CORRESPONDANCE - Année 1757 - Partie 1
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à M. le conseiller Tronchin.
2 Janvier 1757 (1).
Voici, mon cher ami, la lettre que je reçois de M. le maréchal de Richelieu (2) ; il m’exhorte à la montrer, à en faire usage. Elle lui fera honneur et pourra servir à l’amiral Byng. Votre ancien ami de collège, notre Esculape, craint que cette lettre venant d’un Français ne fasse plus de tort que de bien à l’amiral ; je ne pense pas ainsi. Je suis persuadé qu’un pareil témoignage ne peut nuire et peut beaucoup servir. Voyez comment vous pourrez l’envoyer en Angleterre ; voyez s’il est à propos de l’insérer dans la Gazette d’Amsterdam. Il s’agit de sauver un innocent, un infortuné. Votre maxime est : Homo sum ; humani nihil a me alienumputo.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – C’était une lettre adressée à Voltaire, dans laquelle Richelieu proclamait l’honorabilité de la conduite de l’amiral Byng. (G.A.)
A l’amiral Byng.
Monsieur, quoique je vous sois presque inconnu, je pense qu’il est de mon devoir de vous envoyer une copie de la lettre que je riens de recevoir de M. le maréchal de Richelieu ; l’honneur, l’humanité, l’équité, m’ordonnent de la faire passer entre vos mains. Ce témoignage si noble et si inattendu de l’un des plus sincères et des plus généreux de mes compatriotes, me fait présumer que vos juges vous rendront la même justice. Je suis avec respect. V.
à M. le maréchal duc de Richelieu.
Aux Délices, près de Genève, 3 Janvier 1757.
L’humanité et moi, nous vous remercions de votre lettre. J’en ai donné copie selon vos ordres, monseigneur. Si elle ne fait pas beaucoup de bien à l’amiral Byng, elle vous fera au moins beaucoup d’honneur ; mais je ne doute pas qu’un témoignage comme le vôtre ne soit d’un très grands poids. Vous avez contribué à faire Blakeney (1) pair d’Angleterre vous sauverez l’honneur et la vie à l’amiral Byng.
Le mémoire de l’envoyé de Saxe, présenté aux états-généraux, et qui est une réponse au mémoire justificatif du roi de Prusse, fait partout la plus vive impression. Je n’ai guère vu de pièce pus forte et mieux écrite. Si les raisons décidaient du sort des Etats, le roi de Pologne serait vengé ; mais ce sont les fusils et la marche redoublée qui jugent les causes des souverains et des nations.
Les Prussiens ont quitté Leipsick ; ils sont en Lusace, où l’on se bat au milieu des neiges. On me mande de Vienne qu’on y a une crainte de ces Prussiens, très indécente. Je voudrais vous voir conduire contre eux gaiement des Français de bonne volonté, et voir ce que peut sous vos ordres la furia francese, contre le pas de mesure et la grave discipline ; mais je craindrais que quelque balle vandale n’allât déranger l’estomac du plus aimable homme de l’Europe.
Je vous écris, monseigneur, dès que j’ai quelque chose à vous mander. Alors mon cœur et ma plume vont vite. Mais, quand je ne vois que mes arbres et mes paperasses, que voulez-vous que le Suisse vous mande ? mes paroles oiseuses auraient-elles beau jeu au milieu de toutes vos occupations de tous vos devoirs, des tracasseries parlementaires et épiscopales, et de la crise de l’Europe ? Vous voilà-t-il pas bien amusé, quand je vous souhaiterai cinquante années heureuses, quand je vous dirai que la Suissesse Denis et le Suisse Voltaire vous adorent ? Vous avez bien affaire de nos sornettes ! Conservez-moi vos bontés, et agréez mon très tendre respect.
1 – Défenseur du fort Saint-Philippe. (G.A.)
à la duchesse de Saxe-Gotha.
Aux Délices, près de Genève, 4 Janvier (1).
Madame, votre altesse sérénissime a peut-être reçu, ou du moins recevra bientôt, un Essai sur l’Histoire générale, depuis Charlemagne jusqu’à nos jours. Je mets à ses pieds le premier exemplaire. Il n’a pas une belle couverture, mais j’aurais attendu trop longtemps à vous rendre mon hommage. Il se passe actuellement, madame, des choses qui nous paraissent bien étonnantes, bien funestes ; mais si on lit les événements des autres siècles, on y voit encore de plus grandes calamités. Tous les temps ont été marqués par des malheurs publics. L’ambition a toujours bouleversé la terre, et deux ou trois personnes ont toujours fait le malheur de deux ou trois cent mille.
La relation dont votre altesse sérénissime daigne me parler dans sa dernière lettre, n’était point dans son paquet ; mais je présume que c’est la même qui se vend publiquement dans notre Suisse. Toutes les pièces de ce grand procès s’impriment ici ; mais qui jugera ce procès ? la fortune probablement. Cette fortune dépend beaucoup des baïonnettes et de la discipline militaire. On disait que les Prussiens s’emparaient d’Erfurt : ce bruit se trouve faux ; mais ce qui est vrai, c’est que Erfurt devait appartenir à votre auguste maison.
Je ne fais point de réflexions, je fais des vœux, et tous mes vœux sont pour le bonheur d’une princesse dont je regrette la présence tous les jours de ma vie, dont les éloges sont sans cesse dans la bouche de tous ceux qui ont approché d’elle, et dont mon cœur sera toujours le sujet. Ah ! si je pouvais quitter une famille qui a tout quitté pour moi, je sais bien où j’irais porter mon profond respect.
1 – Editeurs, E. Bayoux et A. François. (G.A.)
à M. Thieriot.
A Monrion, 13 Janvier 1757.
Eh bien ! vous courez donc de belle en belle, et vous prétendez qu’on ne meurt que de chagrin ; ajoutez-y, je vous prie, les indigestions.
Il n’a pas tenu à Robert-François Damiens (1) que le descendant de Henri IV ne mourût comme ce héros. J’apprends dans le moment et assez tard, cette abominable nouvelle. Je ne pouvais la croire ; on me la confirme ; elle glace le sang ; on ne sait où l’on en est. Quoi, dans ce siècle ! quoi, dans ce temps éclairé ! quoi, au milieu d’une nation si polie, si douce, si légère, un Ravaillac nouveau ! Voilà donc ce que produiront toujours des querelles de prêtres ! les temps éclairés n’influeront que sur un petit nombre d’honnêtes gens : le vulgaire sera toujours fanatique. Ce sont donc là les abominables effets de la bulle Unigenitus, et des graves impertinences de Quesnel, et de l’insolence de Letellier !
Je n’avais cru les jansénistes et les molinistes que ridicules, et les voilà sanguinaires, les voilà parricides !
Je vous supplie, mon ancien ami, de me mander ce que vous saurez de cet incroyable attentat, si votre main ne tremble pas. Ecrivez-moi par Pontarlier : les lettres arrivent deux jours plus tôt par cette voie. A Monrion, par Pontarlier, s’il vous plaît. C’est là que je passe mon hiver dans des souffrances assez grandes, en attendant que votre conversation les adoucisse dans ma petite retraite des Délices, auprès de Genève.
J’ai cette indigne édition de la Pucelle. Je me flatte qu’on n’en parle plus. Nous sommes dans le temps de tous les crimes. Je vous embrasse de tout mon cœur.
1 – Son attentat sur la personne de Louis XV est du 5 Janvier 1757. (G.A.)
à M. Vernes.
A Monrion, 13 Janvier 1757 (1).
C’est une chose bien honorable pour Genève, mon cher et aimable ministre, qu’on imprime dans cette ville que Servet était un sot, et Calvin un barbare (2) ; vous n’êtes point calvinistes, vous êtes hommes. En France, on est fou ; et vous voyez qu’il y a des fous furieux. Ravaillac a laissé des bâtards : j’ai bien peur que celui-ci ne soit un prêtre janséniste. Les jésuites ont à se plaindre qu’il ait été sur leur marché.
Je ne sais encore aucun détail de cette horrible aventure. Si vous apprenez quelque chose dans votre ville où l’on apprend tout, faites-en part aux solitaires de Monrion. Je suis bien fâché que vous ne soyez venu dans cet ermitage que quand je n’y étais pas. Madame Denis et moi, nous vous faisons les plus sincères et les plus tendres compliments.
1 – Essai sur l’Histoire générale. (G.A.)
2 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
à M. le conseiller Tronchin.
Monrion, 15 Janvier 1757 (1).
Je suis bien sensible, mon très cher ami, à votre intention et à celle de notre Esculape.
Il n’y a qu’à lever les épaules de pitié, quand un dévot croit assassiner un roi avec un canif à tailler des plumes ; mais il faut frémir d’horreur, quand on voit cet exécrable fou animé de l’esprit des convulsionnaires de Saint-Médard, qui a passé dans sa machine atrabilaire. C’est un chien qui a pris la rage de quelques autres chiens, sans le savoir. Il faudra ajouter trois ou quatre lignes au chapitre du jansénisme. Si on avait songé à rendre les jansénistes et les molinistes aussi ridicules qu’ils le sont en effet, Pierre Damiens, petit bâtard de Ravaillac, ne se serait pas servi de son canif.
Le ministère a eu la bonté de m’envoyer les bulletins, et M. d’Argenson m’a écrit de sa main ; mais je crains les bigots.
On me mande de Vienne que l’impératrice aura en Bohême cent soixante mille hommes, que les Russes viennent au nombre de cent mille. On attend les Francs. Jamais l’empire romain n’a mis tant de monde en campagne ; et il s’agit d’une chétive province que l’empire romain ignorait, et un marquis de Brandebourg a une plus grande armée que Scipion, Pompée et César !
P.S. – Vous ne me mandez rien du fanatisme des Pharisiens et des Parisiens ; il y a pourtant eu des placards ; on a arrêté beaucoup de monde. On a mené à la Conciergerie quatre chariots couverts, remplis d’assassins, de cuistres, de témoins vrais ou faux.
2 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
à M. de Cideville.
A Monrion, le 16 Janvier 1757.
Nous vous sommes très obligés, monsieur, de nous avoir rassurés sur l’état du roi, après nos justes alarmes. Toutes les nouvelles d’accordent à dire qu’il est très bien, et que cette affreuse catastrophe ne peut avoir aucune suite fâcheuse. Il est fort à désirer qu’on puisse faire parler ce monstre. C’est certainement un fou fanatique ; mais, s’il a des complices, il est bien essentiel de les connaître. Mandez-moi tout ce que vous saurez. Nous sommes fort étonnés que vous n’aiez pas encore l’édition de mon oncle et l’Histoire générale. Il écrit positivement à M. Cramer pour quelle vous soit envoiée sur le chant. Nous sommes à Monrion depuis huit jours, et nous ne nous y portons pas trop bien lun et l’autre. Ecrivez-nous toujours aux Délices, car peut être y retournerons nous bientôt.
J’espère qu’après tant d’alarmes tout sera tranquille dans Paris avant quinze jours. Si l’on avait fait des Petites-Maisons pour le clergé et le parlement, et qu’on eût jeté sur leurs querelles tout le ridicule qu’elles méritent, il y aurait eu moins de têtes échauffées, et par conséquent moins de fanatiques. Le public a mis trop d’importance à ces misères ; de bons ridicules et de grands seaux d’eau, c’est la seule façon d’apaiser tout.
Mon oncle a fait à notre siècle plus d’honneur qu’il ne mérite ; quand il a dit que la philosophie avait assez gagné en France, et que nos mœurs étaient trop douces actuellement pour craindre que les Français pussent dorénavant assassiner leur roi. Il est désespéré de s’être trompé, car il aime véritablement et la France et son roi ; mais un fou ne fait pas la nation. Le roi est aimé, et mérite de l’être, à tous égards.
Adieu, monsieur ; songez quelquefois à vos amis des Délices, et soyez persuadé qu’ils ont pour vous la plus tendre et la plus inviolable amitié.
Il faut, mon cher et ancien ami, que la tête ait tourné à ce huguenot de Cramer, qui m’avait tant promis de vous apporter mes guenilles.
Les étrangers me reprochent d’avoir insinué, dans plus d’un endroit, que vous autres Français vous êtes doux et philosophes. Ils disent qu’on assassine trop de rois en France pour des querelles de prêtres. Mais un chien enragé d’Arras, un malheureux convulsionnaire de Saint-Médard, qui croit tuer un roi de France avec un canif à tailler des plumes, un forcené idiot, un si sot monstre a-t-il quelque chose de commun avec la nation ? Ce qu’il y a de déplorable, c’est que l’esprit convulsionnaire a pénétré dans l’âme de cet exécrable coquin. Les miracles de ce fou de Pâris, l’imbécile Montgeron, ont commencé, et Robert-François Damiens a fini. Si Louis XIV n’avait pas donné trop de poids à un plat livre de Quesnel, et trop de confiance aux fureurs du fripon Letellier, son confesseur, jamais Louis XV n’eût reçu de coup de canif. Il me paraît impossible qu’il y ait eu un complot ; en, ce cas je suis justifié des éloges de ma nation : s’il y a un complot, je n’ai rien à dire.
Je vous embrasse tendrement, vous et le grand abbé (2). N’oubliez jamais votre vieux et très attaché camarade. V.
1 – Les quatre premiers alinéas sont de la main de madame Denis ; nous en avons conservé l’orthographe. (G.A.)
2 – Du Resnel. (G.A.)