CORRESPONDANCE - Année 1762 - Partie 2

Publié le par loveVoltaire

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à M. le comte d’Argental.

 

10 Janvier 1762.

 

 

          Il faut que je fasse part à mes anges gardiens de ce qui m’arrive sur terre. Pourquoi M. Ménard, premier commis, m’écrit-il ? pourquoi m’envoie-t-il une pancarte du roi ?  Garde de mon trésor royal, payez comptant à V… Bon. Louis. Il est vrai qu’il y a douze ans que j’avais une pension ; mais je l’avais oubliée, et je n’avais pas l’impudence de la demander ; je la croyais anéantie. Que veut dire cette plaisanterie ? ne serait-ce pas un tour de nos seigneurs de Choiseul ? Je ne sais à qui m’en prendre ; mes anges, ne seriez-vous point dans la bouteille ?

 

          Cependant renvoyez-moi donc Cassandre.

 

          1° Il ne faut pas qu’il ait été complice de l’empoisonnement d’Alexandre.

 

          2° S’il a donné un coup d’épée à la veuve, c’est dans la chaleur du combat ; et il en est encore plus contrit que ci-devant.

 

3° Il aime, et est encore plus aimé qu’il n’était, et il en parle davantage dès le premier acte.

 

          4° Antigone a encore plus de raison qu’il n’en avait de soupçonner Olympie d’être la fille de sa mère.

 

          5° Antigone traitait trop Cassandre en petit garçon, et cela rendait Cassandre bien moins intéressant.

 

          6° Les lois touchant le mariage semblaient trop faites pour le besoin présent, et il faut les préparer de plus loin.

 

          7° L’acte quatrième, finissant pas Cassandre et non par Antigone, est bien plus touchant.

 

          8° L’aspect de Cassandre augmentant les maux de nerfs de Statira rend sa mort bien plus vraisemblable.

 

          9° Bien des gens croient que Statira, voyant que sa fille aime Cassandre, s’est aidée d’un peu de sublimé.

 

          10° Des détails plus forts et plus tendres sont quelque chose.

 

          Enfin on ne peut faire qu’en faisant.

 

          Mais renvoyez-moi donc ma guenille, si vous voulez que je baise le bout de vos ailes.

 

 

 

 

à M. le comte de Schowalow.

 

Aux Délices, près de Genève, 14 Janvier 1762.

 

 

          Monsieur, il me semble que je vous avais fait mon compliment sur la conquête de Colbert un peu avant que cette place fût prise par vos armes victorieuses (1). Si on me reproche quelques méprises sur les événements passés, vous voyez que je ne prédis pas mal l’avenir, et que mon vrai métier est d’être prophète. Je vous prophétise donc de plus grandes choses qui mettront le comble à la gloire de votre nation, et qui seront une belle réponse à celui qui prétendait que le mot honneur ne se trouvait pas dans votre langue. Il me semble que vous avez l’honneur de la victoire, de la conduite, de la magnanimité, de la probité ; et je doute que celui qui vous a outragé ait un dictionnaire pareil à son usage. J’ignore quel est cet écrivain ; mais c’est à lui à corriger son livre. Pour le premier tome de Pierre-le-Grand, soyez sûr, monsieur, qu’il sera conforme à toutes vos vues, après mes petites représentations. Je n’ai de place que pour vous assurer du tendre respect que je conserverai toute ma vie pour votre excellence, etc.

 

 

1 – Voyez la lettre du 24 Octobre 1761. (G.A.)

 

 

 

 

à M. le marquis de Chauvelin.

 

Aux Délices, 19 Janvier 1762.

 

 

          Il faut absolument que votre excellence soit du métier ; vous ne pouvez en parler si bien sans en avoir un peu tâté. Pourceaugnac, à qui d’ailleurs vous ne ressemblez point, a beau dire qu’il a pris dans les romans qu’il doit être reçu à ses faits justificatifs, on voit bien qu’il a étudié le droit. Ce n’est ni en Corse ni à Turin qu’on apprend toutes les finesses de l’art du théâtre. Vous avez mis la main à la pâte ; avouez-le. Tout l’esprit que vous avez ne suffit pas pour entrer dans la profondeur de nos mystères : vos réflexions sont une excellente poétique. Soyez persuadé qu’il n’y a point d’ambassadeur ni de lieutenant-général qui en puisse faire autant. Je suis fort aise à présent de ne vous avoir pas envoyé la bonne copie, puisque le brouillon m’a valu une si bonne leçon.

 

          Vous avez très grande raison, monsieur, de vouloir que Cassandre puisse n’avoir rien à se reprocher auprès d’Olympie. En toute tragédie, comme en toute affaire, il y a un point principal, un centre où toutes les lignes doivent aboutir. Ce centre est ici l’amour de Cassandre et d’Olympie : j’avais été assez heureux pour remplir votre objet. Ce n’est point Cassandre qui a enlevé Olympie à Babylone, c’est Antipatre son père. Antipatre vient de mourir ; et le premier devoir dont s’acquitte Cassandre est de restituer à la fille d’Alexandre le royaume de son père, dont il se trouve en possession. Il est à la fois innocent devant Dieu, et coupable devant Statira et devant Olympie. Il est vrai qu’il a présenté la coupe empoisonnée à Alexandre, mais il n’était pas dans le secret de la conspiration ; il est vrai qu’il a répandu le sang de Statira, mais c’est dans la fureur d’un combat, c’est en défendant son père. Il se trouve enfin dans la situation la plus tragique, amoureux à l’excès d’une fille dont il est l’unique bienfaiteur, meurtrier de la mère, empoisonneur du père, adoré de la fille, exécrable à Statira, odieux à Olympie qui l’aime, pénétré de remords et de désespoir. Il n’y a personne qui ne souhaite ardemment qu’Olympie lui pardonne, et Olympie n’ose lui pardonner. Voilà le fond, voilà le sujet de la pièce. Elle est bien autrement traitée que dans la malheureuse minute qu’on vous a envoyée par méprise. Je suis tout glorieux d’avoir prévenu presque toutes vos objections.

 

          Il s’en faut bien par exemple, que mon grand-prêtre puisse être soupçonné de prendre aucun part ; car lorsque Cassandre lui dit :

 

 

Du parti d’Antigone êtes-vous contre moi ?

 

Acte. III, sc. II.

 

 

il répond :

 

 

Me préservent les cieux de passer les limites

Que mon culte paisible à mon zèle a prescrites !

Les intrigues des cours, les cris des factions,

Des humains que je fuis les tristes passions,

Seigneur, ne troublent point nos retraites obscures.

Au Dieu que nous servons nous levons des mains pures :

Les débats des grands rois, promptes à se diviser,

Ne sont connus de nous que pour les apaiser ;

Et nous ignorerions leurs grandeurs passagères,

Sans le fatal besoin qu’ils ont de nos prières.

 

 

          Enfin il y a, de compte fait, quatre cents vers dans la pièce qui la changent entièrement, et que vous ne connaissez pas. Encore une fois, j’en bénis Dieu, puisque le quiproquo m’a valu vos bontés et vos lumières ; vous m’enchantez et vous m’éclairez. Venez donc voir jouer la pièce ; madame l’ambassadrice, embellissez donc Olympie. Je vais tâcher de rendre son rôle plus touchant, pour le rendre moins indigne de vous. Je suis un bon diable d’hiérophante, pénétré, reconnaissant, attaché pour ma pauvre vie à vos excellences.

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

Aux Délices, 20 Janvier 1762.

 

 

          Mes anges sont terriblement importunés de leur créature. Leur créature considère qu’il faut toujours plus de six semaines pour rapetasser ce qu’on a fait en six jours (comme on l’a déjà confessé).

 

          En toute tragédie, comme en toute affaire, il y a un point principal d’où dépend le succès, et auquel tout doit être subordonné. Ce point principal, dans l’affaire de Cassandre, est qu’il ne soit pas odieux au public, et qu’il le soit horriblement à Statira. Il faut que son amour intéresse ; et, pour qu’il intéresse, il ne faut pas qu’on ait le plus léger soupçon que ce soit un lâche qui ait empoisonné Alexandre. Quelque soin que j’aie pris d’écarter cette idée, je vois qu’elle se loge dans beaucoup de têtes. Mes anges verront le soin que j’ai pris pour prévenir cette fausse opinion par les deux scènes ci-jointes. Il me semble que ces deux scènes écartent toutes les objections qu’on doit prendre à lui : il a tout réparé, il a tout fait pour mériter Olympie ; et c’est, à mon sens, un coup de l’art assez singulier que l’empoisonneur du père d’Olympie, et le meurtrier de sa mère, mérite d’être aimé de la fille.

 

          Voici une autre affaire bien importante et bien délicate. Lekain se plaint amèrement de ce qu’un nommé Brizard veut s’appeler Marc-Tulle Cicéron (1) ; Lekain prétend que c’est lui qui doit être Cicéron, mais il ne lui ressemble point du tout. Ce Cicéron avait un grand cou, un grand nez, des yeux perçants, une voix sonore, pleine, harmonieuse ; toutes ses phrases avaient quatre parties, dont la dernière était la plus longue ; il se faisait entendre, du haut de la tribune, jusque dans les derniers rangs des marmitons romains. Ce n’est point là du tout le caractère de mon ami Lekain ; mais où sont les gens qui se rendent justice ? Ce singe de La Noue ne me déclarait-il pas une haine mortelle, parce que je lui avais dit que  Dufresne avait une face plus propre que la sienne à représenter Orosmane ?

 

          Je ne puis donc flatter Lekain dans son goût cicéronien ! je m’en remets à la décision de mes anges : c’est aux premiers gentilshommes de la chambre à donner les rôles ; un pauvre auteur ne doit jamais se mêler de rien que d’être sifflé.

 

          Autre requête à mes anges, concernant le Droit du Seigneur. On dit qu’on a tout mutilé, tout bouleversé. La pièce sera huée, je vous en avertis. J’écris à frère Damilaville, je le prie de m’envoyer la pièce telle qu’on la doit jouer : ce qu’il y a encore de très important, c’est qu’il faut jurer toujours qu’on ne connaît point l’auteur. Le public cherche à me deviner, pour se moquer de moi ; je vois cela de cent lieues.

 

          Mes divins anges, ce n’est pas tout. Renvoyez-moi, je vous prie, tous mes chiffons, c’est-à-dire les deux leçons de cette œuvre de six jours, que je mets plus de six fois six autres jours à reprendre en sous-œuvre. Ou je suis un sot, ou cela sera déchirant, et vous en viendrez à votre honneur. Vous pouvez être sûrs que si je reçois le matin votre paquet, un autre partira le soir pour aller se mettre à l’ombre de vos ailes. Ah ! que vous m’avez fait le tripot ! Je relisais tout à l’heure une première scène d’un drame (2) commencé et abandonné. Cette première scène me réchauffe ; je reprendrai ce drame : mais il faut songer sérieusement à Pierre Ier.

 

          La vie est courte ; il n’y a pas un moment à perdre à l’âge où je suis. La vie des talents est encore plus courte. Travaillons tandis que nous avons encore du feu dans les veines.

 

          Je suis content de l’Espagne (3) : il vaut mieux tard que jamais.

 

          Il y a longtemps que je dis : Gare à vous, Joseph (4) ! je dis aussi : Gare à vous, Luc !

 

          Aux pieds des anges.

 

 

1 – C’est-à-dire qu’il veut prendre à Lekain le rôle de Cicéron dans Rome sauvée. (G.A.)

 

2 – Don Pèdre. (G.A.)

 

3 – L’Angleterre ayant demandé à l’Espagne communication du pacte de famille, l’Espagne répondit par un refus ; l’Angleterre lui déclara la guerre le 4 Janvier ; l’Espagne répondit, le 16, par un manifeste. (G.A.)

 

4 – Roi de Portugal. (G.A.)

 

 

 

 

à M. Colini.

 

Aux Délices, 20 Janvier 1762.

 

 

          Mon cher Colini, le paquet que j’ai adressé à S.A.E. (1) était si gros, que je n’ai pas osé y mettre un autre nom que le sien, de peur que la poste refusât de s’en charger. Au reste, cette pièce dont vous parlez n’est qu’une simple esquisse, et je travaille à rendre l’ouvrage (2) plus digne de lui.

 

          Je suis bien vieux et bien cassé ; ma vue s’affaiblit ; mes oreilles deviennent bien dures ; cependant je ne perds jamais de vue l’affaire de Francfort, et je ne désespère pas d’obtenir justice : j’espère beaucoup des Russes. Il faudra bien qu’à la fin les Schmith et les Freytag connaissent qu’il y a une Providence. J’aiderai un peu cette Providence, si j’ai la force de faire un voyage ; et comme on espère toujours, j’espère faire un voyage, et vous embrasser, dès que je serai quitte de mon Pierre Corneille. Addio, caro ! V.

 

 

1 – L’électeur palatin. (G.A.)

 

2 – Olympie. (G.A.)

 

 

 

 

à M. Duclos.

 

Aux Délices, 20 Janvier 1762.

 

 

          Ni le petit mémoire (1), monsieur, que vous avez eu la bonté de communiquer à l’Académie, ni aucun des commentaires qu’elle a bien voulu examiner, ne sont destinés à l’impression : ce ne sont, je le répète encore, que des doutes et des consultations. Je demande les avis de l’Académie, pour pressentir le jugement du public éclairé, et pour avoir un guide sûr qui me conduise dans un travail très épineux et très pénible. Non seulement je consulte l’Académie en corps, mais je m’adresse à des membres qui ne peuvent assister aux assemblées.

 

          M. le cardinal de Bernis, par exemple, a présentement entre les mains mes doutes sur Rodogune, et je vous les enverrai dès qu’il me les aura rendus. Encore une fois, il s’agit d’avoir toujours raison, et je ne peux demander trop de conseils.

 

          Je tâche d’égayer et de varier l’ouvrage par tous les objets de comparaison que je trouve sous ma main ; voilà pourquoi je rapporte la chanson des sorcières de Shakespeare, qui arrivent sur un manche à balai, et qui jettent un crapaud dans leur chaudron. Il n’est pas mal de rabattre un peu l’orgueil des Anglais, qui se croient souverains du théâtre comme des mers, et qui mettent sans façon Shakespeare au-dessus de Corneille.

 

          J’ai une chose particulière à vous mander, dont peut-être l’Académie ne sera pas fâchée pour l’honneur des lettres. Vous savez que j’avais autrefois une pension ; je l’avais oubliée depuis douze ans, non seulement parce que je n’en ai pas besoin, mais parce que, étant retiré et inutile, je n’y avais aucun droit. Sa majesté, de son propre mouvement, et sans que je pusse m’y attendre, ni que personne au monde l’eût sollicitée, a daigné me faire envoyer un brevet et une ordonnance. Peut-être est-il bon que cette nouvelle parvienne aux ennemis de la littérature et de la philosophie. Je me recommande toujours aux bontés de l’Académie, et je vous prie de me conserver les vôtres.

 

 

1 – La lettre du 28 Décembre 1761. (G.A.)

 

 

 

1762 - 2

 

 

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