CORRESPONDANCE avec D'ALEMBERT - Partie 11

Publié le par loveVoltaire

276561Jonquilles114.jpg

Photo de PAPAPOUSS

 

 

 

 

 

 

DE VOLTAIRE.

 

Aux Délices, 25 d’auguste 1759.

 

 

          Connaissez-vous, mon cher philosophe, un Siméon La Valette, ou Siméon Valette, ou Simon Valet (1), lequel fait des lignes courbes et de petits vers ? Il se renomme de vous ; mais j’ai perdu sa lettre. Je ne sais où le prendre : où est-il ? et quel homme est-ce ?

 

          Que dites-vous de Maupertuis, mort entre deux capucins ? Il était malade depuis longtemps d’une réplétion d’orgueil ; mais je ne le croyais ni hypocrite ni imbécile. Je ne vous conseille pas d’aller jamais remplir sa place à Berlin ; vous vous en repentiriez. Je suis Astolphe qui avertit Roger de ne pas se fier à l’enchanteresse Alcine ; mais Roger ne le crut pas.

 

          Votre livre est charmant ; il fait mes délices au point que je vous pardonne d’avoir vu des prêtres à Genève. Je mène tous ces faquins-là assez bon train. J’ai un château à la porte duquel il y a quatre jésuites  ils m’ont abandonné frère Berthier ; je leur fais de petits plaisirs, et ils me disent la messe quand je veux bien l’entendre. Mes curés reçoivent mes ordres, et les prédicants génevois n’osent pas me regarder en face. Je brave M. Catbrée (2) autant que je le méprise, et je plains Diderot d’être à Paris.

 

          Toutes les lettres de Vienne disent le marquis de Brandebourg (3) écrasé, quelques lettres de Saxe le disent vainqueur, et je ne crois ni l’un ni l’autre. Vous savez qu’il faut peu croire ; soyez pourtant certain que l’oncle et la nièce vous aiment de tout leur cœur. Point de philosophie sans amitié.

 

 

1 – Voyez aux SATIRES, notre Notice sur le Pauvre diable. (G.A.)

 

2 – Voyez la Préface de Socrate. (G.A.)

 

3 – Le roi de Prusse, dont les troupes venaient d’éprouver deux défaites. (G.A.)

 

 

 

 

 

DE D’ALEMBERT.

 

A Paris, ce 27 de Septembre 1759.

 

 

          Cette lettre vous sera rendue, mon cher et illustre confrère, par M. l’abbé de Saint-Non, neveu de M. de Boullongne, qui va en Italie pour y voir les chefs-d’œuvre des arts, y entendre de bonne musique, et y connaître les bouffons de tout espèce que ce pays renferme. Il passe par Genève pour aller à Rome ; et avant d’aller demander la bénédiction du pape, il souhaite recevoir la vôtre. Si feu votre ami Benoît XIV vivait encore, je vous demanderais une lettre de recommandation pour notre voyageur ; mais la philosophie a perdu jusqu’au pape. Je me borne donc à vous prier de procurer à M. l’abbé de Saint-Non tous les agréments qui dépendront de vous, parmi les hérétiques avec lesquels vous vivez. Il vous rapportera des indulgences, et vous assurera en attendant de toute la reconnaissance que j’aurai de ce que vous voudrez bien faire pour lui. Si vous le présentez à quelqu’un de nos sociniens honteux, gardez-vous bien de prononcer mon nom ; il est trop mal sur leurs papiers. Je crois au reste que notre voyageur est peu curieux de sociniens comme eux ; il leur préfère un catholique comme vous, et il va chercher à Genève ce qu’il aurait dû trouver à Paris. Adieu, mon cher philosophe ; ne m’oubliez pas auprès de madame Denis.

 

 

 

 

 

DE VOLTAIRE.

 

15 d’Octobre 1759.

 

 

          Je trouve, mon cher philosophe, qu’un conseiller du parlement n’a rien de mieux à faire que d’aller en Italie. M. l’abbé de Saint-Non m’a paru digne de ce voyage que vous vouliez faire. Si jamais l’envie vous en reprend, passez hardiment par Genève, et seulement ne donnez plus sur nous la préférence à des prêtres sociniens. Vous êtes bien bon de songer s’ils existent. S’ils osaient, ils reconnaîtraient Jésus-Christ pour Dieu, s’ils pouvaient à ce prix assister à mes spectacles, et être admis au petit théâtre que j’ai fait à Tournay, tout près des Délices. Les Génevois se battent pour avoir des rôles.

 

          Vous avez daigné accabler ce fou de Jean-Jacques par des raisons, et moi je fais comme celui qui, pour toute réponse à des arguments contre le mouvement se mit à marcher. Jean-Jacques démontre qu’un théâtre ne peut convenir à Genève, et moi j’en bâtis un. De meilleurs philosophes que Jean-Jacques écrivent sur la liberté, et moi je me suis fait libre. Si quelqu’un est en souci de savoir ce que je fais dans mes chaumières, et s’il me dit : Que fais-tu là, maraud ? Je lui réponds : Je règne (1) ; et j’ajoute que je plains les esclaves. Votre pauvre Diderot s’est fait esclave des libraires, et est devenu celui des fanatiques. Si j’avais un terme plus fort que celui du mépris et de l’exécration, je m’en servirais pour tout ce qui se passe à Paris. Vous êtes né, mon cher philosophe, dans le temps de madame de La Raubière ; vous me demanderez ce que c’est ; madame de La Raubière disait que c’était un f… temps.

 

          J’ai entendu parler d’un frère l’Arrivée (2), jésuite, qui confesse, dit-on, Mesdames, et qui est à la cour en grand crédit. On dit que c’est le plus pétulant idiot qui soit dans l’Eglise de Dieu. Ne trouvez-vous pas que le nom de l’Arrivée est celui d’un valet de comédie ? On dit que ce maroufle se mêle d’être persécuteur. Quand il s’agit de faire du mal, les jansénistes, les molinistes se réunissent, et tous les philosophes sont ou dispersés ou ennemis les uns des autres. Quels chiens de philosophes ! ils ne valent pas mieux que nos flottes, nos armées, et nos généraux. Luc se débat violemment, mais Luc périra, je vous en réponds. C’est un maître fou dangereux et c’est bien dommage.

 

 

Suave mari magno, etc. (3)

 

 

          Je finirai ma vie en me moquant d’eux tous ; mais je voudrais m’en moquer avec vous. Je vous embrasse en Confucius, en Lucrèce, en Cicéron, en Julien, en Collins, en Hume, en Shaftesbury, en Middleton, Bolingbroke, etc., etc.

 

 

1 – Mot du Roi de Cocagne, comédie de Legrand. (G.A.)

 

2 – Ou plutôt, Larivet. (G.A.)

 

3 – Lucrèce. (G.A.)

 

 

 

 

 

DE VOLTAIRE.

 

Aux Délices, 15 de Décembre 1759.

 

 

          Votre Siméon Valette, ou Valet, ou La Valette, est chez moi, mon cher philosophe ; il s’est fait moine dans mon couvent ; mais on ne reçoit pas de moines sans savoir d’où ils viennent et qui ils sont. Cet homme ne donne aucuns renseignements ; il paraît assez bon diable, mais je veux au moins savoir qui est ce diable. Où l’avez-vous connu ? qui répond de lui ? Quis ? quid, ubi, quibus auxiliis, cur, quomodo, quando ? Nous allons donc avoir la paix ; votre pension berlinoise sera bien assurée. Je vous plaindrai, si vous restez à Paris ; je vous plaindrai, si vous allez en Prusse ; mais partout où vous serez, je vous aimerai de tout mon cœur. Mes compliments à frère Berthier et à tutti quanti.

 

 

 

 

 

DE D’ALEMBERT.

 

A Paris, ce 22 de Décembre 1759.

 

 

          Le nouveau moine ou frère lai que vous venez de recevoir, mon cher et illustre maître, m’a été adressé, il y a plusieurs années, par une nièce de mademoiselle Quinault, qui est mariée à Bourges, et qui me le recommanda. Il me parut comme à vous assez bon diable, et d’ailleurs je lui trouvai quelques connaissances mathématiques. Il présenta, quelque temps après, à l’Académie des sciences, un Traité de gnomonique qu’elle approuva, et qu’il m’a fait l’honneur de me dédier. Depuis ce temps, il a été errant de ville en ville, et m’a écrit de temps en temps pour m’engager à la place, sans que j’en aie pu trouver les moyens. Je suis aise qu’il ait trouvé un asile chez vous, et je crois que vous en pourrez tirer quelque secours ; au surplus, je ne vous demande vos bontés pour lui qu’autant qu’il s’en rendra digne.

 

          Je ne crois pas la paix si prochaine que vous, mais je la désire encore plus que je n’en doute, et je la désire par mille raisons. Je suis bien las de Paris, mais serai-je mieux ailleurs, c’est ce qui est fort incertain. Vous avez choisi, comme Marthe, la meilleure part ; mais vous êtes riche, et je suis pauvre. Je n’attends que la paix pour voyager ; je tâterai de différents pays, et quamprimum tetigero bene moratam ac liberam civitatem in ea conquiescam. Peut-être, quod Deus avertat ! finirai-je comme Scarmentado (1). On continue toujours ici à nous persécuter, et à nous susciter tracasseries sur tracasseries. Voilà encore une querelle d’Allemand qu’on fait à Diderot et aux libraires, au sujet des planches de l’Encyclopédie : j’espère qu’ils s’en tireront avantageusement, car pour le coup ils n’ont affaire ni au parlement ni à la Sorbonne. Adieu, mon cher philosophe ; quand je vous vois du port contempler les orages, je me rappelle ces vers de Virgile (Æn., III) :

 

 

Hos ego digrediens lacrymis affabar obortis :

Vivite felices, quibus est fortuna peracta

Jam sua ; nos alia ex aliis in fata vocamur.

Vobis parta quies ; nullum maris Æquor arandum.

 

 

          Je vous embrasse de tout mon cœur.

 

 

1 – Voyez aux ROMANS.(G.A.)

 

 

 

 

 

DE D’ALEMBERT.

 

A Paris, 14 d’Avril 1760.

 

 

          Quand on a le bonheur d’être dans un pays libre, mon cher et grand philosophe, on est bien heureux, car on peut écrire librement pour la défense des philosophes, contre les invectives de ceux qui ne le sont pas.

 

          Quand on a le malheur d’être dans un pays de persécution et de servitude, au milieu d’une nation esclave et moutonnière, on est bien heureux qu’il y ait dans un pays libre des philosophes qui puissent élever la voix.

 

          Quand les philosophes persécutés auront lu l’apologie écrite en leur faveur par le philosophe libre, ils remercieront Dieu et l’auteur.

 

          Voilà, mon cher philosophe, ma réponse à une petite feuille que je viens de recevoir de Genève (1) . Ne sauriez-vous point par hasard qui m’a fait ce présent-là ? Ce ne saurait être vous, car depuis quatre jours tout le monde veut ici que vous soyez mort ; on vous désignait même, à quatre lieues d’ici (2), l’ancien évêque de Limoges (3) pour successeur (4) ; votre éloge aurait été fait par un prêtre, et cela eût été plaisant : j’aime pourtant mieux ne pas entendre votre éloge sitôt, dût-il être fait par le frère Berthier ou par M. de Pompignan.

 

          Il faudrait imprimer, à la suite du discours de notre nouveau confrère, une épître que je viens de recevoir du roi de Prusse contre les fanatiques : les dévots, les jésuites, et notre saint père le pape, y sont bien traités. Adieu, mon cher et grand philosophe ; vivez longtemps, et portez-vous bien, tout mort que vous êtes.

 

 

P.S. -  Il ne manquait plus à la philosophie que le coup de pied de l’âne. On va jouer sur le théâtre de la Comédie française une pièce intitulée les Philosophes modernes. Préville doit y marcher à quatre pattes pour représenter Rousseau. Cette pièce est fort protégée. Versailles la trouve admirable.

 

 

1 – Les Quand. Voyez aux FACÉTIES. (G.A.)

 

2 – Versailles. (G.A.)

 

3 – J.-G. de Coetlosquet. (G.A.)

 

4 – A l’Académie française. (G.A.)

 

 

 

 

 

DE VOLTAIRE.

 

25 d’Avril 1760.

 

 

          Mon cher et digne philosophe, j’avoue que je ne suis pas mort, mais je ne peux pas dire que je sois en vie ; Berthier se porte bien (1), et je suis malade ; Abraham Chaumeix digère, et je ne digère point : aussi ma main ne vous écrit pas, mais mon cœur vous écrit ; il vous dit qu’il est sensiblement affligé de voir les fanatiques réunis pour accabler les philosophes, tandis que les philosophes divisés se laissent tranquillement égorger les uns après les autres. C’est grand dommage que Jean-Jacques se soit mis tout nu dans le tonneau de Diogène, c’est le sûr moyen d’être mangé des mouches. Est-il possible qu’on laisse jouer cette farce impudente dont on nous menace ? c’est ainsi qu’on s’y prit pour perdre Socrate. Je ne crois pas que la comédie des Nuées (2) approche des opéras comiques de la Foire. Je crois Favart et Vadé fort supérieurs aux Gilles d’Athènes, quoi qu’en dise madame Dacier ; mais enfin ce fut par là que les prêtres commencèrent à préparer la ruine des sages. La persécution éclate de tous côtés dans Paris ; les jansénistes et les jésuites se joignent pour égorger la raison, et se battent entre eux pour les dépouilles. Je vous avoue que je suis aussi en colère contre les philosophes qui se laissent faire, que contre les marauds qui les oppriment. Puisque je suis en train de me fâcher, je passe à Luc ; il fait le plongeon, il désavoue ses œuvres, il les fait imprimer tronquées ; cela est bien plat, quand on a cent mille hommes ; mais cet homme-là sera toujours incompréhensible. Il m’envoie tous les huit jours des paquets les plus outrecuidants, les plus terribles, de vers et de prose : des choses à faire coffrer le receveur si le receveur était à Paris ; et il ne m’envoie point l’épître qu’il vous a adressée, qui est, dit-on, son meilleur ouvrage. Il ne sait pas trop ce qu’il veut, et sait encore moins ce qu’il deviendra : il serait bien à souhaiter qu’il se mît à devenir sage ; il eût été le plus heureux des hommes, s’il avait voulu ; et il valait cent fois mieux être le protecteur de la philosophie que le perturbateur de l’Europe. Il a manqué une belle vocation : vous devriez bien lui en dire deux mots, vous qui savez écrire, et qui osez l’écrire. Il est très faux que l’abbé de Prades l’ait trahi (3) : il écrivait seulement au ministre de France pour avoir la permission de faire un voyage en France, et cela dans un temps où nous n’étions pas en guerre avec le Brandebourg. S’il avait en effet tramé une trahison contre son bienfaiteur, soyez très persuadé qu’on ne se serait pas borné à lui donner un appartement dans la citadelle de Magdebourg. Vous savez que Darget a mieux aimé un petit emploi subalterne à Paris que deux mille écus de gages, et le magnifique titre de secrétaire. Algarotti a préféré sa liberté à trois mille écus de gages, je dis trois mille écus d’Empire. Vous savez que Chazot a pris le même parti ; vous savez que Maupertuis, pour s’étourdir, s’était mis à boire de l’eau-de-vie, et en est mort (4) ; vous savez bien d’autres choses ; vous savez surtout que vous n’avez une pension de cinquante louis que comme un hameçon. Faites vos réflexions sur tout cela. Je me fie à votre probité, et je veux avoir votre amitié. Mandez-moi, je vous en prie, à quoi en est la persécution contre les seuls hommes qui puissent éclairer le genre humain. N’imitez pas le paresseux Diderot ; consacrer une demi-heure de temps à me mettre un peu au fait. On prétend que la cabale dit, Oportet Diderot mori pro populo.

 

          Le Dictionnaire encyclopédique continue-t-il ? sera-t-il défiguré et avili par de lâches complaisances pour des fanatiques ? ou bien sera-t-on assez hardi pour dire des vérités dangereuses ? est-il vrai que de cet ouvrage immense, et de douze ans de travaux, il reviendra vingt-cinq mille francs à Diderot, tandis que ceux qui fournissent du pain à nos armées gagnent vingt mille francs par jour ? Voyez-vous Helvétius ? connaissez-vous Saurin ? qui est l’auteur de la farce contre les philosophes ? qui sont les faquins de grands seigneurs et les vieilles P….. dévotes de la cour qui le protègent ? Ecrivez-moi par la poste, et mettez hardiment : A Voltaire, gentilhomme ordinaire du roi, au château de Ferney, par Genève ; car c’est à Ferney que je vais demeurer dans quelques semaines. Nous avons Tournay pour jouer la comédie, et les Délices sont la troisième corde à notre arc. Il faut toujours que les philosophes aient deux ou trois trous sous terre, contre les chiens qui courent après eux. Je vous avertis encore qu’on n’ouvre point mes lettres, et que quand on les ouvrirait, il n’y a rien à craindre du ministre des affaires étrangères (5), qui méprise autant que nous le fanatisme janséniste, le fanatisme moliniste, et le fanatisme parlementaire. Je m’unis à vous en Socrate, en Confucius, en Lucrèce, en Cicéron, et en tous les autres apôtres ; et j’embrasse vos frères, s’il y en a, et si vous vivez avec eux.

 

 

1 – Voyez, aux FACÉTIES, la Relation de la maladie, etc., de frère Berthier. (G.A.)

 

2 – Pièce d’Aristophane. (G.A.)

 

3 – Voyez quelques lettres plus haut. (G.A.)

 

4 – Darget, Algarotti, Chazot, Maupertuis, tous familiers de Frédéric en même temps de Voltaire. (G.A.)

 

5 – Choiseul. (G.A.)

 

 

276561Jonquilles114

Commenter cet article