CORRESPONDANCE - Année 1759 - Partie 16

Publié le par loveVoltaire

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A la duchesse de Saxe-Gotha.

 

Aux Délices, près de Genève, 1er Septembre (1).

 

 

          Madame, il y a longtemps que votre altesse sérénissime n’a entendu parler de moi. Je n’ai osé mêler ma voix au bruit des canons qui ont grondé des bords du Mein jusqu’au rivage de l’Oder. Languissant, malade, retiré dans mes ermitages, j’ai été en danger d’être privé absolument de la vue, et d’être réduit à faire des souhaits pour votre bonheur, sans avoir la consolation d’écrire à votre altesse sérénissime. J’ai béni la Providence de ce qu’elle a au moins écarté cette année la guerre de vos Etats.

 

          Il y a un mois que je reçus une grande lettre du roi de Prusse, qui m’annonçait sa résolution de combattre, mais qui ne me préparait point à ses malheurs. J’ignore où il est, ce qu’il devient, et si la communication est encore libre. Je gémis sur tous ces événements qui ne font que prolonger les malheurs du genre humain.

 

          Puissent vos Etats, madame, être toujours préservés de ces horribles fléaux, comme ils l’ont été cette année, et comme l’est le petit coin de terre que j’habite, dans lequel on n’a d’autre malheur que d’être hors de portée de vous faire sa cour ! Voilà mon fléau, madame, et je n’ai point encore appris à le supporter avec patience. J’ai perdu le premier des biens ; la liberté, dont le roi de Prusse m’a fait connaître tout le prix, n’est que le second. Je ne m’attendais pas, lorsqu’il me fit quitter ma patrie, qu’un jour le roi de France me ferait plus de bien que lui. Sa majesté très chrétienne a déclaré libres et indépendantes les terres que j’ai en France auprès de Genève, et j’ai été obligé de renoncer pour jamais aux terres du roi de Prusse. Cependant, madame, je ne renonce point à lui ; je prends même la liberté de supplier votre altesse sérénissime de vouloir bien lui faire parvenir cette lettre, que j’ose recommander instamment à vos bontés et à votre protection. Je me flatte qu’elle veut bien me pardonner cette démarche, qu’elle me conserve les sentiments dont elle m’a toujours honoré, et qu’elle agrée, ainsi que toute son auguste famille, mon profond respect et mon attachement.

 

 

1 – Editeurs, E. Bayoux et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Colini.

 

Aux Délices, 3 Septembre 1759.

 

 

          Un grand mal aux yeux m’a empêché de répondre plus tôt à votre dernière lettre, mon cher Colini. Il sera fort difficile que je puisse aller à la cour palatine cette année ; mais attendons encore quelques mois, et j’espère faire pour vous quelque chose dont vous serez content. (1)

 

 

1 – Si Colini n’était pas agréé de l’électeur palatin, Voltaire songeait à le placer à Paris. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame la comtesse de Lutzelbourg.

 

3 Septembre 1759.

 

 

          J’ai si mal aux yeux, madame, que je ne peux avoir l’honneur de vous écrire de ma main. Je suis aussi enchanté de la conduite de M. le prince de Brunswick envers M. votre fils (1), que je suis affligé de l’événement fatal qui rend M. le prince de Brunswick si grand et les Français si petits. Je me flatte, madame, que M. de Lutzelbourg est actuellement auprès de vous. Si j’étais à portée d’écrire au vainqueur, si certaines circonstances ne m’en empêchaient, je le féliciterais assurément, non pas sur sa victoire, mais sur la manière dont il en use. Il me semble qu’on ne doit que des sentiments de condoléance au roi de Prusse ; je le crois plus étonné d’être battu par les Russes, que M. de Contades ne l’est d’être battu par les Hanovriens.

 

          Le roi de Prusse peut perdre son royaume, mais il ne perdra pas sa gloire. Nous sommes dans un cas tout contraire. Ne m’oubliez pas, madame, auprès de M. votre fils, ni auprès de madame de Brumath. Si je ne bâtissais pas un château qui me ruine, je serais actuellement à l’île Jard. Conservez votre santé. Il n’y a plus que cela de bon.

 

 

1 – Fait sans doute prisonnier à Minden et relâché. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de Cideville.

 

 

 

          Soyez bien malade, mon cher camarade, afin que nous vous guérissions. Venez au temple d’Esculape, faites votre pèlerinage comme les dames de Paris. Nous avons ici depuis deux ans madame d’Epinay, confessée en chemin, arrivée mourante : non seulement elle est ressuscitée, mais inoculée. Voilà un grand triomphe et un grand exemple. Et moi donc, ne pourrai-je me citer ? Je m’étais arrangé pour mourir il y a quatre ans, et je me trouve plus fort que je ne l’ai jamais été, bâtissant, plantant, rimant, faisant l’histoire de cet empire russe, qui nous venge et qui nous humilie.

 

 

O fortunatos nimium, sua si bona norint,

Agricolas !

 

 

          Aussi je ne me suis point fait enduire de térébenthine, et je n’ai pas besoin d’envoyer chercher des capucins. Maupertuis a vécu comme un insensé, et est mort comme un sot. Le roi de Prusse ne pouvait le souffrir  mais comme il n’avait alors de niches à faire ni à l’impératrice, ni au roi, il en faisait à Maupertuis et à moi. J’ai pris le parti d’enterrer l’un, et d’être beaucoup plus heureux que l’autre. L’ingratitude du roi de Prusse a fait mon bonheur, et le roi, notre bon maître, l’a comblé en déclarant mes terres libres. Il ne me manque que de vous voir arriver ici pour prendre, comme moi, des Lettres de vie au bureau de Tronchin.

 

          Je vous embrasse de tout mon cœur.

 

          La mode est-elle toujours dans les académies de louer les athées d’avoir eu de grands sentiments de religion ?

 

          Qu’on est sot à Paris !

 

 

 

 

 

à M. Bertrand.

 

4 Septembre 1759.

 

 

          Je vais écrire, mon cher philosophe, pour qu’on vous rende vos articles de l’Histoire naturelle. Il est rare que les libraires soient fort empressés, quand il s’agit d’un procédé honnête ; tout homme a plus ou moins les vices de sa profession. La Mettrie, dont vous me parlez, n’avait point ceux de la sienne, car, en vérité, il n’était point du tout médecin ; il cherchait seulement à être athée. C’était un fou, et sa profession était d’être fou ; mais ceux qui vous ont dit qu’il était mort repentant sont de la profession des menteurs ; j’ai été témoin du contraire. Quant à Maupertuis, vous pouvez compter que, pour être mort entre deux capucins, il n’en croyait pas davantage à saint François. Il n’était pas moins extravagant que La Mettrie ; il est mort de la rage de sentir qu’il n’avait pas dans l’Europe toute la considération qu’il ambitionnait. Le pays de Saint-Malo (1) est sujet à produire des cervelles ardentes, dans le goût de celles des Anglais. Ma folie, à moi, est d’être laboureur et architecte, de semer au semoir des terres ingrates, et de me ruiner à bâtir un petit palais dans un désert. Au reste, mon cher ami, il ne faut penser ni comme La Mettrie, ni comme Maupertuis, mais comme Socrate, Platon, Cicéron, Epictète, Marc-Aurèle. Les barbares raisonneurs qui sont venus depuis sont la honte du genre humain, et leurs sottises font mal au cœur.

 

          Heureux qui est le maître chez soi, et qui pense librement ! Vale.

 

 

1 – Cette remarque est curieuse ; Saint-Malo est en effet la patrie, non seulement de Maupertuis et de La Mettrie, mais de Duguay-Trouin, mais de Broussais, mais de Lamennais, mais de Châteaubriand. (G.A.)

 

 

 

 

 

à la duchesse de Saxe-Gotha.

 

Aux Délices, 4 Septembre (1).

 

 

          Madame, je reçois la lettre dont votre altesse sérénissime m’honore par les mains de l’avocat qu’elle a envoyé dans nos montagnes. Que vous faites bien, madame, de vous délivrer de tous ces banquiers ! Les Olenslager, et tous les gens de son espèce, auront à la fin tout l’argent de l’Europe. Je n’ai nulle nouvelle du marchand baron (2) ; il est en pleine Suisse, dans sa terre qu’il a gagnée à vendre paisiblement de la mousseline, tandis que tant de terres de ceux qui ne vendent que leur sang sont ravagées. Il sera sans doute fort aise lui-même du parti que votre altesse sérénissime a pris. Je n’ai point vu encore celui qu’elle a envoyé ; j’étais dans un de mes ermitages, quand il me cherchait dans l’autre. Je l’attends aujourd’hui à dîner ; mais la poste partira avant qu’il arrive ; c’est ce qui me détermine à écrire par le courrier, qui d’ailleurs ira plus vite que lui.

 

          J’eus l’honneur, madame, de vous écrire avant-hier, et je pris la liberté de mettre dans le paquet une lettre qui peut n’être pas tout à fait inutile à la personne (3) qui la recevra. Vous vous intéressez à elle, et je ne devrais pas m’y intéresser ; mais les affaires de ce monde tournent quelquefois d’une manière ridicule Il est sans doute bien extraordinaire que je sois à portée de servir cette personne. Elle est très capable de n’en rien croire ; car, avec de très grandes qualités, on a quelquefois des caprices Je n’ose en dire davantage. Plût à Dieu, madame, que je pusse venir me mettre à vos pieds pendant quelques jours ! Je me flatte que les yeux de la grande maîtresse des cœurs sont meilleurs que les miens : ils vous voient tous les jours ; les miens sont punis d’avoir quitté votre cour.

 

          Recevez, madame, les profonds respects de l’ermite V., avec votre indulgence ordinaire.

 

 

1 – Editeurs, E. Bayoux et A. François. (G.A.)

 

2 – La Bat. (G.A.)

 

3 – Cette personne, c’est Frédéric. Il s’agissait des propositions de paix secrètement confiées à l’entremise de Voltaire. (A. François.)

 

 

 

 

1759 - Partie 16

 

 

 

 

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