CORRESPONDANCE - Année 1758 - Partie 2
Photo de PAPAPOUSS
à M. Darget.
A Lausanne, 8 Janvier (1).
Vous me demandez, mon cher et ancien compagnon de Potsdam, comment Cinéas s’est raccommodé avec Pyrrhus (2). C’est, premièrement, que Pyrrhus fit un opéra de ma tragédie de Mérope, et me l’envoya ; c’est qu’ensuite il eut la bonté de m’offrir sa clef qui n’est pas celle du paradis, et toutes ses faveurs qui ne conviennent plus à mon âge ; c’est qu’une de ses sœurs (3), qui m’a toujours conservé ses bontés, a été le lien de ce petit commerce qui se renouvelle quelquefois entre le héros-poète-philosophe-guerrier-malin-singulier-brillant-fier-modeste, etc., et le Suisse Cinéas retiré du monde. Vous devriez bien venir faire quelque tour dans nos traites, soit de Lausanne, soit des Délices ; nos conversations pourraient être amusantes. Il n’y a point de plus bel aspect dans le monde que celui de ma maison de Lausanne. Figurez-vous quinze croisées de face en cintre, un canal de douze grandes lieues de long que l’œil enfile d’un côté, et un autre de quatre ou cinq lieues, une terrasse qui domine sur cent jardins, ce même lac qui présente un vaste miroir au bout de ces jardins, les campagnes de la Savoie au-delà du lac, couronnées des Alpes qui s’élèvent jusqu’au ciel en amphithéâtre ; enfin, une maison où je ne suis incommodé que des mouches au milieu des plus rigoureux hivers. Madame Denis l’a ornée avec le goût d’une parisienne. Nous y faisons beaucoup meilleure chère que Pyrrhus ; mais il faudrait un estomac ; c’est un point sans lequel il est difficile aux Pyrrhus et aux Cinéas d’être heureux. Nous répétâmes hier une tragédie ; si vous voulez un rôle, vous n’avez qu’à venir. C’est ainsi que nous oublions les querelles des rois, et celles des gens de lettres, les unes affreuses, les autres ridicules.
On nous a donné la nouvelle prématurée d’une bataille entre M. le maréchal de Richelieu et M. le prince de Brunswick. Il est vrai que j’ai gagné aux échecs une cinquantaine de pistoles à ce prince ; mais on peut perdre aux échecs, et gagner à un jeu où l’on a pour seconds trente mille baïonnettes. Je conviens avec vous que le roi de Prusse a la vue basse et la tête vive ; mais il a le premier des talents au jeu qu’il joue, la célérité. Le fonds de son armée a été disciplinée pendant plus de quarante ans. Songez comment doivent combattre des machines régulières, vigoureuses, aguerries, qui voient leur roi tous les jours, qui sont connues de lui, et qu’il exhorte, chapeau bas, à faire leur devoir. Souvenez-vous comme ces drôles-là font le pas de côté et le pas redoublé, comme ils escamotent les cartouches en chargeant, comme ils tirent six à sept coups par minute. Enfin, leur maître croyait tout perdu, il y a trois mois ; il voulait mourir ; il me faisait ses adieux en vers et en prose ; et le voilà qui, par sa célérité et par la discipline de ses soldats, gagne deux grandes batailles en un mois, court aux Français, vole aux Autrichiens, reprend Breslau, a plus de quarante mille prisonniers, et fait des épigrammes. Nous verrons comment finira cette sanglante tragédie, si vive et si compliquée ; Heureux qui regarde d’un œil tranquille tous ces grands événements du meilleur des mondes possibles !
Je n’ai point encore tiré au clair l’aventure de l’abbé de Prades. On l’a dit pendu ; mais la renommée ne sait souvent ce qu’elle dit. Je serais fâché que le roi de Prusse fît pendre ses lecteurs. Vous ne me dites rien de M. Duverney ; vous ne me dites rien de vous. Je vous embrasse bien tendrement, et j’ai une terrible envie de vous voir. Le suisse V.
1 – Cette lettre parut en 1758 dans le Journal encyclopédique, au grand déplaisir de Voltaire. (G.A.)
2 – Voltaire et Frédéric. (G.A.)
3 – La margrave de Bareuth. (G.A.)
à M. Tronchin, de Lyon.
Lausanne, 8 Janvier 1758 (1).
La prise de Breslau, celle de tant d’officiers et de tant de troupes, le siège de Schweidnitz, celui même d’Olmütz dont on parle achèvent d’établir dans l’Allemagne l’équilibre que nos armées ont tâché en vain de déranger. La France est bien servie sans le vouloir, et doit remercier le roi de Prusse de l’avoir battue. Pour peu qu’il poursuive le cours de ses victoires, il faudra que l’Autriche soit la première à demander la paix. Je ne serais point étonné que les bras des Russes et des Suédois ne s’engourdissent, et que le roi de Prusse fût plus puissant que jamais.
Toute la Franconie est à présent inondée de troupes. Il faut aller manger aujourd’hui ce pays-là, après avoir dévoré les autres. Il est difficile que les lettres m’arrivent de Bareith comme elles arrivaient. Je me suis borné à faire dans mes lettres en général des vœux pour la paix. Il est plaisant d’avoir des remords de lâcher ce terrible mot. Je l’ai souhaitée à tout le monde. Le prince de Saxe-Hildbourghausen (2) doit-il être si fâché qu’on lui en souhaite sa part ? Il rôde autour de Bareith ; c’est un homme de mauvaise humeur, et s’il ouvre les lettres, il est tout propre à prendre pour une trahison les souhaits d’un bon Suisse.
Quant à la petite Suissesse huguenote (3), qui s’avise de faire tout en douceur des métis avec un papiste, si on peut la faire accoucher à Lyon chez quelque honnête et charitable dévote, si on peut mettre son enfant aux orphelins, je l’adresserai à la personne que vous aurez la bonté d’indiquer, en qualité de femme, de légitime épouse ; elle pourra gagner quelque chose à son autre métier qui est celui de couturière. Quant à sa conversion, après ses couches, ce sera l’affaire de quelque jeune chanoine ; car il n’y a pas moyen de proposer cette bonne œuvre à un cardinal et à un archevêque de l’âge de son éminence.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – Commandant l’armée d’exécution et battu avec Soubise à Rosbach. (G.A.)
3 – Voyez la lettre du 3 Janvier au même. (G.A.)
à Madame de Fontaine.
A Lausanne, 10 Janvier 1758.
Si vous veniez, ma chère nièce, passer l’hiver à Lausanne, et l’été aux Délices, vous pourriez vous vanter d’être dans les deux plus belles situations de l’Europe, et vous auriez la comédie partout. Nous la jouons à Lausanne et nous la voyons auprès de Genève ; et si les prédicants en croient M. d’Alembert leur bon ami, ils l’auront bientôt dans leur ville : cela est plus honnête que d’aller s’égorger en Allemagne, comme font tant de gens, parce qu’ils n’ont pas mieux à faire. Si on était sensé, on ne songerait qu’à passer une vie douce.
Je crois votre santé à présent raffermie. Tronchin a commencé, le régime et l’exercice ont achevé l’ouvrage. Vous vous êtes fait un plan de vie agréable ; vous avez un fils qui fait votre consolation ; vous avez des amis, vous êtes libre (1), et enfin vous êtes aimable ; vous devez être heureuse.
J’ai reçu une lettre de M. votre fils dont je suis très content. Il me paraît s’être formé en peu de temps ; voilà ce que c’est que d’avoir une mère qui est de bonne compagnie. Il m’apprend que vous avez chez vous M. de La Bletterie (2), qui veut bien quelquefois encourager ses études : il est trop heureux d’être à portée de recevoir des avis d’un homme de ce mérite.
Vous aurez, je crois, ma maigre effigie que vous demandez pour l’Académie et pour vous. Il y a dans Lausanne un peintre de passage, qui peint en pastel presque aussi bien que vous. Quelque répugnance que j’aie à faire crayonner ma vieille mine, il faut bien s’y résoudre, et être complaisant : c’est bien l’être que de jouer la comédie à mon âge, et de souffrir qu’on m’envoie de Paris des habits de Zamti et de Narvas (3). C’est une fantaisie de votre sœur : elle en a bien d’autres qui deviennent les miennes. Elle fait ajuster la maison de Lausanne comme si elle était située sur le Parais-Royal. Il est vrai que la position en vaut la peine. La pointe du sérail de Constantinople n’a pas une plus belle vue ; je ne suis d’ailleurs incommodé que des mouches au milieu de l’hiver. Je voudrais vous tenir dans cette maison délicieuse ; je n’en suis point sorti depuis que je suis à Lausanne. Je ne peux me lasser de la vue de vingt lieues de ce beau lac, de cent jardins, des campagnes de la Savoie, et des Alpes qui les couronnent dans le lointain ; mais il faudrait avoir un estomac, ma chère nièce ; cela vaut mieux que l’aspect de Constantinople.
Si vous savez quelque chose du procès de M. d’Alembert avec les prédicants de Calvin, et de sa prétendue renonciation à l’Encyclopédie, je vous prie de m’en faire part.
Avez-vous lu la tragédie d’Iphigénie en Tauride ? l’auteur me l’a envoyée, mais je ne l’ai pas encore reçue. Pour moi, je ne travaille plus que pour notre petit théâtre de Lausanne. Il vaut mieux se réjouir avec ses amis, que de s’exposer à un public toujours dangereux. Je suis très loin de regretter le parterre de Paris ; je ne regrette que vous. Mille compliments au grand écuyer de Cyrus (4).
Quoi qu’on en dise, on aurait eu grand besoin de nos chars contre la cavalerie de Luc. Il voulait mourir il y a trois mois, et à présent le voilà au comble de la gloire. Il ne m’écrit plus ; les honneurs changent les mœurs. Adieu, ma chère enfant.
1 – Elle était veuve depuis 1756. (G.A.)
2 – L’auteur de la Vie de l’empereur Julien et le traducteur des Annales de Tacite, dont Voltaire s’est souvent moqué. (G.A.)
3 – Personnages de l’Orphelin et de Mérope. (G.A.)
4 – Le marquis de Florian. Voyez la lettre du 18 Juillet 1757 à la même. (G.A.)
à M. Diderot.
Est-il bien vrai, monsieur, que tandis que vous rendez service au genre humain, et que vous l’éclairez, ceux qui se croient nés pour l’aveugler aient la permission de faire un libelle périodique (1) contre vous et contre ceux qui pensent comme vous ? Quoi ! on permet aux Garasses d’insulter les Varrons et les Plines !
Quelques ministres de Genève ont eu la rage, en dernier lieu, de vouloir justifier l’assassinat juridique de Servet : le magistrat leur a imposé silence ; les plus sages ministres ont rougi pour leurs confrères bafoués ; et il sera permis à je ne sais quels pédants jésuites d’insulter leurs maîtres !
N’êtes-vous pas tenté de déclarer que vous suspendrez l’Encyclopédie jusqu’à ce qu’on vous ait fait justice ? Les Guignards ont été pendus, et les nouveaux Garasses devraient être mis au pilori. Mandez-moi, je vous prie, les noms de ces malheureux. Je les traiterai selon leur mérite dans la nouvelle édition qui se prépare de l’Histoire générale. Que je vous plains de ne pas faire l’Encyclopédie dans un pays libre ! Faut-il que ce dictionnaire, cent fois plus utile que celui de Bayle, soit gêné par la superstition, qu’il devrait anéantir ; qu’on ménage encore des coquins qui ne ménagent rien ; que les ennemis de la raison, les persécuteurs des philosophes, les assassins de nos rois, osent encore parler dans un siècle tel que le nôtre !
On dit que ces monstres veulent faire les plaisants, et qu’ils prétendent venger la religion, qu’on n’attaque point, par des libelles diffamatoires, qui devraient servir à allumer les bûchers de leurs sodomites prêtres, si on n’avait pas autant d’indulgence qu’ils ont de fureur.
Votre admirateur et votre partisan jusqu’au tombeau. Le Suisse libre.
1 – La Religion vengée, ou Réfutation des auteurs impies, par Soret, Hayer, etc. (G.A.)
à M. Palissot.
Lausanne, 12 Janvier 1758.
Tout ce qui me viendra de vous, monsieur, me sera toujours très précieux, et j’attends avec impatience les Lettres (1) que vous m’annoncez. Si vous revenez chez les hérétiques, après vous être muni d’indulgences à Avignon, je vous ferai les honneurs de Lausanne, mieux que je ne vous fis ceux de Genève. Vous y verrez une plus belle situation. J’y possède une maison charmante. Mes retraites sont un peu épicuriennes. Mon ermitage des Délices, auprès de Genève, est un peu mieux qu’il n’était. Celui de Lausanne est pour l’hiver, les Délices pour les belles saisons ; et en tout temps je serai charmé de vous recevoir.
Je suis bien fâché que votre aimable compagnon (2) de voyage nous ait été enlevé. Nous le regretterons ensemble, et vous me consolerez de sa perte. Ma mauvaise santé me laissera assez de sensibilité pour être bien vivement touché des agréments de votre commerce. Je parle souvent de vous avec M. Vernes. Vous avez en nous deux vrais amis. V.
1 – Petites Lettres sur de grands philosophes, par Palissot, 1757. (G.A.)
2 – Patu. (G.A.)
à M. Senac de Meilhan.
A Lausanne, 12 Janvier 1758.
Mes yeux ne vont pas trop bien, monsieur, mais ils ont un grand plaisir à lire vos lettres. Vous jugez très bien ; il y a des vers un peu durs dans l’ouvrage (1) que vous avez eu la bonté de m’envoyer. Quand vous vous amusez à en faire, les vôtres ont plus de facilité, de douceur, et de grâce. Mais je sens aussi l’horrible difficulté de faire une pièce telle que celle-ci ; et cette difficulté me rend bien indulgent. D’ailleurs on ne doit sentir que les beautés d’un auteur qui commence ; le public même a besoin de l’encourager. Probablement l’auteur est sans fortune ; c’est encore une raison de plus pour disposer en sa faveur. On peut même dire de lui :
… Spirat tragicum satis, et feliciter audet.
HOR., lib. II, ep. I.
Il m’a toujours paru qu’au théâtre le public était moins flatté de l’élégance continue d’une belle poésie, qu’il n’était flatté de la beauté des situations. Enfin je me fais un plaisir de chercher toutes les raisons qui peuvent justifier le succès d’un jeune homme qui a besoin d’encouragement. Nous allons jouer des pièces de théâtre dans ma retraite de Lausanne, où je passe mes hivers, et nous sentons tout le prix de l’indulgence.
Je me vanterai à madame la marquise de Gentil (2), qui est une de nos actrices, que vous voulez bien me conserver un peu de souvenir. Pour moi, je ne vous oublierai jamais.
Je vous prie de vouloir bien présenter mes obéissances à M. votre père et à M. votre frère, et d’être persuadé de mes sentiments, qui vous attachent pour jamais le Suisse V.
1 – Iphigénie en Tauride. (G.A.)
2 – Née Constant. (G.A.)
à M. Tronchin, de Lyon.
Lausanne, 13 Janvier (1).
Voici la réponse à son éminence. Ce n’est pas sans peine que les lettres arrivent. Madame la margrave m’apprend (2) qu’une lettre de son frère à moi et une de moi à lui ont été prises par les hussards du prince Hildbourghausen, qui saisissent tout ce qu’ils trouvent. Heureusement, je n’écris rien que la cour de Vienne et celle de Versailles ne puissent lire avec édification.
Madame la margrave me dit qu’elle écrit beaucoup de coquetteries à son éminence, mais point de coquineries. Il est assez difficile, en effet, de faire des coquineries à présent. On craint de manquer à ses alliés ; on craint de se trouver seul, et je crois que tous les partis sont un peu embarrassés. Il ne m’appartient pas assurément de prévoir ; il m’appartient à peine de voir ; mais bien des gens qui ont des yeux, disent qu’après les actions inouïes du roi de Prusse, il est moralement impossible que l’Autriche prévale. Voilà un bel exemple de ce que peut la discipline militaire, et de ce que peut la présence d’un roi qui court entre les rangs de ses troupes avant la bataille, et qui appelle beaucoup de ses soldats par leur nom. Il a quarante mille prisonniers ; madame sa sœur me le certifie encore. Sa célérité et ses armes ont donc, en moins de quatre mois, rétabli cette balance que nous voulions si prudemment détruire. Il est vrai que c’est par des miracles qu’il l’a rétablie ; mais nous ne pouvions pas les prévoir ; et si la maison d’Autriche n’est pas absolue en Allemagne, ce n’est pas notre faute. La France s’épuise et a dépensé trois cents millions d’extraordinaire en deux ans. J’ai été témoin des déprédations et du brigandage des finances dans la guerre de 1741. Ce talent s’est bien perfectionné dans la guerre présente. La paix paraîtra bientôt nécessaire à tout le monde.
Si son éminence veut écrire, et si les choses viennent au point qu’elle écrive sérieusement, on pourra trouver une voie plus sûre que celle dont je me suis servi jusqu’ici, et cette voie sera praticable incessamment.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – Dans une lettre du 27 Décembre 1757. (G.A.)