CORRESPONDANCE - Année 1760 - Partie 11

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à M. Pilavoine.

 

A PONDICHÉRY.

Au château de Ferney, 23 Avril.

 

 

          Mon cher et ancien camarade, vous ne sauriez croire le plaisir que m’a fait votre lettre. Il est doux de se voir aimé à quatre mille lieues de chez soi. Je saisis ardemment l’offre que vous me faites de cette histoire manuscrite de l’Inde. J’ai une vrai passion de connaître à fond le pays où Pythagore est venu s’instruire. Je crois que les choses ont bien changé depuis lui, et que l’université de Jaganate ne vaut point celles d’Oxford et de Cambridge. Les hommes sont nés partout à peu près les mêmes, du moins dans ce que nous connaissons de l’ancien monde. C’est le gouvernement qui change les mœurs, qui élève ou abaisse les nations.

 

          Il y a aujourd’hui des récollets dans ce même Capitole où triompha Scipion, où Cicéron harangua.

 

          Les Egyptiens, qui instruisirent autrefois les nations, sont aujourd’hui de vils esclaves des Turcs. Les Anglais, qui n’étaient, du temps de César, que des barbares allant tout nus, sont devenus les premiers philosophes de la terre, et, malheureusement pour nous, sont les maîtres du commerce et des mers. J’ai bien peur que dans quelque temps ils ne viennent vous faire une visite ; mais M. Dupleix les a renvoyés, et j’espère que vous les renverrez de même. Je m’intéresse à la Compagnie, non seulement à cause de vous, mais parce que je suis Français, et encore parce que j’ai une partie de mon bien sur elle. Voilà trois bonnes raisons qui m’affligent pour la perte de Masulipatan.

 

          J’ai connu beaucoup MM. de Lally et de Soupire ; celui-ci est venu me voir à mon petit ermitage auprès de Genève avant de partir pour l’Inde ; c’est à lui que j’adressai ma lettre (1) pour vous à Surate. N’imputez cette méprise qu’au souvenir que j’ai toujours conservé de vous. Je pense toujours à Maurice Pilavoine, de Surate ; c’était ainsi qu’on vous appelait au collège, où nous avons appris ensemble à balbutier du latin, qui n’est pas, je crois, d’un fort grand secours dans l’Inde. Il vaut mieux savoir la langue du Malabar.

 

          Je serais curieux de savoir s’il reste encore quelque trace de l’ancienne langue des brachmanes. Les bramines d’aujourd’hui se vantent de la savoir ; mais entendent-ils leur Veidam ? Est-il vrai que les naturels de ce pays sont naturellement doux et bienfaisants ? ils ont du moins sur nous un grand avantage, celui de n’avoir aucun besoin de nous, tandis que nous allons leur demander du coton, des toiles peintes, des épiceries, des perles, et des diamants, et que nous allons, par avarice, nous battre à coups de canon sur leurs côtes.

 

          Pour moi, je n’ai point encore vu d’Indien qui soit venu livrer bataille à d’autres Indiens, en Bretagne et en Normandie, pour obtenir, le crisk (2) à la main, la préférence de nos draps d’Abbeville et de nos toiles de Laval.

 

          Ce n’est pas assurément un grand malheur de manquer de pêches, de pain et de vin, quand on a du riz, des ananas, des citrons, et des cocos. Un habitant de Siam et du Japon ne regrette point le vin de Bourgogne. J’imite tous ces gens-là ; je reste chez moi ; j’ai de belles terres libres et indépendantes sur la frontière de France. Le pays que j’habite est un bassin d’environ vingt lieues, entouré de tous côtés de montagnes ; cela ressemble en petit au royaume de Cachemire. Je ne suis seigneur que de deux paroisses, mais j’ai une étendue de terrain très considérable. Les pêches, dont vous me paraissez faire tant de cas, sont excellentes chez moi ; mes vignes mêmes produisent d’assez bon vin. J’ai bâti dans une de mes terres un château qui n’est que trop magnifique pour ma fortune  mais je n’ai pas eu la sottise de me ruiner pour avoir des colonnes et des architraves. J’ai auprès de moi une partie de ma famille, et des personnes aimables qui me sont attachées. Voilà ma situation, que je ne changerais pas contre les plus brillants emplois. Il est vrai que j’ai une santé très faible, mais je la soutiens par le régime. Vous êtes né, autant qu’il m’en souvent, beaucoup plus robuste que moi, et je m’imagine que vous vivrez autant qu’Aureng-Zeb. Il me semble que la vie est assez longue dans l’Inde, quand on est accoutumé aux chaleurs du pays.

 

          On m’a dit que plusieurs rajahs et plusieurs omras ont vécu près d’un siècle ; nos grands seigneurs et nos rois n’ont pas encore trouvé de secret. Quoi qu’il en soit, je vous souhaite une vie longue et heureuse. Je présume que vos enfants vous procureront une vieillesse agréable. Vous devez sans doute vivre avec beaucoup d’aisance ; ce ne serait pas la peine d’être dans l’Inde pour n’y être pas riche. Il est vrai que la Compagnie ne l’est point ; elle ne s’est pas enrichie par le commerce, et les guerres l’ont ruinée ; mais un membre du conseil ne doit pas se sentir de ces infortunes.

 

          Je vous prie de m’instruire de tout ce qui vous regarde, de la vie que vous menez, de vos occupations, de vos plaisirs, et de vos espérances. Je m’intéresse véritablement à vous, et je vous prie de croire que c’est du fond de mon cœur que je serai toute ma vie, monsieur, votre, etc.

 

 

1 – Le 25 Septembre 1758. (G.A.)

 

2 – Poignard des Malais. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame d’Epinay.

 

25 Avril 1760.

 

 

          Je ne vous ai point encore remerciée, ma belle philosophe, de votre jolie lettre et de votre pierre philosophale ; car c’est la vraie pierre philosophale que la multiplication du blé dont vous m’avez envoyé le secret. J’irai présenter la première gerbe devant votre portrait, au temple d’Esculape (1), à Genève. Ce portrait sera mon tableau d’autel ; j’en fais bien plus de cas que de l’image de mon ami Confucius. Ce Confucius est, à la vérité, un très bon homme, ami de la raison, ennemi de l’enthousiasme, respirant la douceur et la paix, et ne mêlant point le mensonge avec la vérité ; mais vous avez tout cela comme lui, et vous possédez de plus deux grands yeux, très préférables à ses yeux de chat et à sa barbe en pointe. Confucius est un bavard qui dit toujours la même chose, et vous êtes pleine d’imagination et de grâce. Vous êtes probablement, madame, aujourd’hui dans votre belle terre, où vous faites les délices de ceux qui ont l’honneur de vivre avec vous, et où vous ne voyez point les sottises de Paris ; elles me paraissent se multiplier tous les jours. On (2) m’a parlé d’une comédie contre les philosophes, dans laquelle Préville doit représenter Jean-Jacques a un peu mérité ces coups d’étrivières par sa bizarrerie, par son affectation de s’emparer du tonneau et des haillons de Diogène, et encore plus par son ingratitude envers la plus aimable des bienfaitrices (3) ; mais il ne faut pas accoutumer les singes d’Aristophane à rendre les singes de Socrate méprisables, et à préparer de loin la ciguë que maître Joly de Fleury voudrait faire broyer pour eux par les mains de maître Abraham Chaumeix.

 

          On dit que Diderot, dont le caractère et la science méritent tant d’égards, est violemment attaqué dans cette farce. La petite coterie dévote de Versailles la trouve admirable ; tous les honnêtes gens de Paris devraient se réunir au moins pour la siffler, mais les honnêtes gens sont bien peu honnêtes ; ils voient tranquillement assassiner les gens qu’ils estiment, et en disent seulement leur avis à souper. Les philosophes sont dispersés et désunis, tandis que les fanatiques forment des escadrons et des bataillons.

 

          Les serpents appelés jésuites, et les tigres convulsionnaires, se réunissent tous contre la raison, et ne se battent que pour partager entre eux ses dépouilles. Il n’y a pas jusqu’au sieur Le Franc de Pompignan qui n’ait l’insolence de faire l’apôtre, après avoir fait le Pradon.

 

          Vous m’avouerez, ma belle philosophe, que voilà bien des raisons pour aimer la retraite. Nos frères du bord du lac ont reçu une douce consolation par les nouvelles qui nous sont venues de la bataille donnée au Paraguay, entre les troupes du roi de Portugal et celles des révérends pères jésuites. On parle de sept jésuites prisonniers de guerre, et de cinq tués dans le combat ; cela fait douze martyres, de compte fait. Je souhaite, pour l’honneur de la sainte Eglise, que la chose soit véritable.

 

          Je ne vous écris point de ma main, ma belle philosophe, parce que Dieu m’afflige de quelques indispositions dans ma machine corporelle. Je ne suis pas précisément mort, comme on l’a dit, mais je ne me porte pas trop bien. Comment aurais-je le front d’avoir de la santé, quand Esculape a la goutte ?

 

          Adieu, ma belle philosophe ; vous êtes adorée aux Délices, vous êtes adorée à Paris, vous êtes adorée présente et absente. Nos hommages à tout ce qui vous appartient, à tout ce qui vous entoure.

 

 

1 – Chez Tronchin. (G.A.)

 

2 – D’Alembert ; lettre du 14 Avril. (G.A.)

 

3 – Madame d’Epinay elle-même, qui l’avait installé à l’Ermitage. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame la marquise du Deffand.

 

25 Avril 1760.

 

 

          Je suis si touché de votre lettre (1), madame, que j’ai l’insolence de vous envoyer deux petits manuscrits très indignes de vous ; tant je compte sur vos bontés !

 

          Lisez les vers, quand vous serez dans un de ces moments de loisir où l’on s’amuserait d’un conte de Boccace ou de La Fontaine ; lisez la prose, quand vous serez un peu de mauvaise humeur contre les misérables préjugés qui gouvernent le monde, et contre les fanatiques ; et, ensuite, jetez le paquet au feu.

 

          J’ai trouvé sous ma main ces deux sottises (2) ; il y a longtemps qu’elles sont faites, et elles n’en valent pas mieux.

 

          Je n’ai jamais été moins mort que je le suis à présent. Je n’ai pas un moment de libre ; les bœufs, les vaches, les moutons, les prairies, les bâtiments, les jardins, m’occupent le matin ; toute l’après-dînée est pour l’étude, et, après souper, on répète les pièces de théâtre qu’on joue dans ma petite salle de comédie.

 

          Cette façon d’être donne envie de vivre ; mais j’en ai plus d’envie que jamais, depuis que vous daignez vous intéresser à moi avec tant de bonté. Vous avez raison, car, dans le fond, je suis un bon homme. Mes curés, mes vassaux, mes voisins, sont très contents de moi ; et il n’y a pas jusqu’aux fermiers-généraux à qui je ne fasse entendre raison, quand j’ai quelques disputes avec eux sur les droits des frontières.

 

          Je sais que la reine dit toujours que je suis un impie ; la reine a tort. Le roi de Prusse a bien plus grand tort de dire, dans son Epître au maréchal Keith :

 

 

Allez, lâches chrétiens ; que les feux éternels

Empêchent d’assouvir vos désirs criminels, etc.

 

 

          Il ne faut dire d’injures à personne ; mais le plus grand tort est dans ceux qui ont trouvé le secret de ruiner la France en deux ans, dans une guerre auxiliaire.

 

          J’ai reçu, ce matin, une lettre de change d’un banquier d’Allemagne sur M. de Montmartel. Les lettres de change sont numérotées, et vous remarquerez que mon numéro est le mille quarantième, à commencer du mois de janvier. Il est bien beau aux Français d’enrichir ainsi l’Allemagne.

 

          Il me vient quelquefois des Anglais, des Russes ; tous s’accordent à se moquer de nous. Vous ne savez pas, madame, ce que c’est que d’être Français, en pays étranger. On porte le fardeau de sa nation ; on l’entend continuellement maltraiter ; cela est désagréable. On ressemble à celui qui voulait bien dire à sa femme qu’elle était une catin, mais qui ne voulait pas l’entendre dire aux autres.

 

          Tâchez, madame, d’être payée de vos rentes, et de prendre pitié toutes les misères dont vous êtes témoin. Accoutumez-vous à la disette des talents en tout genre, à l’esprit devenu commun, et au génie devenu rare ; à une inondation de livres sur la guerre pour être battus, sur les finances pour n’avoir pas un sou, sur la population pour manquer de recrues et de cultivateurs, et sur tous les arts pour ne réussir dans aucun.

 

          Votre belle imagination, madame, et la bonne compagnie que vous avez chez vous, vous consoleront de tout cela ; il ne s’agit, après tout, que de finir doucement sa carrière ; tout le reste est vanité des vanités, dit l’autre (3). Recevez mes tendres respects.

 

 

1 – En date du 16 Avril. (G.A.)

 

2 – Tancrède et le Droit du Seigneur. (G.A.)

 

3 – Salomon. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Watelet.

 

Aux Délices, 25 Avril (1).

 

 

          Je ne sais, monsieur, si c’est par un amateur que vous m’avez fait parvenir le beau présent (2) dont j’ai l’honneur de vous remercier : mais cet amateur ne s’appelle pas il far presto. Je n’ai reçu que depuis trois jours ce poème instructif, ces leçons de maître données en prose avec modestie, ces belles estampes dessinées de votre main, qui ajoutent un nouveau mérite à l’ouvrage, et qui font un des plus précieux monuments des beaux-arts.

 

          Je ne sais pourquoi il y avait tant de grands peintres dans le seizième siècle, et que nous en avons aujourd’hui si peu. J’imagine que les manufactures de glaces, les magots de la Chine et les tabatières de cent louis d’or ont nui à la peinture.

 

          Puisse votre ouvrage, monsieur, former autant de bons artistes qu’il vous attirera de louanges ! Je voudrais trouver quelque Claude Lorrain qui peignît ce que je vois de mes fenêtres : c’est un vallon terminé en face par la ville de Genève, qui s’élève en amphithéâtre. Le Rhône sort en cascade de la ville pour se joindre à la rivière d’Arve, qui descend à gauche entre les Alpes ; au-delà de l’Arve est encore à gauche une autre rivière, et au-delà de cette rivière, quatre lieues de paysage. A droite est le lac de Genève, au-delà du lac les prairies de Savoie ; tout l’horizon terminé par des collines qui vont se joindre à des montagnes couvertes de glaces éternelles, éloignées de vingt-cinq lieues, et tout le territoire de Genève semé de maisons de plaisance et de jardins. Je n’ai vu nulle part une telle situation ; je doute que celle de Constantinople soit aussi agréable.

 

          Si M. Hubert (3) voulait s’amuser à peindre ce beau site, j’en ferais encore plus de cas que de ma découpure en robe de chambre.

 

          J’ai l’honneur d’être, avec bien de la reconnaissance et l’estime la plus respectueuse, monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

2 – L’Art de peindre, poème, 1760. (G.A.)

 

3 – Dessinateur et naturaliste de Genève, célèbre par ses découpures. (G.A.)

 

 

1760 -Partie 11

 

 

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