CORRESPONDANCE - Année 1758 - Partie 7
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à M. le comte de Tressan.
A Lausanne, 3.
Mon adorable gouverneur, béni soit le sieur Légier (1), et ses consorts, et ses mauvais vers, et sa sottise, puisque tout cela m’attire tant de bontés de votre part ! Soyez bien sûr que je ne suis sensible qu’aux marques généreuses de votre amitié, et point du tout à ces platitudes moitié franc-comtoises et moitié lotharingiennes. La nation des petits collets et des petits beaux esprits de province a été oubliée par M. de Réaumur dans l’Histoire des insectes ; ainsi ne prenons pas garde à leur existence.
J’étais fort malade quand on me régala de ces beaux vers dignes d’une académie de … Madame Denis les renvoya à Toul, bien cachetés ; elle est aussi sensible que moi à la mention que vous voulez bien faire d’elle. Vous l’aimeriez davantage si vous l’aviez vue jouer avant-hier dans une tragédie nouvelle, sur un très joli théâtre, avec de très bons acteurs, dont j’étais le plus médiocre. Je ne me tirai pourtant par mal du rôle de vieillard, attendu que malheureusement je le joue d’après nature. J’aurais bien voulu que M. le gouverneur de Toul (2) nous eût honorés de sa présence réelle.
Les infamies et les persécutions dont on a affublé nos philosophes Diderot et d’Alembert me tiennent plus au cœur que les beaux vers de M. l’abbé Légier. Je persiste toujours dans mon idée qu’il faut déclarer qu’on renonce unanimement à l’Encyclopédie jusqu’à ce qu’on soit assuré d’une honnête liberté et d’un peu de protection. Trois mille souscripteurs se joindront à eux ; ils crieront comme des aveugles, et le cri public est la plus infaillible des intrigues et la meilleure des protections.
Vous avez vu, sans doute, que notre ami d’Alembert appelé O (3), a, dans l’article GENÈVE, loué beaucoup cette Eglise calviniste de n’être pas chrétienne ; vous savez que ces prêtres en ont été très ébaubis, et qu’ils ont fait une belle profession de foi dans laquelle ils résument, pour somme totale, qu’ils ont de la vénération pour Jésus, et qu’ils croient en Dieu. Leurs voisins leur reprochent à présent d’avoir autrefois brûlé Servet, et d’aller aujourd’hui plus loin que Servet : c’est un bon article pour l’histoire des contradictions de ce monde.
Voici le champ de l’histoire des meurtres qui va se rouvrir. M. le comte de Clermont aura une armée terriblement délabrée ; son bisaïeul y eut été bien empêché. Qu’aurait dit Louis XIV, s’il avait vu un marquis de Brandebourg résister mieux que lui aux trois quarts de l’Europe ? Heureux qui voit du port tous ces orages !
Je vais planter aux Délices ; de là je reviens à Lausanne pour nos spectacles ; cela est plus sensé que d’aller en Allemagne. Je ne regrette aucun roi, aucun prince ; mais je regrette fort le gouverneur de Toul, pour qui je suis pénétré de la plus tendre et de la plus respectueuse reconnaissance, et à qui je serai attaché toute ma vie.
1 – Voyez la lettre à Tressan du 12 Février. (G.A.)
2 – Tressan lui-même. (G.A.)
3 – Ses articles sont signés d’un O dans l’Encyclopédie. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
A Lausanne, 3 Mars.
Mon cher ange, le porteur est M. de Crommelin, né à Genève, et homme de tous les pays. Il a vu jouer deux fois Fanime ; il vous dira s’il aime la pièce, et si nous sommes de bons acteurs. Il vous dira surtout si j’avais un beau bonnet : il y a peu de personnes dans notre petit pays roman qui soient aussi bons juges que M. de Crommelin. Je vous enverrai la pièce quand vous jugerez à propos qu’elle soit jouée, quand vous croirez avoir trouvé avec le public
. . . . . . . . . . . Mollia fandi
Tempora. . . . . . . . . . . . .
VIRG., Æn., lib. IV.
Et vous la trouverez corrigée, non pas comme je l’aurais voulu, mais comme je l’ai pu, au milieu des fatras historiques, de l’embarras des ameublements, et des soupers.
Je n’ai pu jouer encore la Femme qui a raison. Il faut que je retourne à mes Délices pour planter. Je suis encore plus jardinier que poète ; c’est que je jouis de mon jardin, et que je suis privé du tripot de Paris. Je porte une terrible envie à M. de Crommelin qui aura le bonheur de vous voir.
à M. de Cideville.
A Lausanne, 3 Mars 1758.
Je reçois de vous, mon cher et ancien ami, deux lettres charmantes ; vers et prose, tout me rappelle la bonté de votre cœur, et les grâces de votre esprit. J’aime mieux vous dire bien vite, et tout simplement, combien j’en suis touché, que d’attendre l’inspiration et le moment heureux de faire des vers, pour vous remercier dignement. D’ailleurs je suis plongé dans les détails de l’histoire, attendu qu’on va réimprimer cette Histoire générale, ce portrait des sottises et des horreurs du genre humain pendant huit à neuf siècles.
Un peu d’histrionage partage encore mon temps. Nous avons joué une pièce nouvelle sur un très joli théâtre ; madame Denis a été applaudie comme mademoiselle Clairon, et elle l’aurait été de même à Paris. Je vous avertis, sans vanité, que je suis le meilleur vieux fou qu’il y ait dans aucune troupe.
Croyez que vous auriez été bien surpris, si vous aviez vu, sur le bord de notre lac, une tragédie nouvelle très bien jouée, très bien sentie, très bien jugée, suivie de danses exécutées à merveille, et d’un opéra-buffa encore mieux exécuté ; le tout par de belles femmes, par des jeunes gens bien faits, qui ont de l’esprit, et devant une assemblée qui a du goût. Les acteurs se sont formés en un an ; ce sont des fruits que les Alpes et le mont Jura n’avaient point encore portés. César ne prévoyait pas, quand il vint ravager ce petit coin de terre, qu’il y aurait un jour plus d’esprit qu’à Rome.
Comptez que les Iphigénie et les Astarbé (1) ne nous épouvantent pas, et que notre pays roman n’est pas à dédaigner. Je suis malheureusement obligé de quitter tout cela, pour aller faire quelques jours le métier de jardinier aux Délices. Chacun a son Launai (2). Je cours du théâtre à mes plants, à mes vignes, à mes tulipes ; et de là je reviens au théâtre, du théâtre à l’histoire, et de tout cela à votre amitié, qui est la première des consolations.
Les vers du roi de Prusse, dont vous me parlez, étaient fourrés dans une lettre qu’il m’écrivit trois jours avant la journée de Rosbach. La date rend les vers très beaux. Je lui avais gardé le secret ; mais il a donné lui-même des copies ; et vous savez que les rois, qui sont les maîtres du bien d’autrui, sont aussi les maîtres du leur. Ce diable d’homme est, sans contredit, celui de tous les rois qui fait le plus de vers, et qui donne le plus de batailles. Nous verrons comment le tout finira.
La canaille de vos convulsionnaires est, sans doute, digne des Petites-Maisons ; mais il y a eu des corps, des ordres qui méritaient d’y être admis. Il faut toujours qu’il y ait en France quelque maladie épidémique, et très souvent elle tombe sur les cervelles ; si la guerre continue, elle tombera sur les bourses, j’entends supra loculos.
Vous ne me dites rien du grand abbé (3) ; on parlait d’un voyage qu’il devait faire au pays roman ; mais il n’osera, ni vous non plus. Je vous embrasse avec bien de la tendresse et des regrets.
1 – Tragédie de Colardeau, jouée le 27 Février. (G.A.)
2 – Terre de Cideville. (G.A.)
3 – L’abbé du Resnel. (G.A.)
à Madame d’Epinay.
Samedi matin.
Venez, ma belle philosophe ; j’aime mieux Minerve qu’Euterpe, quoique Euterpe ait son mérite. Honorez-nous, et instruisez-nous. Vos gens coucheront comme ils pourront. Nous vous attendons demain, le saint jour du dimanche.
à M. le comte d’Argental.
A Lausanne, 7 Mars 1758.
Mon cher ange, êtes-vous couché sur le testament de M. le cardinal de Tencin (1) ? a-t-il laissé quelque chose à son Goussaut ? viendrez-vous à Lyon discuter la succession ? Ce serait là une belle occasion pour madame d’Argental de venir consulter Tronchin ; nous ferions un feu de joie aux Délices, non pas pour la mort de l’oncle, mais pour le joyeux avènement du neveu. J’ai perdu dans cet oncle un homme qui, depuis trois mois, s’était lié avec moi de la manière la plus intime et la plus extraordinaire ; mais il n’y a pas moyen de vous dire comment.
Il suffit que tout le monde nous redemande Fanime, et que nous la rejouions encore demain.
Je persiste, mon cher ange, à conseiller aux encyclopédistes de s’unir comme des frères, et d’être opiniâtres comme des prêtres, de déclarer qu’ils abandonnent tout, et de forcer le public à se mettre à leurs pieds.
Avez-vous vu le vainqueur de Mahon, qui ne devait pas aller sur le Weser ? est-il encore fâché contre moi de ce que madame Denis étant très malade des suites de cette ancienne cuisse (2), je ne l’ai pas abandonnée pour aller à Strasbourg dans l’antichambre de M. le maréchal, qui, en passant, le nez haut, au milieu de deux haies d’officiers, m’aurait demandé s’il y avait une bonne troupe dans la ville ? Ce serait pour vous, mon cher ange, que je ferais cent lieues.
1 – Mort le 2 Mars 1758. (G.A.)
2 – Allusion aux suites de l’affaire de Francfort. (G.A.)
à M. de Montpéroux.
Lausanne 7 Mars.
Puisque vous ne pouvez point, monsieur, venir voir représenter Fanime, et que vous vous en tenez à Patipaille, avec la vénérable compagnie, avouez du moins que je jouis de la vie à Lausanne ; daignez le certifier à qui il appartiendra. Ajoutez à vos bontés, que je fais ma demeure ordinaire tout près de vous, aux Délices, route de Lyon à Genève. Je vous supplie, monsieur, de vouloir bien avoir la bonté de donner ce certificat à M. Cathala (1), qui l’enverra sur-le-champ à mon notaire. Car
Omne tulit punctum, qui miscuit utile dulci.
HOR., de Art. pœt.
En vérité, vous auriez omne punctum, si vous étiez témoin de la manière dont nous jouons Fanime.
Je perds dans le cardinal de Tencin un très bon ami que je m’étais fait depuis quelques mois. Les choses n’avaient pas toujours été ainsi. On dit que c’est un signe mortel quand les vieillards changent de caractère. Son éminence ne l’a pas porté plus loin. Dieu veuille avoir son âme : c’était un terrible mécréant, sicut sunt omnes hujus farinœ homines. Je vous montrerai des choses singulières, quand je pourrai avoir l’honneur de dîner avec vous à mes petites Délices.
On va donc s’égorger plus que jamais en Germanie ! Pendant ce temps-là, nous jouons la comédie ; on la joue à Neufchâtel, et on m’attendait à Nyon pour me donner Mérope. Il n’y a de plaisir qu’en Suisse : mais le plaisir le plus flatteur est de vivre avec vous, monsieur ; et c’est ainsi que pensent vos deux attachés. VOLTAIREet DENIS.
1 – Négociant génevois. (G.A.)
à M. le comte de Tressan.
Lausanne, 7 Mars 1758.
Je reçois, mon adorable gouverneur, une lettre de l’abbé Légier qui ne me paraît pas en effet de la même écriture que son premier envoi ; mais je peux me tromper. J’étais fort malade, et je vis à peine la signature. Cette première fois il paraît repentant.
Je prends la liberté de vous adresser la réponse que je lui fais. Il y a quelque apparence qu’elle ne lui parviendrait pas par la poste, puisqu’il dit n’avoir pas reçu le paquet à lui envoyé.
Je pense que cette noirceur est une affaire finie. Il est pourtant assez singulier que le maître de la poste dise n’avoir pas reçu ce paquet renvoyé. Cela pourrait faire croire que le maître de la poste a été du complot ; je n’y entends rien. Vous êtes sur les lieux, et votre place vous autorise à vous faire rendre compte de cette malversation du commis des postes, supposé qu’en effet il soit coupable de la suppression d’un paquet.
Je vous demande bien pardon de toutes les libertés que je prends avec vous ; mais, après les extrêmes bontés que vous m’avez témoignées dans cette affaire où l’on a l’insolence de vous compromettre, après les marques d’amitié que vous m’avez données et que je n’oublierai de ma vie, je trouve dans vos bontés mêmes l’excuse de toutes les peines que je vous donne.
Vous savez la mort du cardinal de Tencin ; son chapeau pourra couvrir la tête de l’abbé de Bernis. Vous voilà actuellement sous la coupe de M. le gouverneur (1) de Metz. Si, en se chargeant du ministère de la guerre, il voulait troquer avec vous ce gouvernement, ce serait une bonne affaire.
On assure que les Russes sont maîtres de tout le royaume de Prusse ; que l’armée du prince de Clermont est entre Zell et Lunebourg, et qu’on s’attend à une bataille. Moi je n’assure rien sinon que je vous serai attaché jusqu’au dernier moment de ma vie, avec la plus tendre et la plus respectueuse reconnaissance.
1 – Le comte de Gisors, né en 1732, blessé mortellement, le 23 Juin 1758, à Crevelt. (G.A.)