CORRESPONDANCE - Année 1757 - Partie 12
Photo de PAPAPOUSS
à M. Tronchin, de Lyon
Délices, 29 Juillet (1).
J’ai une grâce à vous demander ; c’est pour les Pichon. Ces Pichon sont une race de femmes de chambre et de domestiques, transplantée à Paris par madame Denis et consorts. Un Pichon vient de mourir à Paris et laisse de petits Pichon. J’ai dit qu’on m’envoyât un Pichon de dix ans pour l’élever ; aussitôt un Pichon est parti pour Lyon. Ce pauvre petit arrive je ne sais comment ; il est à la garde de Dieu. Je vous prie de le prendre sous la vôtre. Cet enfant est ou va être transporté de Paris à Lyon par le coche ou par charrette. Comment le savoir ? où le trouver ? J’apprends par une Pichon des Délices que ce petit est au panier de la diligence. Pour Dieu, daignez vous en informer ; envoyez-le nous de panier en panier ; vous ferez une bonne œuvre. J’aime mieux élever un Pichon que servir un roi, fût-ce le roi des Vandales (2).
Vous savez la prise de Gabel et du beau régiment le vieux Wurtemberg à parements noirs ; plus, cinq cents housards prisonniers. Si on prend Gorlitz, qui est au-delà de Gabel , on est en Silésie ; cependant l’ennemi est toujours en Bohême. On se livre dans Vienne à une joie folle ; on chante les chansons du pont Neuf sur le roi de Prusse.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – Frédéric II. (G.A.)
à la duchesse de Saxe-Gotha.
Aux Délices, 30 Juillet 1757 (1).
Madame, les lettres vont toujours comme les armées : tout arrive, et je me flatte que les bataillons et les escadrons dont l’Allemagne est remplie n’empêcheront point mes hommages de parvenir aux pieds de votre altesse sérénissime.
M. le maréchal de Richelieu a voulu que je l’allasse voir sur la frontière. Je l’aurais accompagné volontiers s’il avait été en ambassade à Gotha ; mais son voyage n’étant point du tout pacifique, et ma passion de voyager n’étant que pour votre cour, je suis resté dans mon petit ermitage des Délices, où je conserve précieusement un banc qu’avait faire faire le prince votre fils, d’où l’on voit le lac et le Rhône, et sur lequel je regrette souvent ce prince, qui avait toute la bonté du caractère de sa mère.
Les affaires publiques ont bien changé, madame, depuis deux mois, et changeront peut-être encore. Il en résulte qu’il y aura plus de morts, et plus de vivants malheureux.
Je me flatte toujours que les Etats de votre altesse sérénissime seront préservés des fléaux qui désolent tant d’autres. Votre sagesse et votre modération feront toujours votre bonheur et celui de vos sujets, tandis que l’ambition fait ailleurs tant d’infortunés.
Je ne sais si M. de Thun, qui avait l’honneur d’élever monseigneur le prince héréditaire, a celui d’être en correspondance avec votre altesse sérénissime. Il paraît qu’il a un poste de confiance à Paris. La reine, mère du roi de Prusse, a été regrettée généralement. L’impératrice a fait son éloge. C’était, en effet, une princesse pleine d’humanité et de douceur. Il faut avouer, qu’en fait de bonté d’âme les hommes ne valent pas les femmes ; elles paraissent créées pour adoucir les mœurs du genre humain, et elles sont la plus belle preuve du meilleur des mondes possibles. La grande maîtresse des cœurs et moi nous savons bien à qui nous pensons, quand nous parlons de la meilleure des princesses possibles. Je la supplie de recevoir, avec sa bonté ordinaire, mon profond respect, et je demande la même grâce à toute son auguste famille.
1 – Editeurs, E. Bayoux et A. François. (G.A.)
à madame la Comtesse d’Argental.
Aux Délices, 1er août 1757.
J’aurais bien voulu, madame, être le porteur de ma lettre ; quelque arrêt qu’ait rendu notre grand docteur Tronchin contre les eaux de Plombières, je serais venu au moins vous les voir prendre. Vous savez quel serait l’empressement de vous faire ma cour ; mais je ne suis pas comme vous, madame, je ne me porte pas assez bien pour faire cent lieues. Madame Denis, que je comptais vous amener, s’est trouvée aussi malade, et n’a pu s’éloigner de notre docteur en qui est notre salut. J’ai un double regret, celui de n’avoir point fait le voyage de Plombières, et celui de voir que vous n’avez pas donné la préférence à Tronchin qui engraisse les dames, sur des eaux chaudes qui les amaigrissent. Ah ! madame, que n’êtes-vous venue à Genève ! que n’ai-je pu vous recevoir dans mon petit ermitage ! Vous auriez passé par Lyon, vous auriez vu l’illustre et saint oncle (1), qui vous aurait donné mille préservatifs contre les poisons du pays hérétique où je suis ; et plût à Dieu que M. d’Argental vous eût accompagnée ! mais je ne suis pas heureux. Je ne sais pas positivement quel est votre mal, mais je crois très positivement que M. Tronchin vous aurait guérie ; enfin, je suis réduit à souhaiter que Plombières fasse ce que Tronchin aurait fait.
Nous avons presque tous les jours, dans notre ermitage, des nouvelles des succès qu’on obtient du Dieu des armées en Bohême contre mon ancien et étrange Salomon du Nord. On lui prend toujours quelque chose. Cependant il reste en Bohême, il y est cantonné, il est toujours maître de la Saxe et de la Silésie. Que m’importe tout cela, madame, pourvu que vous vous portez bien ? Soyez heureuse, et ne vous embarrassez pas qui est roi et qui est ministre. Pour moi, j’oublie tous ces messieurs aussi parfaitement que je me souviendrai toujours de vous. Retournez à Paris bien saine et bien gaie ; ayez beaucoup de plaisir, si vous pouvez, et jamais d’ennui. Amusez-vous de la vie, il faut jouer avec elle ; et quoique le jeu ne vaille pas la chandelle, il n’y a pourtant pas d’autre parti à prendre. Vous avez encore un des meilleurs lots dans ce monde. Je ne sais de triste dans mon lot que d’être éloigné de vous. Daignez m’en consoler en conservant vos bontés au Suisse V.
1 – Le cardinal de Tencin. (K.)
à Madame la comtesse de Lutzelbourg.
Aux Délices, 6 Août 1757.
Madame, vous avez eu la consolation de voir M. votre fils : mais où va-t-il ? où est-il ? Pardonnez à mes questions, et souffrez l’intérêt que j’y prends. On dit à Paris que le maréchal de Richelieu va prendre le commandement de l’armée du maréchal d’Estrée, et j’en doute. On dit que ce maréchal d’Estrées a gagné une bataille (1) le 26 Juillet, et j’en doute encore. Les affaires du roi de Prusse paraissent bien mauvaises. On ne parle que de postes emportés par les Autrichiens, de convois coupés, de magasins pris. On ajoute que les officiers prussiens désertent, et que le roi de Prusse en a fait arquebuser quarante pour s’attacher les autres davantage ; on dit qu’il a fait mettre en prison un prince d’Anhalt (2). On me mande de l’armée autrichienne que le roi de Prusse est sans ressource. Voici bientôt le temps où madame Denis pourrait demander les oreilles de ce coquin de Francfort qui eut l’insolence de faire arrêter dans la rue, la baïonnette dans le ventre la femme d’un officier du roi de France, voyageant avec le passeport du roi son maître.
On croit à Vienne que si le roi de Prusse succombe, il sera mis au ban de l’Empire, et que ceux qui ont abusé de son pouvoir seront punis.
Les Russes avancent dans la Prusse. L’ennemi public sera pris de tous côtés. Vive Marie-Thérèse ! Portez-vous bien, madame, pour voir le dénouement de tout ceci.
1 – Celle de Hastembeck sur le duc de Cumberland. (G.A.)
2 – Maurice d’Anhalt. (G.A.)
à M. le comte de Schowalow.
Aux Délices, près de Genève, 7 Août 1757.
Avant d’avoir reçu les mémoires dont votre excellence m’a flatté, j’ai voulu vous faire voir du moins, par mon empressement, que je cherche à n’en être pas indigne. J’ai l’honneur de vous envoyer huit chapitres de l’Histoire de Pierre 1ER : c’est une légère esquisse que j’ai faite sur des mémoires manuscrits du général Le Fort, sur des relations de la Chine, et sur les mémoires de Stralemberg et de Perry. Je n’ai point fait usage d’une Vie de Pierre-le-Grand, faussement attribuée au prétendu boyard Nestesuranoy, et compilée par un nommé Rousset (1) en Hollande. Ce n’est qu’un recueil de gazettes et d’erreurs très mal digéré ; et d’ailleurs un homme sans aveu, qui écrit sous un faux nom, ne mérite aucune créance. J’ai voulu savoir d’abord si vous approuveriez mon plan, et si vous trouvez que j’accorde la vérité de l’histoire avec les bienséances.
Je ne crois pas, monsieur, qu’il faille toujours s’étendre sur les détails des guerres, à moins que ces détails ne servent à caractériser quelque chose de grand et d’utile. Les anecdotes de la vie privée ne me paraissent mériter d’attention qu’autant qu’elles font connaître les mœurs générales. On peut encore parler de quelques faiblesses d’un grand homme, surtout quand il s’en est corrigé. Par exemple, l’emportement du czar avec le général Le Fort peut être rapporté, parce que son repentir doit servir d’un bel exemple ; cependant, si vous jugez que cette anecdote doive être supprimée, je la sacrifierai très aisément. Vous savez, monsieur, que mon principal objet est de raconter tout ce que Pierre 1er a fait d’avancements qui se perfectionnent tous les jours sous le règne de son auguste fille.
Je me flatte que vous voudrez bien rendre compte de mon zèle à sa majesté, et que je continuerai avec son agrément. Je sens bien qu’il doit se passer un peu de temps avant que je reçoive les mémoires que vous avez eu la bonté de me destiner. Plus j’attendrai, plus ils seront amples. Soyez sûr, monsieur, que je ne négligerai rien pour rendre à votre empire la justice qui lui est due. Je serai conduit à la fois par la fidélité de l’histoire et par l’envie de vous plaire. Vous pouviez choisir un meilleur historien, mais vous ne pouviez vous confier à un homme plus zélé. Si ce monument devient digne de la postérité, il sera tout entier à votre gloire, et j’ose dire à celle de sa majesté l’impératrice, ayant été composé sous ses auspices. J’ai l’honneur, etc.
P.S. – M. de Wetslof m’a dit que votre excellence voulait envoyer quatre jeunes Russes étudier dans le pays que j’habite. Lausanne est bien moins chère que Genève, et je me chargerai de les établir à Genève avec tout le zèle et toute l’attention que méritent vos ordres.
Nota. Il paraît important de ne point intituler cet ouvrage Vie ou Histoire de Pierre 1er ; un tel titre engage nécessairement l’historien à ne rien supprimer. Il est forcé alors de dire des vérités odieuses ; et s’il ne les dit pas, il est déshonoré sans faire honneur à ceux qui l’emploient. Il faudrait donc prendre pour titre, ainsi que pour sujet, La Russie sous Pierre 1er ; une telle annonce écarte toutes les anecdotes de la vie privée du czar qui pourraient diminuer sa gloire, et n’admet que celles qui sont liées aux grandes choses qu’il a commencées et qu’on a continuées depuis lui. Les faiblesses ou les emportements de son caractère n’ont rien de commun avec ces objets importants, et l’ouvrage alors concourt également à la gloire de Pierre-le-Grand, de l’impératrice sa fille, et de sa nation. On travaillera sur ce plan avec l’agrément de sa majesté, qui est nécessaire.
1 – Rousset de Missy. (G.A.)
à M. Tronchin, de Lyon.
Délices, 8 Août 1757 (1).
Je serais bien mortifié si M. de Richelieu était assez malheureux pour être nommé à la place du maréchal d’Estrées, qui, après des marches à la Fabius vient de gagner une bataille (2) à la Scipion. Une telle démarche rendrait le gouvernement et le maréchal de Richelieu également odieux, et il n’aurait rien de mieux à faire qu’à embrasser le maréchal d’Estrées, le féliciter, servir sous lui deux jours, remercier le roi et s’en retourner. Mais heureusement je crois M. de Richelieu destiné ailleurs.
On me mande de l’armée de Bohême qu’on croit le roi de Prusse perdu sans ressource ; mais il y est jusqu’au dernier coup à cet abominable lansquenet de guerre.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – La bataille de Hastembeck. (G.A.)
à M. le comte de Schowalow.
Des Délices 11 Août 1757.
Monsieur, celle-ci est pour informer votre excellence que je lui ai envoyé une esquisse de l’Histoire de l’empire de Russie sous Pierre-le-Grand, depuis Michel Romanof jusqu’à la bataille de Narva. Il y a des fautes que vous reconnaîtrez aisément. Le nom du troisième ambassadeur qui accompagna l’empereur dans ses voyages est erroné. Il n’était point chancelier, comme le disent les Mémoires de Le Fort, qui sont fautifs en cet endroit. Je ne vous ai envoyé, monsieur, ce léger crayon, qu’afin d’obtenir de vous des instructions sur les erreurs où je serais tombé. C’est une peine que vous n’aurez pas sans doute le temps de prendre ; mais il vous sera bien aisé de me faire parvenir les corrections nécessaires. Le manuscrit que j’ai eu l’honneur de vous adresser, n’est qu’une tentative pour être instruit par vos ordres. Le paquet a été envoyé à Paris, le 8 (nouveau style), à M. de Becktejef (1), et, en son absence, à M. l’ambassadeur (2).
Je me suis muni, monsieur, de tout ce qu’on a écrit sur Pierre-le-Grand, et je vous avoue que je n’ai rien trouvé qui puisse me donner les lumières que j’aurais désirées. Pas un mot sur l’établissement des manufactures, rien sur les communications des fleuves, sur les travaux publics, sur les monnaies, sur la jurisprudence, sur les armées de terre et de mer. Ce ne sont que des compilations très défectueuses de quelques manifestes, de quelques écrits publics, qui n’ont aucun rapport avec ce qu’a fait Pierre 1er de grand, de nouveau, et d’utile. En un mot, monsieur, ce qui mérite le mieux d’être connu de toutes les nations, ne l’est en effet de personne. J’ose vous répéter que rien ne vous fera plus d’honneur, rien ne sera plus digne du règne de l’impératrice, que d’ériger ainsi, dans toute la terre, un monument à la gloire de son père. Je ne ferai qu’arranger les pierres de ce grand édifice. Il est vrai que l’histoire de ce grand homme doit être écrite d’une manière intéressante ; c’est à quoi je consacrerai tous mes soins. J’observerai d’ailleurs avec la plus grande exactitude tout ce que la vérité et la bienséance exigent. Je vous enverrai tout le manuscrit dès qu’il sera achevé. Je me flatte que ma conduite et mon zèle ne déplairont pas à votre auguste souveraine, sous les auspices de laquelle je travaillerai sans discontinuer, dès que les mémoires nécessaires me sont parvenus.
1 – Chargé d’affaires de l’impératrice Elisabeth à la cour de France. (G.A.)
2 – Bestucheff. (G.A.)
à M. Palissot.
Aux Délices, 15 Août 1757.
Je hasarde, monsieur, ce petit mot de réponse rue du Dauphin, où vous demeuriez l’année passée, et où je suppose que vous êtes encore. Votre jugement sur la pièce nouvelle (1) confirme ce qu’on m’en a déjà mandé. Je sens combien le métier est difficile, et je vous jure que je ne voudrais pas le recommencer.
J’ai été longtemps en peine de votre ami M. Patu. Je désire de tout mon cœur qu’il repasse par mon petit ermitage à son retour ; mais il sera triste qu’il y revienne seul. Il avait un compagnon de voyage que je regretterai toujours, et à qui je souhaiterais un emploi auprès de mon lac hérétique, plutôt qu’en terre papale.
C’est une chose bien flatteuse pour moi, que madame la princesse de Robecq (2) ait bien voulu ne pas m’oublier. J’ambitionnais son suffrage, quand elle ornait les premières loges de sa présence ; je désirais son souvenir ; je l’en remercie bien respectueusement, et je vous prie de me mettre à ses pieds. Soyez sûr monsieur, que votre souvenir n’est pas moins précieux pour moi que celui des belles princesses.
1 – Iphigénie en Tauride. (G.A.)
2 – Fille du maréchal duc de Luxembourg. (G.A.)