CORRESPONDANCE - Année 1758 - Partie 5

Publié le par loveVoltaire

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à M. Tronchin, de Lyon.

 

Lausanne, 9 Février (1).

 

 

          La triste lettre est partie. Si on osait, on vous dirait qu’il est à craindre que la France ne fasse la guerre en dupe, et qu’elle ne perde beaucoup d’argent et beaucoup d’hommes pour ne rien gagner du tout, et pour aguerrir et agrandir ses ennemis naturels. Peut-être eût-il mieux valu bâtir des vaisseaux et envoyer dis mille hommes prendre les possessions anglaises ; le gain aurait au moins dédommagé de la dépense.

 

          En vérité, sans les commerçants qui sont occupés sans cesse à réparer les pertes que fait le gouvernement, il y a longtemps que la France serait ruinée. Vous ne me saurez pas mauvais gré de cette petite réflexion.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame d’Epinay.

 

 

 

          Madame, je suis malade et garde-malade ; ces deux belles fonctions n’empêcheront pas que je ne sois rongé de remords de ne vous point faire ma cour. Je suis tous les jours tenté de m’habiller (ce que je n’ai fait qu’une fois pour vous depuis trois mois), et d’entreprendre le voyage de Genève. Je ferai ce voyage pour vous, madame, dès que ma nièce sera mieux. Je vous demande des nouvelles de votre santé, et je vous présente mes profonds respects. Le Suisse V.

 

 

 

 

 

à M. Darget.

 

A Lausanne, 10 Février 1758.

 

 

          Je vois avec douleur, mon cher et ancien ami, que, dans le meilleur des mondes possibles de Leibnitz, vous paraissez n’avoir pas le meilleur lot, et que, lorsque tout est bien, votre vessie est toujours un peu mal. Vous ne semblez guère plus content de votre fortune que de votre vessie. Durum, sed levius sit patientia. J’ai toujours été fort surpris que les personnes qui vous aiment et qui connaissent vos talents, ne vous aient pas utilement employé comme ils le pouvaient ; Il se fait actuellement des fortunes immenses dans des entreprises (1) auxquelles vous aviez travaillé autrefois. Il me semble qu’il y avait de la justice à ne vous pas exclure. Le moindre intérêt dans ces affaires est une chose très considérable. Si vous avez perdu toute espérance de ce côté, vous goûterez l’auream mediocritatem d’Horace. Mais il faut songer à votre santé, qui est le véritable bien. J’éprouve qu’on peut très bien prendre patience dans un état de langueur et de faiblesse ; mais on la perd dans la souffrance continuelle. Vous êtes à portée des soulagements : que seriez-vous devenu en Prusse loin des secours ? Vous me paraissez bien informé de ce pays-là. Je crois celui qui en est le maître encore, plus malheureux cent fois que vous. Sa santé est très dérangée ; il n’a ni plaisirs ni amis, et il est embarrassé dans un labyrinthe, dont on ne peut sortir qu’à travers des flots de sang. Quelque chose qui arrive, il est à plaindre. Il est difficile que la France et l’Autriche lui pardonnent, et qu’à la longue il ne succombe pas.

 

          J’ai oublié le nom du premier écuyer du prince de Prusse, qui me venait voir quelquefois : ne vous en ressouvenez-vous point ? Il me semble qu’il était originaire de Saxe. Le général Kiow l’était aussi (2) ? mais je ne le crois point arquebusé, comme on l’a dit. Je ne crois point non plus au carcan de l’abbé de Prades. Comment et en quoi aurait-il trahir le roi de Prusse ? Il n’était certainement auprès du roi, en campagne, que pour lui faire la lecture. Du moins le roi me l’a mandé ainsi, quatre jours avant la bataille de Rosbach. Il ne lui faisait point part de ses desseins militaires, qu’il ne confie pas même à ses officiers généraux ; il ne le chargeait pas de négociations. L’abbé de Prades n’avait pas plus de crédit à Breslau que vous et moi ; il n’y connaît personne. Je maintiens qu’il n’a pu trahir le roi de Prusse. Il aura écrit quelque lettre indiscrète ; et ce qui n’est point un crime ailleurs en est un dans ce pays-là, vu les circonstances présentes. Voilà ce que je pense : je crois l’abbé de Prades aussi mauvais chrétien que La Mettrie ; mais ce n’est point un traître. Je peux me tromper, j’attendrai que le temps me désabuse.

 

          Le prince Henri m’a fait l’honneur de m’écrire de Dresde, où il est adoré. La princesse Amélie est allée à Breslau, ce qui m’étonne beaucoup. Madame la margrave de Bareuth a une santé pire que la vôtre. Elle est enchantée des victoires de son frère ; mais elle craint les revers, et elle est lasse de tant de dévastations. Comptez qu’on doit se trouver très heureux dans une douce retraite. Ce M. Coste, dont vous me parlez, n’est-il pas parent du traducteur de Locke ?

 

          Le papier me manque. Vale, et me ama.

 

 

1 – Il s’agit des fournitures de l’armée, dans lesquelles Voltaire lui-même avait jadis fait des gains considérables, grâce à Pâris-Duverney, ami lui-même de Darget. (G.A.)

 

2 – Voyez la lettre du 17 Janvier à Tronchin. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M . le comte de Tressan.

 

Lausanne, 12 Février.

 

 

          J’ai pris l’énorme liberté, monsieur, de vous envoyer une bibliothèque complète de fatras imprimés à Genève, chez les frères Cramer ; je vous en demande bien pardon. J’aimerais mieux un quart d’heure de votre conversation que les dix-sept volumes qu’on doit avoir l’honneur de vous adresser de ma part.

 

          J’ai reçu une lettre assez singulière, et des vers plus étranges, d’un séminariste de Toul, nommé M. Légier. Il se renomme de vous. Je n’ai pu lui faire réponse, parce que je suis très malade. C’est tout ce que je peux faire que de vous écrire ces quatre lignes. Voici la copie (1) de ce qu’on lui répond pour moi.

 

          Je vous présente mon respect et mon regret de mourir sans vous voir.

 

 

 

1 – «  M. de Voltaire, gentilhomme ordinaire de la chambre du roi, et ancien chambellan du roi de Prusse, n’a jamais demeuré à Ripaille en Savoie. Il a une terre sur la route de Genève et celle de France. Il ne connaît pas plus l’ode dont on lui parle que la maison de Ripaille. Il est actuellement malade. Sa famille a ouvert le paquet qui, sûrement, n’est pas pour M. de Voltaire, puisqu’on y parle de choses dont il n’a aucune connaissance. Il y a des vers dans ce paquet qui sont sans doute pour quelque autre. Au reste, la famille et les amis de M. de Voltaire avertissent M. Légier que la religion, l’honneur, les bienséances les plus communes, et le savoir-vivre, ne permettent d’écrire de pareilles choses ni à des personnes qu’on connaît, ni à des personnes qu’on ne connaît pas. »

 

 

 

 

 

à M. Tronchin, de Lyon.

 

Lausanne, 12 Février (1).

 

 

          Si ce n’était pas un excès de bonté que S. Em. veut bien me confier la copie de sa lettre, je soupçonnerais un peu d’amour-propre. On ne peut écrire avec plus de dignité, ni avec plus de sagesse, ni dans une meilleure intention. Mais celui qui a écrit cette lettre est supérieur à l’amour-propre. Mes applaudissements lui feront moins de plaisir que la situation des affaires ne doit lui faire de peine. On est dans un labyrinthe dont on ne peut guère sortir que dans des ruisseaux de sang et sur des corps morts. C’est une chose bien triste d’avoir à soutenir une guerre ruineuse sur mer, pour quelques arpents de glace en Acadie, et de voir fondre des armées de cent mille hommes en Allemagne, sans avoir un arpent à y prétendre. J’aurais des volumes de réflexions inutiles à faire sur cette double position ; c’est pourquoi je n’en fais point ; je me contente d’encourager la sœur et même le frère à se servir dans l’occasion de la voie déjà employée. Comptez qu’avant dix-huit mois la cour sera bien lasse des dépenses exorbitantes prodiguées pour des intérêts étrangers, contraires au véritable intérêt, dépenses encore augmentées par la déprédation la plus ruineuse. Alors on pourra écouter ceux qui proposeront un plan de pacification.

 

          Vous avez déjà appris que le collet rouge de M. l’abbé de Bernis est surmonté du collier de l’ordre. Ce collet fera bientôt place à une barrette.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte de Tressan.

 

A Lausanne, 13 Février 1758.

 

 

          Je reçois, monsieur, une réponse à la lettre que j’eus l’honneur de vous écrire hier. Votre bonté m’avait prévenu. Je ne savais pas que vous eussiez déjà reçu le fatras énorme dont vous voulez bien charger les tablettes de votre bibliothèque. Il y a là bien des inutilités ; mais, si on se réduisait à l’utile, l’Encyclopédie même n’aurait pas tant de volumes. Il y a d’excellents articles ; et celui de GÉNIE (1) n’est pas le moindre. Si vous étiez encore dans les gardes, n’est-il pas vrai que vous auriez arrêté ce P. Chapelain (2), qui prêche comme l’autre Chapelain faisait des vers, et qui a l’insolence de condamner, devant le roi, un livre muni du sceau du roi ? Ces marauds-là ont peut-être raison de crier contre la vérité, et de sonner l’alarme quand leur ennemi est aux portes ; mais on n’a pas raison de souffrir leurs impertinentes et punissables clameurs.

 

          Voilà le temps où tous les philosophes devraient se réunir. Les fanatiques et les fripons forment de gros bataillons, et les philosophes dispersés se laissent battre en détail : on les égorge un à un ; et pendant qu’ils sont sous le couteau, ils se brouillent ensemble, et prêtent des armes à l’ennemi commun. D’Alembert fait bien de quitter, et les autres font lâchement de continuer. Si vous avez du crédit sur Diderot et consorts, vous ferez une action de grand général de les engager à se joindre tous, à marcher serré, à demander justice, et à ne reprendre l’ouvrage que quand ils auront obtenu ce qu’on leur doit, justice et liberté honnête. Il est infâme de travailler à un tel ouvrage comme on rame aux galères. Il me semble que les exhortations d’un homme comme vous doivent avoir du poids : c’est à vous de donner du cœur aux lâches.

 

          Vous pensez comme il faut d’Iphigénie en Crimée ; mais ce n’est pas la première fois que les badauds de Paris se sont trompés, et ce ne sera pas la dernière.

 

          Vous persistez donc dans le goût de la physique ; c’est un amusement pour toute la vie. Vous êtes-vous fait un cabinet d’histoire naturelle ? Si vous avez commencé, vous ne finirez jamais. Pour moi, j’y ai renoncé, et en voici la raison : un jour, en soufflant mon feu, je me mis à songer pourquoi du bois faisait de la flamme ; personne ne me l’a pu dire, et j’ai trouvé qu’il n’y a point d’expérience de physique qui approche de celle-là. J’ai planté des arbres, et je veux mourir si je sais comment ils croissent. Vous avez eu la bonté de faire des enfants, et vous ne savez pas comment. Je me le tiens pour dit, je renonce à être scrutateur : d’ailleurs je ne vois guère que charlatanisme, et, excepté les découvertes de Newton et de deux ou trois autres, tout est système absurde ; l’histoire de Gargantua vaut mieux.

 

          Ma physique est réduite à planter des pêchers à l’abri du vent du nord. C’est encore une belle invention que les poêles dans les antichambres ; j’ai eu des mouches dans mon cabinet tout l’hiver. Un bon cuisinier est encore un brave physicien ; cela est rare à Lausanne. Plût à Dieu que le mien pût vous servir de grosses truites, et que je fusse assez heureux pour philosopher avec vous, le long de mon beau lac, de Lausanne à Genève !

 

          Recevez les tendres respects du vieux Suisse V.

 

 

1 – Par Saint-Lambert. (G.A.)

 

2 – J.B. Le Chapelain, jésuite. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Tronchin, de Lyon.

 

Lausanne, 23 Février (1).

 

 

          Il n’y a que Dieu qui sache ce que le diable nous promet cette année. On dit que le diable menace encore d’un nouvel emprunt dans six mois. Ma foi, à force d’emprunter, on sera enfin réduit à ne rien payer. Sauve qui peut !

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

à la duchesse de Saxe-Gotha.

 

A Lausanne, 24 Février 1758 (1).

 

 

          Madame, je vois que votre altesse sérénissime est d’une discrétion charmante avec  nos seigneurs les housards. Je souhaite qu’ils aient autant de circonspection avec les blés, les moutons et les dindons de vos sujets. S’il pouvaient vous voler, madame, un peu de vos grâces, un peu de la sagesse de votre esprit, de la bonté et de la beauté de votre âme, ils n’auraient plus rien à piller de leur vie. Mais Dieu vous délivre d’eux et de leurs semblables, héros ou pillards, battants ou battus ! Qu’avez-vous à faire, madame, de toutes ces querelles, dans lesquelles il n’y a qu’à perdre beaucoup et rien à gagner ? Pourquoi vient-on troubler un si doux repos et des vertus si respectables ? Je crois que la maîtresse des cœurs trouve ce fracas bien horrible, et prie Dieu de tout son cœur pour la plus prompte des paix possibles.

 

          J’oubliai, madame, dans ma dernière lettre aux housards, de parler à votre altesse sérénissime de M. de Lujeai, qui a eu le bonheur de vous faire sa cour, et qui en est digne. C’est un homme qui a autant de douceur dans les mœurs que de courage. Daignez me pardonner : quand on a l’honneur de vous écrire, madame, il est bien difficile de penser à d’autres personnes. On nous a envoyé dans nos douces retraites de prétendues relations de nouveaux massacres illustres,  commis à Wolfffenbuttel, Helmstadt, auprès de Brême, et de gens arquebusés, ou pendus, ou décollés à Breslau, et d’une violence commise à Zerbst, et de l’abbé de Prades martyrisé. Je ne crois rien de tout cela : les hommes font bien du mal, mais la renommée en dit cent fois davantage.

 

          Il est vrai, madame, que pendant qu’on s’égorge dans vos quartiers, nous jouons tout doucement la comédie à Lausanne. Il est vrai que dans une heure nous allons jouer une pièce nouvelle, intitulée Fanime, où il n’est question que d’amour. Je ne la destine point à Paris ; je ne songe jamais qu’au pays où je suis et à votre altesse sérénissime ; Je voudrais bien que notre petit théâtre fût dans votre palais, au lieu d’être à Lausanne. Cela est plus doux que le théâtre de la guerre : c’est à madame la duchesse de Gotha qu’il faut plaire ; c’est elle qui doit juger de nos petits talents. Je joue les rôles de vieux bon homme ; mais le rôle le plus flatteur serait d’être aux pieds de votre altesse sérénissime. Je m’y mets de loin, avec le plus profond respect.

 

 

1 – Editeurs, E. Bayoux et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame d’Epinay.

 

 

 

          Ma belle philosophe, vous êtes un petit monstre, une ingrate, une friponne ; vous le savez bien ; ce n’est pas la peine de vous aimer. Je ne vous reproche rien, mais vous savez tout ce que j’ai à vous reprocher. Venez demain coucher chez nous, si vous daignez nous faire cet honneur, et si vous l’osez. Venez, ma charmante philosophe ! Ah ! ah ! c’est donc ainsi que … fi ! quel infâme procédé ! Mille respects.

 

 

 

1758 -Partie 5

 

 

 

 

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