CORRESPONDANCE - Année 1757 - Partie 8
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à M. le maréchal duc de Richelieu.
Aux Délices, 20 Avril 1757.
Mon héros, il y a bien longtemps que j’ai l’honneur d’être de votre avis sur bien des choses, et j’en serai sans doute encore sur tous vos acteurs tragiques. Je les crois très médiocres ; mais Lekain leur est fort supérieur, à ce que dit le public. Il y a, sur de plus grands et de plus nobles théâtres, des acteurs qui ne valent pas mieux, et qui sont employés et récompensés. Ce siècle-ci est plus fécond en loteries qu’en grands hommes ; il y aura toujours des jeunes gens qui rempliront les grandes places, il n’y en aura pas qui aient votre gloire. C’est surtout chez les étrangers que cette gloire est mise à son prix ; la cabale et l’envie ne peuvent séduire ceux qui sont sans intérêt, et qui n’en croient que les faits et la renommée. Je voudrais que vous entendissiez les voyageurs que je vois quelquefois dans mes ermitages allobroges et suisses, vous seriez content d’eux et de vous ; mais quoique vous puissiez avoir quelques jaloux en France, vous devez y avoir bien peu de rivaux, et je doute qu’il y ait beaucoup d’hommes que le public ose placer à vos côtés. Vous prétendez qu’il n’y a de bon que la santé ; je sens mieux que vous, mon héros, de quel prix elle est, puisque je l’ai perdue ; mais, de grâce, comptez la gloire dont vous jouissez pour quelque chose. Achille, dans Homère, dit que la gloire est une chimère, quand il est en colère mais, dans le fond de son cœur, il l’aime à la folie.
Le Salomon du Nord en aura beaucoup, je parle de gloire et non de folie, s’il se tire du précipice sur le bord duquel il s’est mis ; il y est avec plus de deux cent mille hommes, et c’en est assez pour attendre les événements. Les Russes ne paraissent point : il semble fort difficile aux Autrichiens de pénétrer dans les défilés de la Silésie, de la Lusace, et de la Saxe. Je crois que vos troupes pourront aller sans obstacles jusqu’au fond de la Westphalie, et c’est assurément une grande perte pour lui. Il vous attend peut-être à Magdebourg ; s’il vous donne bataille dans les plaines, auprès de cette ville, il paraît qu’alors il joue un jeu avantageux ; car s’il est battu, il couvre tout son pays par delà Magdebourg ; et, s’il vous arrive un malheur, où sera votre retraite ?
Il faut que j’aie une terrible confiance en vos bontés, pour oser vous dire les rêveries qui me passent par la tête. Pardon, monseigneur, si, moi qui ne connais que les événements passés, et encore assez mal, j’ose parler ainsi du présent devant vous. C’est à celui qui a fait de grandes choses à juger de la grande scène qui s’ouvre. La pièce est belle et bien intriguée ; si vous étiez acteur, je répondrais du cinquième acte.
Madame Denis et moi nous sommes réunis toujours dans nos transports pour vous : recevez les tendres respects du Suisse, etc.
à la Duchesse de Saxe-Gotha.
Aux Délices, près de Genève, 21 Avril 1757 (1).
Madame, la bonté de votre cœur vous fait regretter un ministre (2), et celle de votre esprit vous met en état de vous passer de tout ministre. Votre altesse sérénissime saura conserver en paix ses Etats dans la guerre qui les environne. On dit que le Hanovre donne enfin l’exemple de la neutralité ; si cela est vrai, c’est une nouvelle bien importante. Je voudrais espérer, pour l’intérêt du genre humain, que cette neutralité pût acheminer à une bonne paix. Mais l’armée française, dans le pays de Clèves et dans Wesel, ne permet pas de douter qu’il n’y ait à présent d’autre chemin à la paix que celui de la guerre.
J’avoue que j’ai peine à voir la véritable raison pour laquelle le roi de Prusse a évacué une place telle que Wesel. Elle me parut, il y a quelques années, très bien fortifiée ; rien n’y manquait ; elle pouvait arrêter une armée au moins six semaines. A-t-il eu un besoin pressant de ses troupes qui gardaient cette place ? où veut-il attirer les Français en Vestphalie, et peut-être sous Magdebourg pour leur livrer bataille avec avantage ? Je me garderai bien de vouloir rien deviner. Votre altesse sérénissime pourrait m’éclairer, si elle daignait m’honorer de ses lumières ; mais jusque-là, je suis dans une entière obscurité.
On fait plus de libelles en vers et en prose contre le roi de Prusse qu’il n’y a de régiments qui marchent contre lui. Je me flatte qu’il ne me soupçonnera d’aucun de ces indignes ouvrages. Il m’a rendu toutes ses bontés ; il sait combien je le respecte ; et heureusement il a trop de goût pour m’imputer ces sottises, qui sont indignes d’un honnête homme, et même d’un écrivain médiocre (3). Ce n’est point aux particuliers à se mêler des querelles des princes. La seule chose dont je me mêle, madame, est d’être attaché pour ma vie à votre altesse sérénissime et à toute votre auguste maison, avec le plus profond et le plus tendre respect ; elle me permet de ne pas oublier la grande maîtresse des cœurs.
1 – Editeurs, E. Bayoux et A. François. (G.A.)
2 – Waldner. (G.A.)
3 – Voyez, aux POESIES : « Ô Salomon du Nord, etc. (G.A.)
à M. le marquis de Thibouville.
Aux Délices, 8 Mai 1757.
Votre roman, mon cher Catilina, fait les délices des Délices. Nous l’avons reçu contre-signé Trudaine (1), et nous l’avons dévoré. Madame Denis serait bien plus propre que moi à vous détailler tout ce qui nous a fait plaisir. Les nièces entendent mieux que les oncles à rendre compte des sentiments ; elles ont des délicatesses que les vieux oncles n’ont pas ; elle vous écrirait vingt pages, si elle n’était pas un peu malade. Pour moi, je m’imagine que vous viendriez faire un second roman aux Délices, si vous n’étiez pas enchaîné à Neuilly : vous verriez si les bords du lac Léman, tout Léman qu’il est, ne valent pas bien ceux de la Seine. Au reste, croyez que je n’ai pas plus d’envie de me mêler des affaires de votre théâtre que de celles de la Bohème, et j’espère que M. d’Argental secondera, par sa sagesse, mon goût pour le repos. Je n’ai que trop été livré au public, et j’aime mieux m’amuser sans regret avec mes Suisses, que de m’exposer à votre parterre. Il faut avoir l’esprit de son âge, et finir tranquillement sa carrière. Jouissez des plaisirs de la vôtre, et tandis qu’on se bat en Amérique et en Europe, sur l’Océan et sur la Méditerranée, vivez gaiement à Neuilly ; continuez à mettre dans vos ouvrages les agréments de votre vie. Les deux ermites des Délices s’intéressent à vos plaisirs ; mais ma compagne vous le dira mieux que moi.
1 – Intendant des finances. (G.A.)
à M. Levesque de Burigny.
Aux Délices, 10 Mai 1757.
Je ne puis trop vous remercier, monsieur, de votre présent. Vous vous associez à la gloire d’Erasme et de Grotius, en écrivant si bien leur histoire. On lira plus ce que vous dites d’eux que leurs ouvrages Il y a mille anecdotes dans ces deux Vies, qui sont bien précieuses pour les gens de lettres. Ces deux hommes sont heureux d’être venus avant ce siècle ; il nous faut aujourd’hui quelque chose d’un peu plus fort ; ils sont venus au commencement du repas ; nous sommes ivres à présent, nous demandons du vin du Cap et de l’eau des Barbades.
J’espère vous présenter dans un an, si je vis, cette Histoire générale dont vous avez souffert l’esquisse ; Je n’ai pas peint les docteurs assez ridicules, les hommes d’Etat assez méchants, et la nature assez folle. Je me corrigerai, je dirai moins de vérités triviales, et plus de vérités intéressantes. Je m’amuse à parcourir les Petites-Maisons de l’univers ; il y a peut-être de la folie à cela, mais elle est instructive. L’histoire des dates, des généalogies, des villes prises et reprises, a son mérite ; mais l’histoire des mœurs vaut mieux, à mon gré ; en tout cas, j’écrirai sur les hommes moins qu’on n’a écrit sur les insectes (1).
Je finis pour reprendre l’histoire de Grotius, et pour avoir un nouveau plaisir. Conservez-moi vos bontés, monsieur, et soyez persuadé de la tendre estime de votre, etc.
1 – Allusion aux six volumes in-4° de Réaumur sur les insectes. (G.A.)
à M. le marquis de Florian.
Mai 1757.
Mon cher surintendant des chars de Cyrus, j’ai oublié de vous dire qu’un petit coffre sur le char, avec une demi-douzaine de doubles grenades, ferait un ornement fort convenable. J’ai honte, moi barbouilleur pacifique, de songer à des machines de destruction ; mais c’est pour défendre les honnêtes gens qui tirent mal, contre les méchants qui tirent trop bien. On verra malheureusement, et trop tard, qu’il n’y a pas d’autre ressource.
On disait aujourd’hui Prague (1) prise ; je n’en veux rien croire. On m’assure que Frédéric a désarmé Nuremberg, et qu’il en exige huit cent mille florins d’Empire ; ce n’est pas là faire la guerre à ses dépens. Il est sûr que les Russes marchent. Voilà la plus singulière position, depuis la chute de l’empire romain.
Il y aura toujours des fous qui se feront égorger, des fous qui se ruineront, et des gens habiles qui en profiteront ; mais les plus habiles, à mon sens, sont ceux qui restent chez eux.
Conservez votre amitié à V.
1 – Le 6 mai, Frédéric avait remporté une victoire sous les murs de Prague. (G.A.)
à M. de Cideville.
Aux Délices, 18 Mai 1757.
J’ai admiré, mon cher et ancien ami, la bonté de votre âme, dans le compte que vous avez daigné me rendre des aventures de mademoiselle de Ponthieu (1) ; mais je n’ai pas été moins surpris de la netteté de votre exposé dans un sujet si embrouillé. On ne peut mieux rapporter un mauvais procès ; vous auriez été un excellent avocat-général. J’ai tardé trop longtemps à vous remercier.
Je n’ai nulle envie de me mettre actuellement dans la foule de ceux qui donnent des pièces au public : il est inutile d’envoyer son plat à ceux qu’on crève de bonne chère. Je ne veux présenter mes oiseaux du lac Léman que dans des temps de jeûne. Vous savez d’ailleurs qu’on n’est pas oisif pour être un campagnard ; il vaut bien autant planter des arbres, que faire des vers. Je n’adresse point (2) d’Epître à mon jardinier Antoine ; mais j’ai assurément une plus jolie campagne que Boileau, et ce n’est point la fermière qui ordonne (3) nos soupers.
J’ai eu la curiosité autrefois de voir cette maison de Boileau ; cela avait l’air d’un fort vilain petit cabaret borgne : aussi Despréaux s’en défit-il, et je me flatte que je garderai toujours mes Délices.
J’en suis plus amoureux, plus la raison m’éclaire. (Armide.)
Je n’ai guère vu ni un plus beau plain-pied ni des jardins plus agréables, et je ne crois pas que la vue du Bosphore soit si variée. J’aime à vous parler campagne ; car, ou vous êtes actuellement à la vôtre, ou vous y allez. On dit que vous en avez fait un très joli séjour ; c’est dommage qu’il soit si éloigné de mon lac. Je me flatte que la santé de M. l’abbé du Resnel est raffermie, et que la vôtre n’a pas besoin de l’être. C’est là le point important, c’est le fondement de tout, et l’empire de la terre ne vaut pas un bon estomac. Je souffre ici bien moins qu’ailleurs, mais je digère presque aussi mal que si j’étais dans une cour : sans cela, je serais trop heureux ; mais madame Denis digère, et cela suffit : vous m’avouerez qu’elle en est bien digne, après avoir quitté Paris pour moi.
Bonsoir, mon cher et ancien ami. J’ai toujours oublié de vous demander si les trois Académies, dont Fontenelle était le doyen, ont assisté à son convoi. Si elles n’ont pas fait cet honneur aux lettres et à elles-mêmes, je les déclare barbares.
1 – Adèle de Ponthieu, tragédie de La Place, jouée le 28 Avril. (G.A.)
2 – Comme Boileau. (G.A.)
3 – Epître de Boileau à Lamoignon. (G.A.)
à M. Thieriot,
Chez madame la comtesse de Montmorency,
A Paris, rue Vivienne (1)
Aux Délices, 20 mai 1757.
Vous noterez, s’il vous plaît, mon cher et ancien ami, et je vous confie tout doucement qu’il y a dans le pays que j’habite trois ou quatre personnes qui sont encore du seizième siècle. Elles ont été fâchées de voir dans le Mercure que tout le monde convenait, vers le lac Léman, que Calvin avait une âme atroce (2). Ces gens-là disent qu’ils n’en conviennent point.
Je crois qu’on pourrait, pour satisfaire leur délicatesse, leur permettre même de penser que l’âme de Calvin était douce. La mienne est tranquille, et je ne veux point choquer d’honnêtes gens avec lesquels je vis en très bonne intelligence. Vous me feriez plaisir de me mander qu’on a imprimé cette lettre sur une copie infidèle, comme sont toutes celles qu’on fait courir manuscrites ; que, dans celle que vous avez reçue de ma main, il y a âme trop austère et non pas âme atroce (3). En effet, autant qu’il peut m’en souvenir, c’était là la véritable leçon. Cette petite attention de votre part ferait un très grand plaisir à des personnes que je dois ménager, et je vous en serais très obligé ; La paix est, après la santé, le plus grand des biens.
Je ne sais quand le roi de Prusse la donnera à l’Allemagne. Ce sera quand il voudra ; car s’il achève la campagne comme il l’a commencée, il donnera des lois.
Ce serait une chose bien glorieuse pour la France, si son armée réparait les pertes des Autrichiens. Il serait beau, après avoir résisté deux cents ans à l’Autriche, d’être son seul appui.
Avez-vous lu la pièce nouvelle ? Paraît-il quelque bon livre ? Etes-vous toujours casanier ? N’aurez-vous jamais le courage d’exécuter votre ancien projet de voir notre lac et vos anciens amis ?
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. ‒Thieriot, ayant perdu madame de La Popelinière, avait trouvé une nouvelle protectrice. (G.A.)
2 – Voyez la lettre à Thieriot du 26 Mars. (G.A.)
3 – Voyez les chapitre CXXXIII et CXXXIV de l’Essai. (G.A.)