CORRESPONDANCE - Année 1759 - Partie 22
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à M. le marquis Albergati Capacelli.
Au château de Tournay, 1er Novembre 1759.
Monsieur, une indisposition me prive de l’honneur de vous écrire de ma main. Mes marchés avec vous ne sont pas si bons que je m’en flattais, puisque ce n’est pas vous qui daignerez traduire la tragédie que vous m’avez demandée ; vous l’auriez sûrement embellie. Nous l’avons jouée trois fois sur mon petit théâtre de Tournay ; nous avons fait pleurer tous les Allobroges et tous les Suisses du pays ; mais nous savons bien que ce n’est pas une raison pour plaire à des Italiens. Ce qui pourrait me donner quelque espérance, c’est que nous avons tiré des larmes des plus beaux yeux qui soient à présent dans les Alpes ; ces yeux sont ceux de madame l’ambassadrice de France à Turin. Elle a passé quelques jours chez moi avec M. l’ambassadeur ; et tous deux m’ont rassuré contre la crainte où j’étais de vous envoyer un ouvrage fait en si peu de temps ; ce ne sera qu’avec une extrême défiance de moi-même que je prendrai cette liberté. Mon théâtre se prosterne très humblement devant le vôtre (1). Nous savons ce que nous devons à nos maîtres.
J’ai reçu la Mort de César, traduite par M. Paradisi (2). J’admire toujours la fécondité et la flexibilité de votre langue, dans laquelle on peut tout traduire heureusement ; il n’en est pas ainsi de la nôtre. Votre langue est la fille aînée de la latine. Au reste, j’attends vos ordres, monsieur, pour savoir comment je vous adresserai le paquet. J’attends quelque chose de mieux que vos ordres, c’est l’ouvrage que vous avez bien voulu me promettre.
1 – Albergati avait un théâtre chez lui comme Voltaire. (G.A.)
2 – Il traduisit aussi Tancrède. (G.A.)
à M. de Brenles.
Aux Délices, 4 Novembre 1759.
Mon cher ami, le plaisir ne laisse pas de fatiguer. Je vais me coucher à dix heures du matin ; cela est, comme vous dites, d’un jeune homme de vingt-cinq ans. Permettez que je ne réponde pas de ma main, parce qu’elle est encore toute tremblante de la joie que j’ai eue de voir jouer Mérope par madame Denis, comme elle l’a été par mademoiselle Dumesnil dans son bon temps. Il ne manquait que vous à nos fêtes ; j’espère que cet hiver nous viendrons vous enlever, vous et madame votre femme. Vous me direz peut-être qu’il n’est pas fort honnête d’avoir tant de plaisir, dans le temps que les affaires de notre patrie vont si mal ; mais c’est par esprit de patriotisme que nous adoucissons nos malheurs.
Je vous dois sans doute des remerciements de m’avoir envoyé le porteur de votre lettre ; s’il ressemble à son frère, j’aurai encore plus de remerciements à vous faire.
Madame Denis vous fait mille compliments. Je n’en peux plus ; bonsoir à dix heures du matin.
Je vous embrasse tendrement.
à M. le marquis de Chauvelin.
4 Novembre 1759.
Vraiment c’est une justice de Dieu que mes chevaux aient égaré vos très aimables excellences (1). Ils vous auraient menés par le droit chemin, s’ils vous avaient conduits dans nos chaumières ; mais ils sont comme moi, ils haïssent le chemin des cours, et surtout n’aiment point à nous priver de votre présence. Voici le jour des contre-temps. Il y avait un petit papier dans la lettre dont vous m’honorez ; j’ouvre la lettre avec madame Denis, et vous jugez bien que ce n’était pas sans précipitation ; le petit papier vole dans le feu. Je me suis en vain brûlé le doigt index :
. . . . . . Jam cinis ater erat.
Hélas ! avons-nous dit, c’est l’image de nos plaisirs ! Voilà comme ce qu’il y a de plus aimable au monde nous a échappé.
Allez, couple charmant, trop prompt à disparaître
De nos simples hameaux par vous seuls embellis ;
Nous savons que les fleurs vont naître
Sur les glaces du Mont-Cénis.
Nous connaissons le dieu chargé de vous conduire ;
S’il vous a bien traités ; vous l’imitez aussi.
Vous vous faites un jeu de savoir tout séduire,
Jusqu’à l’évêque d’Anneci.
C’est un dévot que ce prélat. Il vous dira qu’il faut suivre sa vocation, et il sentira bien que la vôtre est de plaire.
Comme les portes de la ville de Jean Calvin sont fermées à l’heure que je reçois le paquet de votre excellence, elle ne l’aura que demain lundi. Apparemment que le libraire de Genève, rempli de conscience, vous a donné, pour votre argent, les livres en question (2), pour suppléer aux œuvres du chevalier de Mouhi. Je doute que les grâces de madame l’ambassadrice s’accommodent de l’outrecuidance de Rabelais ; cependant il y a là de très bonnes frénésies.
Si, dans le billet brûlé, il y avait quelqu’un de vos ordres, il vous en coûtera encore deux ou trois mots pour réparer mon malheur.
Mérope-Aménaïde Denis (3) est enchantée de vous deux. Nous faisons comme on fera à Turin, nous en parlons sans cesse ; c’est une consolation que nous ne nous épargnerons pas.
Quand la cour de France voudra subjuguer quelque nation, allez-y tous deux ; passez-y seulement trois jours, et l’affaire est faite. Vous avez rendu Genève toute française.
Couple adorable, recevez mes regrets, mon respect, mon attachement. La Marmotte des Alpes.
1 – Le marquis et sa femme regagnaient Turin. (G.A.)
2 – Sans doute Candide, et autres écrits anonymes. (G.A.)
3 – Madame Denis avait joué dans Mérope et dans Tancrède, devant Chauvelin (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
A Tournay, 5 Novembre 1759.
Divins anges, les députés de votre hiérarchie vous auront peut-être rendu compte de la descente qu’ils ont faite dans nos cabanes. Baucis et Philémon ont fait de leur mieux. Deux tragédies en deux jours ne sont pas une chose ordinaire dans les vallées du mont Jura. Madame de Chauvelin nous a payés comme les sirènes, en chantant d’une manière charmante, et en nous ensorcelant. J’ai retrouvé M. l’ambassadeur tout comme je l’avais laissé, il y a environ quatorze ans, ayant tous les moyens de plaire, sans avoir lu Moncrif (1), et expédiant dans ce département dix ou douze personnes à la fois. J’ai retrouvé ces grâces et ces mœurs faciles et indulgentes, que ni les Corses ni les Allobroges n’ont pu diminuer. Vous savez que, malgré cette envie et ce don de plaire à tout le monde, vous avez le fond de son cœur, dont il distribue l’écorce partout. Nous nous sommes trouvés tous réunis par le plaisir de vous aimer. Combien nous avons tous parlé de vous ! combien nous vous avons regrettés ! et que de château en Espagne nous avons bâtis ! Il est vrai que ce n’est pas actuellement en France qu’on en fait d’agréables. Les nouvelles foudroyantes qui nous ont atterrés coup sur coup ne paraissent pas rendre le séjour de Paris délicieux. Divins anges, je ne me sens porté ni à revoir Paris ni à y envoyer mes enfants. Notre Chevalerie demande, ce me semble, à être jouée dans un autre temps que celui de l’humiliation et de la disette. Nous l’avons jouée trois fois sur mon théâtre de marionnettes, dans ma masure de Tournay, deux fois devant les Allobroges et les Suisses, sans avoir la moindre peur. Mais, quand il a fallu paraître devant vos députés, nos jambes et nos voix ont tremblé. Nous avons pourtant repris nos esprits, et nous avons fait verser des larmes aux plus beaux et aux plus vilains visages du monde, aux vieilles et aux jeunes, aux gens durs, aux gens qui veulent être difficiles. Les deux députés célestes ont vu qu’en un mois de temps nous avions profité de tous les commentaires de madame Scaliger. Je leur laisse le soin de vous mander tout ce qu’ils pensent de la pièce et des acteurs.
Vous serez sans doute surpris que la Chevalerie ne vous parvienne pas avec ma lettre ; mais il faut que vous conveniez que trois représentations doivent éclairer assez un auteur pour lui faire encore retoucher son tableau. Il a été d’abord esquissé avec fougue, il faut le finir avec réflexion. Passez, encore une fois, Namir et Spartacus ; passez. J’augure beaucoup du gladiateur, et je souhaite passionnément que Saurin réussisse. Mon cher ange, je crois que cet hiver doit être le temps de la prose, du moins pour moi. Saurin d’ailleurs a besoin d’un succès pour sa considération et pour sa fortune. Je vous avoue que, si j’ai aussi quelque petit succès à espérer, je le veux dans un temps moins déplorable que celui où nous sommes. Je veux que certaines personnes (2) aient l’âme un peu plus contente. Ce n’est pas à des cœurs ulcérés qu’il faut présenter des vers ; c’est aux âmes tranquilles, et douces, et sensibles, à la fois, comme la vôtre.
Mérope-Aménaïde-Denis vous fait mille compliments, et moi je vous adore plus que jamais.
1 – Auteur des Essais sur la nécessité et sur les moyens de plaire. (G.A.)
2 – Telles que la Pompadour. (G.A.)
à Madame de Fontaine.
5 Novembre 1759.
A la fin c’est trop de silence
En si beau sujet de parler.
Ces paroles, ma chère nièce, sont tirées de Malherbe (1), que vous ne connaissez guère, et vont fort bien au sujet. Comment vous trouvez-vous des trois vingtièmes, et de la chute des actions sur les fermes, et de tout ce qui s’ensuit ? Voilà bien le temps d’aimer ses terres et d’encourager l’agriculture ; car, en conscience, c’est le seul commerce qui nous reste. Nous faisons pitié à nos alliés et à nos ennemis.
Que vous êtes sage d’avoir achevé votre château ! mais aurez-vous le courage d’y demeurer ? Il faut que je vous avertisse que celui de Ferney est entièrement bâti et couvert ; et, sans vanité, c’est un morceau d’architecture qui aurait des approbateurs même en Italie. N’allez pas croire que je n’aie sacrifié qu’à l’agréable, j’y ai joint l’utile ; et Ferney est devenu une terre de sept à huit mille livres de rente, dans le pays le plus riant de l’Europe. Ajoutez à ces avantages l’agrément unique d’être libre, et de ne payer aucun droit, de quelque nature que ce puisse être. Je veux me bercer de l’idée que vous viendrez un jour nous voir dans toute notre beauté. Il faut que vous veniez reconnaître des domaines qui, selon les droits de la nature, doivent appartenir à votre fils (2). C’est grand dommage que Ferney ne soit pas en Picardie ; mais une terre libre mérite bien qu’on passe le mont Jura. Je ne suis point mécontent de la masure de Tournay ; j’y ai bâti au moins le plus joli des théâtres quoique le plus petit. Nous y avons joué trois fois la Chevalerie, pour nous consoler des malheurs de la France. Cette Chevalerie est comme le château de Ferney ; cela ne veut pas dire que l’architecture en soit aussi belle ; cela veut dire seulement que j’ai pris autant de peine pour l’achever.
Après en avoir donné trois représentations, nous avons joué Mérope. Soyez très convaincu que vous, et M. le chevalier de Florian, et le jurisconsulte (3), vous auriez été bien étonnés, et que vous auriez fondu en larmes.
Nous avions à nos Délices M. le marquis de Chauvelin, ambassadeur à Turin, et madame sa femme, députés de M. le duc de Choiseul et de la tribu d’Argental, pour savoir comment j’étais venu à bout de la Chevalerie. Ce voyage ne les a guère détournés de la route de Turin, et je peux vous dire qu’ils ne sont pas mécontents d’avoir allongé leur chemin. Ils auraient beau courir tous les théâtres de l’Europe, ils ne verraient rien de si plaisant qu’un Français-Suisse qui a fait la pièce, le théâtre et les acteurs. Votre sœur a joué comme mademoiselle Dumesnil ; je dis comme mademoiselle Dumesnil dans son bon temps. Cela paraît un conte, une exagération d’oncle ; cela est pourtant très vrai, et je le sais de cent personnes qui me l’ont toutes attesté par leurs larmes. Moi, qui vous parle, je vous apprends que je suis un assez singulier vieillard. Ah ! ma chère nièce, que nous vous avons regrettée ! C’est à présent qu’il faudrait être chez nous : notre Carthage est fondée. Nous avons eu l’insolence de recevoir M. et madame de Chauvelin avec une magnificence à laquelle ils ne s’attendaient pas ; mais on ne peut trop faire pour de tels hôtes : il n’y a rien de plus aimable dans le monde. Ils réunissent tous les talents et toutes les grâces ; ils séduiraient un amiral anglais, et feraient tomber les armes des mains du roi de Prusse.
Je suis excédé de plaisir et de fatigue, voilà pourquoi je ne vous écris point de ma main ; mais c’est mon cœur qui vous écrit, c’est lui qui vous dit combien il vous regrette, vous et les vôtres.
1 – Ode au duc de Bellegarde. (G.A.)
2 – Ferney n’appartint jamais à M. d’Hornoy. (G.A.)
3 – D’Hornoy. (G.A.)
à M. Tronchin, de Lyon.
Délices, 5 Novembre (1).
Vos Délices, mon cher ami, ont été assez magnifiques ces jours-ci. Sans doute M. votre frère vous rend compte de nos plaisirs. M. de Chauvelin ne sera pas probablement secrétaire d’Etat ; mais il sera toujours un homme d’un très grand crédit, et, ce qui vaut le mieux, un homme très aimable. Sa femme est charmante. Je crois qu’ils ne sont pas mécontents de la réception que nous leur avons faite. Je vous avoue que je rougis de mes plaisirs et de mes dépenses. J’y vais mettre ordre, et rentrer sous les lois de l’académie de lésine. On ne peut mieux prendre son temps. Le discrédit, l’humiliation, sont au comble ; chaque jour annonce un nouveau malheur. Tant de pertes, tant de maux, saisissent, si pleinement les cœurs, qu’à peine parle-t-on du vaisseau chargé de jésuites et des RR. PP. qu’on va pendre.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)