CORRESPONDANCE - Année 1758 - Partie 21
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à M. Bertrand.
Aux Délices, 11 novembre 1758.
Je n’ai point connu de comte de Manstein (1), mon cher philosophe, à moins que le roi de Prusse ne l’ait fait comte pour le consoler d’avoir été massacré par des pandours. C’était un Poméranien devenu Russe, qui avait pris le comte de Munich à bras le corps, l’avait colleté, secoué et mis di sotto, puis le garrota, et l’envoya dans une charrette en Sibérie. Ensuite, ayant peut-être quelque peur d’y aller à son tour, il quitta le service d’Elisabeth pour celui de Frédéric ; il se mit à faire des Mémoires. J’en mis une partie en français ; mais il y a encore quelques fautes ; je n’eus pas le temps de tout corriger. Je crois que les Cramer donneront volontiers à la veuve vingt-cinq louis d’or ; mais je n’ai pu réussir à en faire donner davantage.
Je crois la veuve mal à son aise, et le roi, son nouveau maître, pourra bien être hors d’état de faire des pensions aux veuves.
Je ne lirai pas plus, mon cher ami, les libelles du Mercure germanique que ceux de Neufchâtel ; toutes ces pauvretés tombent dans un éternel oubli, après avoir vécu un jour.
Il est toujours question de tremblements ; celui de Syracuse n’a pas été si considérable qu’on le disait. Il y en a eu un au Havre-de-Grâce, qui a renversé des maisons. Je n’ai pas sur ces phénomènes des notions bien détaillées ; je sais seulement que la terre tremble depuis deux ans, et que les hommes ensanglantent sa surface depuis longtemps.
Je plante en paix des jardins, et quand j’aurai planté, je reviendrai à Lausanne, où je voudrais bien vous tenir. Je vous prie, mon cher théologien raisonnable, d’assurer M. et madame de Freudenreich de mes respects, Valeas. V.
1 – Voyez la lettre à Formey, du 3 Mars 1759. (G.A.)
à M. Fabry.
CHEVALIER DE L’ORDRE DE ST-MICHEL,
PREMIER SYNDIC GÉNÉRAL DES TROIS
ÉTATS DU PAYS DE GEX.
15 Novembre 1758.
Vous verrez, mon cher monsieur, par la lettre ci-jointe, de la main de Mgr le comte de La Marche, que les choses (1) peuvent changer du pour au contre du 19 Septembre au 5 Novembre. Mais jamais rien ne changera dans les sentiments que j’ai pour vous. Je me croirais trop heureux de pouvoir contribuer au bien que vous voulez faire au pays. M. le contrôleur général m’a toujours honoré de son amitié ; et quand vous voudrez me donner vos ordres, je les remplirai auprès de lui avec toute la vivacité d’un homme qui est idolâtre du bien public, et qui désire avec passion votre amitié. Supprimons les compliments, le cœur n’en veut point.
Votre très humble et très obéissant serviteur. V.
1 – Voyez la lettre à Fabry du 15 Octobre. (G.A.)
à M. Diderot.
Aux Délices, 16 Novembre 1758.
Je vous remercie du fond de mon cœur, monsieur, de votre attention et de votre nouvel ouvrage (1). Il y a des choses tendres, vertueuses et d’un goût nouveau, comme tout ce que vous faites ; mais permettez-moi de vous dire que je suis affligé de vous voir faire des pièces de théâtre qu’on ne met point au théâtre, autant que je suis fâché que Rousseau écrive contre la comédie, après avoir fait des comédies.
J’attends avec impatience votre nouveau tome de l’Encyclopédie ; je m’intéresse bien vivement à ce grand ouvrage et à son auteur ; vous méritiez d’avoir été mieux secondé. J’aurai la hardiesse de vouloir que l’article IDOLÂTRIE soit de moi, s’il a passé, et j’aurais désiré que d’autres articles importants eussent été écrits avec la même passion pour la vérité. Nous étions indignés, l’autre jour, au mot ENFER (2) de lire que Moïse en a parlé ; une fausseté si évidente révolte.
Vingt articles de métaphysique, et, en particulier, celui d’ÂME (3), sont traités d’une manière qui doit bien déplaire à votre cœur naïf et à votre esprit juste. Je me flatte que vous ne souffrirez plus des articles tels que celui de FEMME, de FAT (4), etc., ni tant de vaines déclamations, ni tant de puérilités et de lieux communs sans principes, sans définitions, sans instruction. Jugez, à ma franchise, de l’intérêt que votre grande entreprise m’a inspiré.
Je n’ai pu, malgré cet intérêt, travailler beaucoup à votre nouveau tome. J’ai acheté, à deux lieues de mes Délices, une terre encore plus retirée, où je compte finir mes jours dans la tranquillité, mais où je me vois obligé de me donner beaucoup de soins les premières années. Ces soins sont amusants et les travaux de la campagne me paraissent tenir à la philosophie ; les bonnes expériences de physique sont celles de la culture de la terre. Dans cet heureux oubli d’un monde pervers et frivole, j’interromprai mes travaux avec joie, quand vous me demanderez des articles intéressants dont d’autres personnes ne se seront point chargées.
Adieu, monsieur ; honorez de quelque amitié un homme qui vous est attaché comme il voudrait que tous les philosophes le fussent, et qui est extrêmement sensible à tous vos talents.
1 – Le Père de famille, drame. (G.A.)
2 – Par Mallet. (G.A.)
3 – Par l’abbé Yvon. (G.A.)
4 – Par Desmahis. (G.A.)
à M. Tronchin de Lyon.
Délices, 18 Novembre.
Je m’y prends tard pour acquérir et pour bâtir ; mais il faut des amusements à la vieillesse et à la philosophie. Je me tiens plus heureux que le cardinal de Bernis (1) ; il me mande que sa mauvaise santé l’a forcé de prier le roi de le soulager du fardeau qu’il avait sur les épaules. Lui, une mauvaise santé ! Il est gros et gras, et les couleurs de son chapeau sont sur son visage. Je le soupçonne plutôt d’être premier ministre que malade.
1 – Bernis, ayant conseillé de faire la paix, avait été disgracié. (G.A.)
à M. Bertrand.
Au château de Ferney, pays de Gex,
par Genève, 20 Novembre 1758.
Mon cher ami, je suis bien fâché d’avoir perdu un temps précieux à répondre au misérable qui devait oublier les morts et respecter les vivants. Mais un homme d’un très grand mérite, et d’un très bon conseil, qui m’apporta ces jours passés le Mercure suisse, me dit qu’il fallait absolument faire rougir et faire repentir l’ennemi de la société. J’ai rempli les devoirs d’un homme et d’un ami, et c’est à ces deux titres que je vous demande votre suffrage.
à M. de Cideville.
A Ferney, 25 Novembre ;
mais écrivez toujours aux Délices.
Votre amitié pour moi a donc la malice, mon cher ami, de tarabuster le marquis Ango, et de lui faire sentir que quelquefois les plus grands seigneurs ne laissent pas d’être obligés à payer leurs dettes, malgré les grands services qu’ils rendent à l’Etat. Il ne veut pas m’écrire ; vous verrez qu’il s’est rouillé en province. Cependant un Bas-Normand peut hardiment écrire à un Suisse. Le petit bonhomme de marquis veut donc me donner une assignation sur son trésor royal, et, de quatre années, m’en payer une à cause des dépenses qu’il fait à la guerre ! Je ferai signifier à monseigneur que je ne l’entends pas ainsi, et que, lui ayant joué le tour de vivre jusqu’à la fin de cette présente année, je veux être payé de mon dû ou deu. On écrivait autrefois deu ou dub, il faut qu’il paie ; et point d’argent, point de Suisse. Et M. le surintendant Ledoux aura beau faire, je ferai brèche à son trésor, car je bâtis une terre ; non pas un marquisat comme La Motte, non un palais comme le palais d’Ango, mais une maison commode et rustique, où j’entre, il est vrai, par deux tours entre lesquelles il ne tient qu’à moi d’avoir un pont-levis, car j’ai des mâchicoulis et des meurtrières ; et mes vassaux feront la guerre à La-Motte-Ango.
Le fait est que j’ai acheté, à une lieue (1) des Délices, une terre qui donne beaucoup de foin, de blé, de paille, et d’avoine ; et je suis à présent
Rusticus, abnormis sapiens, crassaque Minerva.
HOR., lib. II, sta. II.
J’ai des chênes droits comme des pins, qui touchent le ciel, et qui rendraient grand service à notre marine, si nous en avions une. Ma seigneurie a d’aussi beaux droits que La Motte ; et nous verrons, quand nous nous battrons, qui l’emportera.
Nunc itaque et versus, et cætera ludicra pono.
HOR., lib. I, ep. I.
Je sème avec le semoir ; je fais des expériences de physique sur notre mère commune ; mais j’ai bien de la peine à réduire madame Denis au rôle de Cérès de Pomone, et de Flore. Elle aimerait mieux, je crois, être Thalie à Paris ; et moi, non ; je suis idolâtre de la campagne, même en hiver. Allez à Paris ; allez, vous qui ne pouvez encore vous défaire de vos passions.
Urbis amatorem Fuscum salvere jubemus
Ruris amatores.
HOR., lib. I, ep. X.
L’Ami des hommes (2), ce M. de Mirabeau, qui parle, qui parle, qui parle, qui décide, qui tranche, qui aime tant le gouvernement féodal, qui fait tant d’écarts, qui se blouse si souvent, ce prétendu ami du genre humain, n’est mon fait (3) que quand il dit : « Aimez l’agriculture. » Je rends grâces à Dieu, et non à ce Mirabeau, qui m’a donné cette dernière passion. Eh bien ! quittez donc votre aimable Launai pour Paris ; mais retournez à Launai, et regrettez, comme moi, que Launai soit si loin de Ferney. Ecrivez-nous quand vous serez à Paris ; parlez-nous des sottises que vous y aurez vues, et aimez toujours vos deux amis du lac de Genève, qui vous aiment de tout leur cœur.
1 – Ou plutôt à deux lieues. (G.A.)
2 – L’Ami des hommes, ouvrage du marquis de Mirabeau, avait paru en 1755. (G.A.)
3 – « L’ami du genre humain n’est pas du tout mon fait, » dit Alceste dans le Misanthrope. (G.A.)
à M. Bertrand.
Aux Délices, 27 Novembre 1758.
Vous vous y prenez un peu tard, mon cher ami. M. de Boisi et M. de Montpéroux m’ont desséché, l’un en me vendant sa terre, l’autre en m’empruntant ce qui me restait. Cependant il ne faut pas abandonner son ami, qui veut faire une bonne œuvre. Je vole donc à mes charpentiers et à mes maçons cinquante louis d’or que je vous envoie en une lettre de change que Panchaud (1) tirera sur Lyon. Je suis très affligé de ne pouvoir faire mieux ; je suis fâché aussi de ne pouvoir faire mieux pour le cuistre qui a imprimé ce libelle dans le Mercure suisse. Il mérite une correction plus sévère, et ses insolences doivent être réprimées. Tout le monde sait ici, aussi bien que lui, que le père des Saurin de France avait fait quelques fredaines il y a soixante-dix ans. Mais par quelle frénésie les réveille-t-il ? Pourquoi attaquer les morts et les vivants ? de quel droit taxer d’irréligion un homme qui fait un acte très religieux, en sauvant l’honneur d’une famille ? Vos ministres de Lausanne, qui en veulent un peu à notre ami Polier, se sont conduits avec lui, dans cette affaire, très indécemment, et il a eu trop de mollesse. C’était là une occasion où il devait montrer de la fermeté.
Je vous prie de présenter mes très humbles et très tendres remerciements à M. le banneret de Freudenreich, qui a bien voulu m’honorer de ses bons offices, au sujet des droits des seigneuries (2) du pays de Gex. Je ne lui écris point de peur de le fatiguer d’une lettre inutile ; mais il agréera, avec sa bonté ordinaire, les sentiments de reconnaissance que j’aurai pour lui toute ma vie, et qui en auront plus de prix en passant par votre bouche. Ne m’oubliez pas auprès de madame de Freudenreich. On est très content des sept articles que vous avez envoyés pour l’Encyclopédie ; je m’y attendais bien.
Adieu, mon cher ami ; quand vous viendrez me voir dans mon ermitage de Ferney, vous y trouverez des jésuites qui sont plus riches que vous, mais qui ne sont pas si savants.
Je vous embrasse.
1 – Banquier de Voltaire. (G.A.)
2 – Les terres de Ferney et de Tournay. C’est le 11 décembre seulement que fut signé le contrat par lequel le président de Brosses vendait en viager à Voltaire le domaine de Tournay. (G.A.)
à la duchesse de Saxe-Gotha.
Aux Délices, le 27 Novembre (1).
Madame, il y a trop longtemps pour mon cœur que je n’ai eu l’honneur d’écrire à votre altesse sérénissime. Pardonnez à la déplorable santé d’un vieux Suisse. Je n’en ai pas pris moins d’intérêt à tout ce qui vous regarde. Je demandais à tous les Allemands qui venaient dans nos montagnes, si les armées n’avaient point passé sur votre territoire, si on n’avait point fait quelque extorsion dans Altembourg, selon le nouveau droit des gens de ce temps-ci. J’ai dit cent fois, Malheureux Leipsick ! malheureux Dresde ! mais que je ne dise jamais, Malheureux Gotha ! Les succès ont donc été balancés l’année 1758, et le seront probablement encore l’année prochaine, et l’année d’après ; et Dieu sait quand les malheurs du genre humain finiront ! Plus je vois ces horreurs, plus je m’enfonce dans la retraite. J’appuie ma gauche au mont Jura, ma droite aux Alpes, et j’ai le lac de Genève au-devant de mon camp ; un beau château sur les limites de la France, l’ermitage des Délices au territoire de Genève, une bonne maison à Lausanne ; rampant ainsi d’une tanière dans l’autre, je me sauve des rois et des armées, soit combinées, soit non combinées. Malheur à qui a des terres depuis le Rhin jusqu’à la Vistule ! J’espère qu’au moins vos altesses sérénissimes seront tranquilles cet hiver. Votre prudence fera le bonheur de vos sujets et détournera l’orage de vos Etats.
Je me mets aux pieds de votre auguste famille. Je joins mes jérémiades à celles que fait avec esprit la grande maîtresse des cœurs ; je salue la forêt de Thuringe. Je supplie votre altesse sérénissime de ne jamais oublier le bon vieux Suisse, qui lui est attaché si tendrement avec le plus profond respect.
1 – Editeurs, E. Bayoux et A. François. (G.A.)