CORRESPONDANCE - Année 1762 - Partie 13
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à M. Colini.
A Ferney, 23 Avril 1762.
Mon cher Colini, j’ai différé longtemps à vous répondre sur le Cassandre. J’ai voulu auparavant connaître moi-même mon ouvrage, et, pour le connaître, il a fallu le faire jouer. J’ai fait venir Lekain à Ferney ; il a eu cette complaisance. J’ai vu l’effet de la pièce : c’est un très beau coup d’œil, ce sont des tableaux continuels ; mais aussi ils demandent des comédiens qui soient autant de grands peintres, et qui sachent se transformer en peintures vivantes. Le moment du bûcher fut terrible ; les flammes s’élevaient quatre pieds au-dessus des acteurs. Enfin c’est une tragédie d’une espèce toute nouvelle. Les trois derniers actes sont absolument différents de la première esquisse que je pris la liberté d’envoyer à S.A.E. ; mais il s’en faut bien encore que je sois content. J’ai senti à la représentation qu’il manquait beaucoup de nuances à ce tableau ; j’y travaille encore. Je vous prie de me mettre aux pieds de S.A.E. moi et Cassandre. Si elle voulait me renvoyer mon ancien manuscrit, je lui serais infiniment obligé : il n’y aurait qu’à l’adresser à madame de Fresney, à Strasbourg ; elle me le ferait tenir avec sûreté.
à M. le comte d’Argental.
27 Avril 1762.
Madame la duchesse d’Enville (1), mes anges, fait bien de l’honneur aux Délices. Elle peut arriver quand il lui plaira ; il y aura de quoi loger quatre maîtres de plain-pied, même cinq ; mais que M. l’archevêque de Rouen ne s’imagine pas être à Gaillon (2). Que toute cette illustre compagnie pense être aux eaux, et s’attende à être un peu à l’étroit. Tout le monde sera bien couché ; c’est la seule chose dont je réponds. On y trouvera de la batterie de cuisine ; mais comme la moitié de notre linge a été brûlée dans nos fêtes de Ferney, nous ne pouvons en fournir. Je sens combien il est désagréable de ne pas faire la galanterie complète ; mais il est bon d’avertir de ce qu’on peut et de ce qu’on ne peut pas.
Je suppose que madame la duchesse d’Enville enverra à l’avance quelque fourrier, quelque fourrier, quelque maréchal de ses logis qui viendra préparer les lieux. Tous les secours possibles se trouvent à Genève sous la main. Il ne sera pas mal de me faire avertir du jour de l’arrivée du maréchal de ses logis. Madame Denis arrangera tout avec lui ; car, pour moi, il n’y a pas d’apparence que je puisse sitôt sortir de Ferney. Je suis toujours malade ; je n’ai point porté santé depuis les journées de Tancrède et de Cassandre, et madame la duchesse d’Enville aura en moi un courtisan très peu assidu ; elle sera maîtresse absolue de la maison, et ne sera point gênée par son hôte. Voilà, mes divins anges, tout ce que je puis faire en conscience. Je ne doute pas que mes anges ne fassent mes très humbles excuses aux personnes que je voudrais mieux recevoir. Après tout, elles seront infiniment mieux qu’en aucune maison de Genève. Elles jouiront d’un assez joli jardin, d’un très beau paysage ; elles seront à l’abri de tout bruit et de toute importunité. Je crois que je dois au moins réparer par une lettre la mince réception que je fais à madame d’Enville ; permettez donc que j’insère ici ce petit billet, et que je prenne la liberté de vous l’adresser.
Voulez-vous à présent un petit mot pour Cassandre ? je persiste à croire que cette pièce ne souffre aucun moyen ordinaire. Lekain a dû le sentir à la représentation. Les choses sont tellement amenées, qu’il n’est ni décent ni possible que les deux rivaux agissent.
Cassandre, au quatrième acte, vient enlever sa femme ; mais il trouve la belle-mère expirante. Antigone dispose tout pour tuer Cassandre aux portes du temple ; mais il n’en sort pas. Au cinquième, il n’y a pas moyen de troubler la cérémonie du bûcher ; les deux princes ne peuvent se douter qu’Olympie va se jeter dedans, puisqu’ils voient les offrandes qu’on apporte à Olympie sur un autel, et qu’elle doit présenter à sa mère avec ses voiles et ses cheveux. Croyez que le tout fait le spectacle le plus singulier, et le plus grand tableau qu’on ait jamais vu au théâtre ; mais, encore une fois, il faut des nuances, et je ne peux travailler dans l’état où je suis ; à peine puis-je suffire à Pierre Corneille.
Nous avons ici le père de la petite, qui vient d’arriver de Cassel (3) pour voir sa fille. Celui-ci ne sera jamais commenté, ou je suis le plus trompé du monde.
Eh bien ! on vient encore de vous prendre Sainte-Lucie et le dernier de vos vaisseaux qui revenait de l’île de Bourbon.
Pauvres Français ! vous n’aviez autre chose à faire qu’à vous réjouir : de quoi vous êtes-vous avisés de faire la guerre ?
Mes anges, vivez heureux. Je baise le bout de vos ailes plus que jamais.
J’ai une fluxion de poitrine, et je cesse tout travail.
1 – Veuve du duc d’Enville, mort, en 1746, à Chibouctou. (G.A.)
2 – Où était la maison de campagne des archevêques de Rouen. (G.A.)
3 – On trouve dans le Dictionnaire philosophique, page 97, une lettre à Damilaville du 7 Mai 1762 que nous ne reproduisons pas. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
Aux Délices, 15 Mai 1762 (1).
Je vous écris enfin, mes divins anges, je ressuscite, et il est bon que vous sachiez que c’est vous qui m’aviez tué ; c’est le tripot, c’est un travail forcé, c’est la rage de vous plaire qui m’avait allumé le sang. J’avais, depuis trois mois, une fièvre lente, et je voulais toujours travailler et toujours me réjouir ; j’ai succombé, je le mérite bien. Je n’ai pas encore assez de tête pour vous parler d’Olympie ; mais j’entrevois que, de toutes les pièces du théâtre, ce sera la plus pittoresque, et que les marionnettes que Servandoni donne au Louvre n’en approcheront jamais. Il me faudra une Statira malade, et une Olympie innocente ; Dieu y pourvoira peut-être.
Mandez-moi, je vous prie, des nouvelles du Tripot, cela m’égaiera dans ma convalescence. Avez-vous quelqu’un qui remplace Grandval ? reprendra-t-on le Droit du Seigneur ?
Mais parlez-moi donc, je vous en prie, de l’œil de madame de Pompadour. Il est bien singulier qu’une femme sur qui tous les yeux sont fixés en perde un incognito. On parle encore fort mal des deux de M. d’Argenson.
M. le maréchal de Richelieu m’a écrit une grande lettre sur les Calas, mais il n’est pas plus au fait que moi. Le parlement de Toulouse, qui voit qu’il a fait un horrible pas de clerc, empêche que la vérité ne soit connue. Il a toujours été dans l’idée que toute la famille de Calas, assistée de ses amis, avait pendu le jeune Calas, pour empêcher qu’il ne se fît catholique. Dans cette idée, il avait fait rouer le père par provision, espérant que ce bon homme, âgé de soixante-neuf ans, avouerait le tout sur la roue. Le bon homme, au lieu d’avouer, a pris Dieu à témoin de son innocence. Les juges, qui l’avaient fait rouer sur de simples conjectures, manquant absolument de preuves juridiques, mais persistant toujours dans leur opinion, ont condamné au bannissement un des fils de Calas soupçonné d’avoir aidé à étrangler son frère ; ils l’ont fait conduire la corde au cou, par le bourreau, à une porte de la ville, et l’ont fait ensuite rentrer par une autre, l’ont enfermé dans un couvent, et l’ont obligé de changer de religion.
Tout cela est si illégal, et l’esprit de parti se fait tellement sentir dans cette horrible aventure, les étrangers en sont si scandalisés, qu’il est inconcevable que M. le chancelier ne se fasse pas représenter, cet étrange arrêt. Si jamais la vérité a dû être éclaircie, c’est, ce me semble, dans une telle occasion.
Je passe à d’autres objets plus intéressants. Vous me paraissez, vous autres, mépriser le nouveau czar ; mais prenez garde à vous : un homme qui vient d’ôter tout d’un coup cent mille esclaves aux moines, et qui met tous ces moines dans sa dépendance, en ne les faisant subsister que de pensions de la cour, est bien loin d’être un homme méprisable. Le voilà uni avec les Anglais et les Prussiens, gens moins méprisables encore. Prenez garde à vous, vous dis-je ; comptez que vous ne voyez point les choses à Paris et à Versailles comme on les voit au milieu des étrangers. Je suis dans le point de perspective ; je vois les choses comme elles sont, et c’est avec la plus grande douleur.
Parlons maintenant de madame la duchesse d’Enville. A peine vous eus-je envoyé, mes divins anges, la lettre par laquelle je lui offrais les Délices, que je fus attaqué d’une fièvre violente et d’une inflammation de poitrine ; Tronchin me fit transporter sur-le-champ aux Délices ; il ne me quitta presque point ; la nature et lui m’ont sauvé ; je suis encore dans la plus grande faiblesse, et je ne puis ni marcher ni écrire.
J’apprends que, pendant ma maladie, on a loué assez indiscrètement un simple appartement à Genève pour madame la duchesse d’Enville et sa compagnie, à raison de 4800 livres pour trois mois, sans compter les écuries, les remises et les chambres pour les principaux domestiques, qu’il faudra encore louer très cher. Ajoutez à cela qu’à Genève toutes les commodités, toutes les choses de recherche se vendent au poids de l’or ; qu’il faut faire cent vingt-cinq lieues pour arriver, et cent vingt-cinq pour s’en retourner et qu’une malade qui a la force de faire deux cent cinquante lieues n’est pas excessivement malade. Le paysage est charmant, je l’avoue ; il n’y a rien de si agréable dans la nature ; mais nous avons des ouragans, formés dans des montagnes couvertes de neiges éternelles, qui viennent contrister la nature dans ses plus beaux jours, et qui n’ont pas peu contribué à me mettre dans le bel état où je suis. Ces vents cruels font beaucoup plus de mal que Tronchin ne peut faire de bien.
Adieu ? mes divins anges ; je n’ai plus ni voix pour dicter, ni main pour écrire, ni tête pour penser ; mais j’espère que tout cela reviendra.
Je crois ne pouvoir mieux remercier Dieu de mon retour à la vie qu’en vous envoyant cet ouvrage édifiant (2). On devrait bien l’imprimer à Paris.
1 – Extrait des sentiments de Jean Meslier. (G.A.)
à M. Le cardinal de Bernis.
Aux Délices, le 15 Mai 1762.
J’étais à la mort, monseigneur, quand votre éminence eut la bonté de me donner part de la perte cruelle que vous avez faite (1). Je reprends toute ma sensibilité pour vous et pour tout ce qui vous touche, en revenant un peu à la vie. Je vois quelle a dû être votre affliction ; je la partage ; je voudrais avoir la force de me transporter auprès de vous pour chercher à vous consoler.
Tronchin et la nature m’ont guéri d’une inflammation de poitrine et d’une fièvre continue ; mais je suis toujours dans la plus grande faiblesse.
J’ai la passion de vous voir avant ma mort ; faudra-t-il que ce soit une passion malheureuse ? je vous avais supplié de vouloir bien vous faire informer de l’horrible aventure des Calas : M. Le maréchal de Richelieu n’a pu avoir aucun éclaircissement satisfaisant sur cette affaire. Il est bien étrange qu’on s’efforce de cacher une chose qu’on devrait s’efforcer de rendre publique. Je prends intérêt à cette catastrophe, parce que je vois souvent les enfants de ce malheureux Calas qu’on a fait expirer sur la roue. Si vous pouviez, sans vous compromettre, vous informer de la vérité, ma curiosité et mon humanité vous auraient une bien grande obligation. Votre éminence pourrait me faire parvenir le mémoire qu’on lui aurait envoyé de Toulouse, et assurément je ne dirais pas qu’il m’est venu par vous.
Toutes les lettres que j’ai du Languedoc sur cette affaire se contredisent ; c’est un chaos qu’il est impossible de débrouiller ; mais peut-être votre éminence n’est-elle déjà plus à Montélimar, peut-être êtes-vous à Vic-sur-Aisne, où vous embellissez votre retraite, et où vous oubliez les malheurs publics et particuliers.
(Et puis de sa main :)
Il faut absolument que je me serve de ma trop faible main, monseigneur, pour vous dire combien mon cœur est à vous. Que ne puis-je vous entendre une heure ou deux ! Il me semble qu’à travers toute votre circonspection, vous me feriez sentir avec quelle douleur on doit envisager l’état présent de la France. Je vous tiens heureux de n’être plus dans un poste où l’on ne peut empêcher les malheurs, et où l’on répond au public de tous les désastres inévitables. Jouissez de votre repos, de vos lumières supérieures, de toutes les espérances pour l’avenir, et surtout du présent. Votre philosophie apportera de la consolation à la douleur de la perte de madame votre nièce.
Agréez ma sensibilité et mon tendre respect.
1 – De la comtesse de Narbonne-Pelet, sa nièce. (Beuchot.°
à M. de la Chatolais.
Aux Délices, 17 Mai 1762.
J’étais à la mort, monsieur, lorsque j’ai reçu la lettre dont vous m’avez honoré ; je souhaite de vivre pour voir les effets de votre excellent Compte rendu (1). Je ne savais pas que vous m’eussiez fait l’honneur de me l’envoyer, et que j’avais deux remerciements à vous faire, celui d’avoir éclairé la France, et celui de vous être ressouvenu de moi.
Votre réquisitoire a été imprimé à Genève, et répandu dans toute l’Europe avec le succès que mérite le seul ouvrage philosophique qui soit jamais sorti du barreau. Il faut espérer qu’après avoir purgé la France des jésuites, on consentira combien il est honteux d’être soumis à la puissance ridicule qui les a établis. Vous avez fait sentir bien finement l’absurdité d’être soumis à cette puissance, et le danger ou du moins l’inutilité de tous les autres moines qui sont perdus pour l’Etat, et qui en dévorent la substance.
Je vous avoue, monsieur, que c’est une grande consolation pour moi de voir mes sentiments justifiés par un magistrat tel que vous. Il faut que je me vante d’avoir le premier attaqué les jésuites en France. J’ai une terre dans le pays de Gex, tout auprès d’un domaine que les jésuites ont usurpé. A force de distinctions, ils avaient ajouté à l’usurpation de ce domaine le bien de six gentilshommes (2), tous frères, tous pauvres, et tous au service. Ils avaient obtenu des lettres-patentes qui leur permettaient d’acquérir ce bien. Ces lettres avaient été enregistrées au parlement de Dijon ; et vous noterez qu’ils s’étaient associés avec un huguenot dans cette manœuvre. Ils se fondaient uniquement sur l’espérance que ces six gentilshommes n’auraient jamais le moyen de rentrer dans leurs biens. Je prêtai de l’argent aux orphelins dépouillés ; ils sommèrent les jésuites et le huguenot de leur rendre leur patrimoine. Les jésuites consultèrent leur général, le P. Ricci, qui fut cette fois assez sage pour leur ordonner de se désister. Les pauvres gentilshommes sont rentrés dans leur domaine ; et j’espère des excommunications dans ce monde-ci, et le paradis dans l’autre, pour cette bonne œuvre.
Je vous envoie cette plaisanterie (3) qui m’est tombée entre les mains. Le bâtiment d’un million sept cent mille livres est une chose vraie, et qui excite l’indignation de tout le monde.
1 – Voyez la lettre à Damilaville du 8 Mars. (G.A.)
2 – MM. Desprez de Crassy. (G.A.)
3 – Extrait de la Gazette de Londres. (K.)