M. d’Argental sera à portée de lui donner le démenti.
6°/ Il vous mande qu’il a voulu venger mesdames de Robecq et de La Marck. C’est un mensonge impudent, car depuis deux ans il est brouillé avec madame de La Marck, et il en tient les propos les plus insolents et les plus infâmes. Elle ne l’ignore pas non plus que M. d’Ayen, et tous deux ont regardé sa pièce comme une infamie.
7°/ Je ne crois pas plus que vous que Diderot ait jamais rien écrit contre ces deux femmes ; ce qui est certain, c’est que personne n’avait plus à s’en plaindre que moi, et qu’assurément je n’ai rien écrit contre elles. Mais quand Diderot aurait été coupable, fallait-il, pour venger madame de Robecq, attaquer Helvétius et tous les encyclopédistes qui ne lui avaient fait aucun mal ?
8°/ J’ai grande envie de voir le petit poème dont vous me parlez. Je suis certain que feu Vadé a des héritiers auprès de Genève. Vous devriez bien vous adresser à eux pour me faire parvenir ce poème ; mais s’il n’y a rien sur la pièce des Philosophes, on ne sera pas content de feu Vadé.
9°/ C’est très bien fait au chef de recommander l’union aux frères ; mais il faut que le chef reste à leur tête, et il ne faut pas que la crainte d’humilier des polissons protégés l’empêche de parler haut pour la bonne cause, sauf à ménager, s’il le veut, les protecteurs, qui au fond regardent leurs protégés comme des polissons.
10°/ Avez-vous lu le mémoire de Pompignan ? Il faut qu’il soit bien mécontent de l’Académie, car il ne lui en a pas envoyé d’exemplaire, quoiqu’il l’ait envoyé partout. Pour répondre à ce qu’il dit sur sa naissance, on vient, dit-on, de faire imprimer sa généalogie, qui remonte, par une filiation non interrompue, depuis lui jusqu’à son père.
11°/ Tout mis en balance, le meilleur parti est toujours de finir par la phrase académique, Je m’en f… c’est aussi ce que je fais de tout mon cœur. Les sottises de tous les hommes méritent qu’on en rie, et non pas qu’on s’en fâche.
Adieu, mon cher et grand philosophe ; j’attends votre catéchisme newtonien, et je ne vous ferai pas attendre dès que je l’aurai.
1 – La Fontaine, livre IX, fable XIX. (G.A.)
2 – Choiseul et madame du Deffand. (G.A.)
3 – Il y a deux ans. Voyez plus haut. Morellet ne trouva pas Voltaire qui était allé faire visite à l’électeur palatin. (G.A.)