CORRESPONDANCE - Année 1761 - Partie 46

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à M. Fabry.

 

Au château de Ferney, 6 Novembre 1761.

 

 

          Ma famille et moi, monsieur, nous ressentons quelque peine, et nous sommes dans un assez grand embarras en ne recevant point de réponse à la lettre que j’ai eu l’honneur de vous écrire. Nous ne pouvons retourner aux délices sans y faire transporter nos grains. Nous attendons les passe-ports que nous avons toujours eus, et nous vous prions de vouloir bien ne nous pas laisser dans l’incertitude où nous sommes. Je suis fâché de l’importunité que je vous cause. Je vous supplie, monsieur, d’être persuadé de tous les sentiments avec lesquels j’ai l’honneur d’être, monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur.

 

 

 

 

à M. le comte de Schowalow.

 

A Ferney, 9 Novembre 1761.

 

 

          Monsieur, quoique je ne vous aie promis qu’à Pâques de nouveaux cahiers de l’Histoire de Pierre-le-Grand, le désir de vous satisfaire m’a fait prévenir d’assez loin le temps où je comptais travailler. Mon attachement pour votre excellence, et mon goût pour l’ouvrage entrepris sous vos auspices, l’ont emporté sur des devoirs assez pressants qui m’occupent. J’ai remis entre les mains de votre excellence une copie de ce que je viens de hasarder, uniquement pour vous, sur ce sujet si terrible et si délicat de la condamnation à mort du czarovitz. J’ai été bien étonné du mémoire qui était joint à votre dernier paquet ; ce mémoire n’est qu’une copie, presque mot pour mot, de ce qu’on trouve dans le prétendu Nestesuranoy. Il semble que ce soit cet Allemand (1) dont j’ai déjà reçu des mémoires qui ait envoyé celui-là. Il doit savoir que ce n’est point ainsi que l’on écrit l’histoire ; qu’on est comptable de la vérité à toute l’Europe ; qu’il faut un ménagement et un art bien difficile pour détruire des préjugés répandus partout ; qu’on n’en croit pas un historien sur sa parole ; qu’on ne peut attaquer de front l’opinion publique qu’avec des monuments authentiques ; que tout ce qui n’aurait même que la sanction d’une cour intéressée à la mémoire de Pierre-le-Grand serait suspect ; et qu’enfin l’histoire que je compose ne serait qu’un fade panégyrique, qu’une apologie qui révolterait les esprits au lieu de les persuader. Ce n’est pas assez d’écrire et de flatter le pays où l’on est, il faut songer aux hommes de tous les pays. Vous savez mieux que moi, monsieur, tout ce que j’ai l’honneur de vous représenter, et vos sentiments ont sans doute prévenu mes réflexions dans le fond de votre cœur.

 

          J’ai eu, par un heureux hasard, des mémoires de ministres accrédités qui ont suppléé aux matériaux qui me manquaient ; et, sans ce secours, à quoi aurais-je été réduit ? J’ai ramassé dans toute l’Europe des manuscrits, j’ai été plus aidé que je n’osais l’espérer. Je ne cacherai point à votre excellence que parmi ces manuscrits, parmi ces lettres de ministres, il y en a de plus atroces que les anecdotes de Lamberti. Je crois réfuter Lamberti assez heureusement, à l’aide des manuscrits qui nous sont favorables, et j’abandonne ceux qui nous sont contraires. Lamberti mérite une très grande attention par la réputation qu’il a d’être exact, de ne rien hasarder, et de rapporter des pièces originales ; et comme il n’est pas, à beaucoup près, le seul qui ait rapporté les anecdotes affreuses répandues dans toute l’Europe, il me paraît qu’il faut une réfutation complète de ces bruits odieux. J’ai pensé aussi que je ne devais pas trop charger le czarovitz ; que je passerai pour un historien lâchement partial, qui sacrifierait tout à la branche établie sur le trône dont ce malheureux prince fut privé. Il est clair que le terme de parricide, dont on s’est servi dans le jugement de ce prince, a dû révolter tous les lecteurs, parce que, dans aucun pays de l’Europe, on ne donne le nom de parricide qu’à celui qui a exécuté ou préparé effectivement le meurtre de son père. Nous ne donnons même le nom de révolté qu’à celui qui est en armes contre son souverain, et nous appelons la conduite du czarovitz désobéissance punissable, opiniâtreté, scandaleuse, espérance chimérique dans quelques mécontents secrets qui pouvaient éclater un jour, volonté funeste de remettre les choses sur l’ancien pied quand il en serait le maître. On force, après quatre mois d’un procès criminel, ce malheureux prince à écrire « que s’il y avait eu des révoltés puissants qui se fussent soulevés, et qu’ils l’eussent appelé, il se serait mis à leur tête. »

 

          Qui jamais a regardé une telle déclaration comme valable, comme une pièce réelle d’un procès ? qui jamais a jugé une pensée, une hypothèse, une supposition d’un cas qui n’est point arrivé ? où sont ces rebelles ? qui a pris les armes ? qui a proposé à ce prince de se mettre un jour à la tête des rebelles ? à qui en a-t-il parlé ? à qui a-t-il été confronté sur ce point important ? Voilà, monsieur, ce que tout le monde dit, et ce que vous ne pouvez vous empêcher de vous dire à vous-même. Je m’en rapporte à votre probité et à vos lumières. Ce que j’ai l’honneur de vous écrire est entre vous et moi : c’est à vous seul que je demande comment je dois me conduire dans un pas si délicat. Encore une fois, ne nous faisons point illusion. Je vis comparaître devant l’Europe en donnant cette histoire. Soyez très convaincu, monsieur, qu’il n’y a pas un seul homme en Europe qui pense que le czarovitz soit mort naturellement. On lève les épaules quand on entend dire qu’un prince de vingt-trois ans est mort d’apoplexie à la lecture d’un arrêt qu’il devait espérer qu’on n’exécuterait pas. Aussi s’est-on bien donné de garde de m’envoyer aucun mémoire de Pétersbourg sur cette fatale aventure : on me renvoie au méprisable ouvrage d’un prétendu Nesteuranoy ; encore cet écrivain, aussi mercenaire que sot et grossier, ne peut dissimuler que toute l’Europe a cru Alexis empoisonné. Voyez donc, monsieur ; examinez avec votre prudence ordinaire et votre bonté pour moi, et avec le sentiment de ce qu’on doit à la vérité et aux bienséances, si j’ai marché avec quelque sûreté sur ces charbons ardents. Ce que j’ai eu l’honneur de vous envoyer n’est qu’une consultation, un mémoire de mes doutes, que je vous supplie de résoudre. C’est pour vous que je travaille, monsieur ; c’est à vous à m’éclairer et à me conduire  un mot en marge me suffira, ou une simple lettre avec quelques instructions sur les endroits qui me font peine. Vous daignez sans doute compatir à mon extrême embarras ; mais comptez sur tous mes efforts, sur l’envie extrême que j’ai de vous satisfaire, sur les sentiments de respects et de tendresse que vous m’avez inspirés. Reconnaissez à ma franchise mon extrême attachement pour votre excellence, et soyez bien sûr que c’est du fond de mon cœur que je serai toute ma vie, de votre excellence le très, etc.

 

 

 

 

à la duchesse de Saxe-Gotha.

 

Au château de Ferney, le 9 Novembre (1).

 

 

          Madame, tant que je serai encore au nombre des vivants, je serai dans celui des adorateurs de vos vertus et des cœurs reconnaissants, remplis de vos bontés. J’arrache rarement à mon état de malade quelques moments où je puisse écrire ; car je suis presque toujours réduit à me faire lire et à dicter ; mais que puis-je dicter que des lamentations de Jérémie sur ma pauvre patrie, qui était si florissante il y a quelques années, et qui est à présent un objet de pitié ? J’ai dicté pourtant une tragédie bonne ou mauvaise, que je compte avoir l’honneur d’envoyer dans quelques semaines à votre altesse sérénissime Que ne puis-je avoir du moins la consolation de l’amuser quelques moments, puisque celle d’être à ses pieds à Gotha m’est refusée !

 

          Il me paraît, madame, que le roi d’Angleterre (2), en faisant un choix, n’a pas donné la pomme à la plus belle ; car, quoique toutes les reines soient toujours, sans contredit, des prodiges de beauté, cependant je connais une princesse qui, autant que je m’en souviens, doit l’emporter sur les reines mariées et à marier. J’ai peur que le roi d’Angleterre n’ait pas été aussi bien servi dans ses amours qu’à la guerre.

 

          Je suis entouré de Russes, qui disent qu’ils prendront Colberg, et d’Allemands, qui assurent que le siège est levé. Je suis comme celui qui disait : « Les uns croient le cardinal-vicaire mort ; les autres le croient vivant ; et moi, je ne crois ni l’un ni l’autre ! »

 

          Il y a une ode d’un Suisse de Berne contre tous les rois qui sont en guerre ; il les traite tous de brigands et de perturbateurs du repos public. Il y a dans cet ouvrage des morceaux terribles. Cela ne nous regarde pas, nous autres pauvres Français ; car nous n’avons pas fait grand mal. Que votre altesse sérénissime daigne agréer le profond respect du Suisse V.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

2 – George III venait d’épouser, le 8 septembre, Sophie-Charlotte de Mecklembourg-Strélitz. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

10 Novembre 1761.

 

 

          Le vieux ministre de Statira, ci-devant épouse d’Alexandre, ayant reçu très tard la déduction du comité, ne peut aujourd’hui que remercier leurs excellences, et leur faire les plus sincères protestations de la reconnaissance qu’il leur doit. Mais n’ayant pu consulter encore sa cour, il est très fâché de ne pas apporter un aussi prompte redressement qu’il le voudrait aux griefs de leurs excellences. Son auguste souveraine Statira a pris le mémoire ad referendum ; mais comme elle est malade d’une suffocation qui la fera mourir au quatrième acte, son conseil aura l’honneur d’envoyer incessamment à votre cour les dernières volontés de cette auguste autocratrice.

 

          J’aurai l’honneur de vous donner part que j’envoyai, il y a onze jours, la feuille importante concernant les intérêts de la demoiselle Dangeville, attachée à la cour de France, et pour laquelle nous aurons tous les égards à elle dus, que cette pièce importante était adressée à M. Damilaville, avec un gros paquet de Grizel, de Car, de Ah ! Ah ! et de chansons intitulées Moïse-Aaron (1).

 

          Nous craignons que, malgré la bonne harmonie et correspondance des deux cours, on n’ait saisi notre paquet comme trop gros, et qu’on ne l’ait porté à sa majesté très chrétienne, qui sans doute en aura ri, et auquel nous souhaitons toutes sortes de prospérités.

 

          Nous avons aussi dépêché à vos excellences copie desdits mémorials, intitulés Grizel, Gouju, Car, Ah ! Ah ! Moïse-Aaron ; et nous sommes en peine de tous nos paquets, pour lesquels nous réclamons le droit des gens.

 

          Et, pour n’avoir rien à nous reprocher, non seulement nous vous expédions, par le présent courrier, les lettres patentes pour le cinquième acte de la demoiselle Dangeville, mais encore la seule copie qui nous reste des Grizel, Gouju, Car, Ah ! Ah ! et Moïse-Aaron. Nous adressons aussi copie de la scène de ladite mademoiselle Dangeville au confident Damilaville, recommandant expressément que le tout soit intitulé le Droit du Seigneur.

 

          Nous vous ramentevons (2) ici qu’il y a six semaines en çà que nous prîmes la liberté de vous adresser un paquet énorme pour madame du Deffand, duquel paquet et de laquelle dame nous n’avons depuis entendu parler.

 

          Nous laissons le tout à considérer à votre haute prudence, et nous vous renouvelons les assurances de notre sincère et respectueux attachement. Donné à Ephèse, dans la cellule de sœur Statira, le 10 de novembre au soir.

 

 

1 – Voyez aux DIALOGUES, aux FACÉTIES et aux POÉSIES MÊLÉES. (G.A.)

 

2 – Se remettre une chose en mémoire, se rappeler, se remémorer, se souvenir.

 

 

 

 

à M. Damilaville.

 

11 Novembre 1761.

 

 

          Mes frères, je renvoie fidèlement les Ah ! Ah ! et les Car qu’on m’a confiés ; car je suis homme de parole, car je vous aime.

 

          Ah ! ah ! quand vous n’écrivez point, frère, c’est pure malice.

 

          Ah ! ah ! vieux fou de Crébillon, vous ne voulez pas lâcher votre scène : c’est bien dommage, vous l’échappez belle. L’avocat Moreau n’a nulle part au Mémoire historique ; M. le duc de Choiseul l’a fait en trente-six heures.

 

          Y a-t-il une relation de l’auto-da-fé de Lisbonne (1) ?

 

          Il n’y a pas quatre pages de vérité et de bon sens dans le nouveau testament (2). L’auteur est un ex-capucin, ci-devant nommé Maubert, fugitif, escroc, espion, ivrogne, Normand, de présent à Paris, et qui mérite de faire le voyage de Marseille.

 

          Vous aurez dans quelque temps l’ouvrage des six jours : ce n’est pas celui de l’abbé d’Asfeld (3), ah ! ah !

 

 

1 – Il y en avait une : Arrêt des inquisiteurs, etc., contre le P. Gabriel Malagrida jésuite, etc. (G.A.)

 

2 – Testament politique du maréchal de Belle-Isle, dont l’auteur est Chevrier, et non Maubert. (G.A.)

 

3 – Sur la création. (G.A.)

 

 

 

 

 

MÉMOIRE A TOUS LES ANGES,

 

M. LE COMTE DE CHOISEUL ÉTANT ESSENTIELLEMENT

COMPTÉ POUR UN D’ICEUX.

 

Ferney, 12 Novembre 1761.

 

 

          Notre comité, qui vaut bien le vôtre, sauf respect, vu qu’il est composé de gens du tripot et de très bons acteurs, est obligé de vous déclarer qu’il ne peut être de votre avis sur la plupart de vos objections.

 

          Nous frémissons d’indignation quand vous nous proposez de mettre notre pièce à la glace, par une confidence froide et inutile d’Olympie à sa suivante, et d’affadir le tout par une scène inutile d’amour au commencement du premier acte. Cela serait très bien inventé pour ôter tout l’effet du coup du théâtre que produit le mariage de Cassandre et d’Olympie, et pour rendre ridicules les remords de Cassandre, et pour ôter toute la force à la scène vigoureuse où l’on justifie la mort d’Alexandre ; car, messieurs et mesdames, la terreur des remords et les réflexions sur la mort d’Alexandre seraient très mal placées après des scènes amoureuses. Ce n’est pas là la marche du cœur. Vous me citez Zaïre ; mais songez-vous que le piquant des premières scènes de Zaïre consiste dans l’amour d’un Turc et d’une chrétienne, sans quoi cela serait aussi froid que la déclaration de Xipharès (1) ?

 

          Nous pensons que vous vous méprenez infiniment, sauf respect, quand vous croyez qu’Olympie est le premier rôle ; il ne l’est que quand Statira est morte. Quoi ! vous croyez qu’Olympie est faite pour mademoiselle Clairon ? Ah ! tout comme Zaïre. C’est Statira qui est le grand rôle. Ah ! comme nous pleurions à ces vers :

 

J’ai perdu Darius, Alexandre, et ma fille ;

Dieu seul me reste.

 

Olympie, act. II, sc. II.

 

 

          C’est que madame Denis déclame du cœur, et que chez vous oen déclame de la bouche.

 

          Nous sommes respectueusement et sincèrement de l’avis du comité sur une certaine prière que faisait Cassandre, et non pas Cassander, à une certaine Antigone ; il y a d’autres détails que nous avons corrigés sur-le-champ, selon les vues très justes du comité.

 

          Nous vous envoyons une petite esquisse de nos corrections, qui, jointe à celles que vous avez déjà, est capable de boucher les trous des sifflets ; mais, pour mieux faire, envoyez-nous la pièce, et nous vous la rendrons mise au net.

 

Délibéré dans la troupe de Ferney, le 12 Novembre de l’an de grâce 1761.

 

 

 

1 – Mithridate, act. I, sc II. (G.A.)

 

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