CORRESPONDANCE - Année 1756 - Partie 21
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à M. P. Rousseau.
Aux Délices, 28 Novembre 1756.
J’ai vu, dans votre journal de novembre, monsieur, des vers qu’on m’attribue ; ils commencent ainsi :
C’est par ces vers, enfants de mon loisir,
Que j’égayais les soucis du vieil âge ;
Ô don du ciel, etc.
LA PUCELLE, épil.
Sans examiner si ces vers sont bons ou mauvais, je peux vous jurer, monsieur, que non seulement je n’en suis pas l’auteur, mais que je regarderais comme une démence bien condamnable à mon âge des plaisanteries qui ont pu m’amuser il y a trente ans. Ceux qui achèvent ainsi sous mon nom des ouvrages si peu décents, sont assurément plus coupables que je ne le serais d’en faire mon occupation. Je ne me reconnais dans aucune des éditions qui ont paru du petit poème dont vous me parlez. J’ai encore vu dans vos précédents journaux une prétendue lettre de moi à M le maréchal de Richelieu, où il est dit qu’on a perdu le Pinde : je n’ai jamais écrit cette lettre. Plus j’estime votre journal, qui ne me paraît fait que pour la vérité, et plus je crois de mon devoir de vous la faire connaître.
Je reçois dans ce moment une lettre de M. de Caussade, datée de Liège. Il me parle d’un projet d’abréger et de rectifier les Mémoires de madame de Maintenon. Tout ce que je peux répondre, c’est qu’il n’y a dans ces Mémoires que des choses triviales, entièrement défigurées, ou des anecdotes entièrement fausses. On peut s’en convaincre par les dates seules des événements. Ces sortes d’ouvrages excitent d’abord la curiosité, et tombent ensuite dans un éternel oubli.
Je fais mes compliments à M. de Caussade, et j’ai l’honneur d’être, etc.
à M. Palissot.
30 Novembre 1756.
Votre lettre, monsieur, est venue très à propos pour me consoler du départ de M. d’Alembert et de M. Patu. Ils ont passé quelques jours (1) dans mon ermitage, qui est un peu plus agréable que vous ne l’avez vu. Il mériterait le nom qu’il porte, si j’y jouissais d’un peu de santé. Pardonnez à l’état où je suis, si je ne vous écris pas de ma main. Je dois sans doute à votre amitié les bontés dont M. le duc d’Ayen (2) et madame la comtesse de La Marck veulent bien m’honorer ; je me flatte que vous voudrez bien leur présenter mes très humbles remerciements. Je suis si sensible à leur souvenir que je prendrais la liberté de leur écrire, si je n’étais pas tenu au lit par mes souffrances, qui ont beaucoup redoublé. Mon dessein était d’accompagner M. Patu jusqu’à Lyon, et d’y entendre mademoiselle Clairon sur le plus beau théâtre de France. Il est triste pour la capitale qu’elle n’ait pas assez d’émulation pour imiter au moins la province Adieu, monsieur ; conservez-moi les sentiments d’amitié que vous me témoignez. Je vous assure qu’ils me sont bien chers.
M. Vernes, qui vient de m’envoyer votre adresse, que vous ne m’aviez pas donnée, vous fait ses compliments.
1 – En Octobre. (G.A.)
2 – Plus tard, duc de Noailles. La comtesse de La Marck était sa sœur. (G.A.)
à M. le maréchal duc de Richelieu.
Aux Délices, 8 Décembre 1756.
Je vous souhaite de bonnes et de belles années, c’est-à-dire celles auxquelles vous êtes accoutumé, monseigneur ; et je m’y prends tout exprès un peu à l’avance, car vous allez être accablé de lettres dans ce temps-là. Je me trompe encore, ou vous entrez en exercice de premier gentilhomme de la chambre, ou vous installerez M. le duc de Fronsac (1), ce qui ne vous occupera pas moins. Et qui sait si, au printemps, vous n’irez pas encore commander quelque armée ? qui sait si vous ne ferez pas gagner des batailles à l’impératrice ? Vous n’aviez pas déplu à sa mère, vous seriez le vengeur de la fille. Les grenadiers français ne seraient pas fâchés de vous suivre, et d’opposer leur impétuosité aux pas mesurés des Prussiens. Milord Maréchal (2), qui m’est venu voir dans mon trou ces jours passés, dit des choses bien étonnantes. Il prétend qu’à la dernière bataille ce sont huit bataillons seulement qui ont soutenu tout l’effort de l’armée autrichienne. Je m’imagine que contre vous il en aurait fallu un peu davantage. Je voudrais vous y voir, tout paralytique que je suis. Il me semble que vous êtes fait pour notre nation, et elle pour vous.
Nous avons ici le frère d’un nouveau secrétaire d’Etat d’Angleterre ; il chante vos louanges, et non pas celles de son pays. Il vient chez moi beaucoup d’Anglais ; jamais je ne les ai vus si polis ; je pense qu’ils vous en ont l’obligation.
Commandez des armées ou donnez des fêtes ; quelque chose que vous fassiez, vous serez toujours le premier des Français à mes yeux, et le plus cher à mon cœur, qui vous appartient avec le plus profond respect. Ma nièce partage mes sentiments. J’écris rarement ; mais que voulez-vous que dise un solitaire, un Suisse, un malingre ?
1 – Auquel Louis XV venait de donner la survivance de la charge de premier gentilhomme. (G.A.)
2 – Gouverneur de Neuchâtel. (G.A.)
à M. de Chenevières.
Grand merci, mon cher confrère, de votre petite pastorale (1) :
Vous possédez la langue de Cythère ;
Si vos beaux faits égalent votre voix,
Vous êtes maître en l’art divin de plaire.
En fait d’amour, il faut parler et faire ;
Ce dieu fripon ressemble assez aux rois ;
Le bien servir n’est pas petite affaire.
Hélas ! il est plus aisé mille fois
De les chanter que de les satisfaire.
Il se peut pourtant que vous ayez autant de talents pour le service de Mysis (2) que vous en avez pour faire de jolis vers ; en ce cas, je vous fais réparation d’honneur.
Si vous avez quelque nouvelle intéressante, je vous prie de m’en faire part, quoique en prose. Je vais faire lire Mysis à madame Denis la paresseuse, qui n’écrit point, mais qui vous aime véritablement.
1 – Il avait envoyé son ballet de Mysis et Glaucé à Voltaire. (K.)
2 – Dans ce ballet, l’Amour est déguisé sous le nom de Mysis. (-K.)
à la duchesse de Saxe-Gotha.
Aux Délices, 14 Décembre (1).
Madame, le jeune gentilhomme anglais, nommé M. Keat, qui aura l’honneur de rendre cette lettre à votre altesse sérénissime, me fait crever de jalousie. Ce n’est pas que son mérite, qui n’inspire que des sentiments agréables, fasse naître en moi la triste passion de l’envie ; mais il a le bonheur de voir et d’entendre votre altesse sérénissime. Ce bonheur m’est refusé ; il y a là de quoi mourir de douleur. Il peut du moins rendre bon témoignage de mon chagrin ; il peut dire si je regrette autre chose dans le monde que le séjour de Gotha.
Il arrivera peut-être dans le temps qu’on donnera quelque bataille, qu’on prendra quelque ville dans le voisinage de vos Etats. Mais il verra dans la cour de votre altesse sérénissime ce qu’il aime : la paix, la concorde, l’union, la douceur d’une vie égale, espèce de félicité qu’on trouve rarement dans les cours, félicité que vous donnez, madame, et que vous goûtez.
Puisse l’année 1757 être aussi heureuse pour elle et pour toute son auguste famille qu’elle commence malheureusement pour ses voisins ! Je me mets à ses pieds pour cette année et pour toutes celles de ma vie.
Je serai toujours, avec l’attachement le plus inviolable et le plus profond respect, madame, de votre altesse sérénissime le très humble et très obéissant serviteur.
1 – Editeurs, E. Bayoux et A. François. (G.A.)
à M. Thieriot.
Le 19 Décembre 1756.
On m’a enfin envoyé de Paris une de ces abominables éditions de la Pucelle. Ceux qui m’avaient mandé, mon ancien ami, que La Beaumelle et d’Arnaud avaient fabriqué cette œuvre d’iniquité, se sont trompés, du moins à l’égard de d’Arnaud. Il n’est pas possible qu’un homme qui sait faire des vers ait pu en griffonner de si plats et de si ridicules. Je ne parle point des horreurs dont cette rapsodie est farcie ; elles font frémir l’honnêteté comme le bon sens ; je ne sais rien de si scandaleux ni de si punissable. On dit qu’on a découvert que La Beaumelle en était l’auteur, et qu’on l’a transféré de la Bastille pour le mettre à Vincennes dans un cachot ; mais c’est un bruit populaire qui me paraît sans fondement. Tout ce que je sais, c’est qu’un tel éditeur mérite mieux. Voilà assurément une manœuvre bien criminelle. Les hommes sont trop méchants. Heureusement il y a toujours d’honnêtes gens parmi les monstres, et des gens de goût parmi les sots. Quiconque aura de l’honneur et de l’esprit me plaindra qu’on se soit servi de mon nom pour débiter ces détestables misères. Si vous savez quelque chose sur ce sujet aussi triste qu’impertinent, faites-moi l’amitié de m’en instruire.
Mandez-moi surtout si vous avez votre diamant (1). Je m’intéresse beaucoup plus à vos avantages qu’à ces ordures, dont je vous parle avec autant de dégoût que d’indignation.
Je vous embrasse du meilleur de mon cœur.
1 – Légué par madame de La Popelinière. (G.A.)
à M. le maréchal duc de Richelieu.
Aux Délices, près de Genève, 20 Décembre 1756.
Je suis honteux, monseigneur, d’importuner mon héros, qui a bien autre chose à faire qu’à lire mes lettres ; mais je ne demande qu’un mot de réponse pour le fatras ci-dessous.
1°/ Un Anglais vint chez moi, ces jours passés, se lamenter du sort de l’amiral Byng, dont il est ami. Je lui dis que vous m’aviez fait l’honneur de me mander que ce marin n’était point dans son tort, et qu’il avait fait ce qu’il avait pu. Il me répondit que ce seul mot de vous pourrait le justifier (1) ; que vous aviez fait la fortune de Blakeney par l’estime dont vous l’avez publiquement honoré ; et que, si je voulais transcrire les paroles favorables que vous m’avez écrites pour Byng, il les enverrait en Angleterre. Je vous en demande la permission ; je ne veux et je ne dois rien faire sans votre aveu. Voilà pour le vainqueur de Mahon.
2°/ Voici une autre requête pour le premier gentilhomme de la chambre ; c’est qu’il ait la bonté d’ordonner qu’on joue Rome sauvée à la cour cet hiver, sous sa dictature. La Noue quitte à Pâques, et M. d’Argental prétend que cette faveur de votre part est de la dernière importance. Ce tendre d’Argental me mande qu’il a poussé bien plus loin ses sollicitations (2) ; mais ce serait étrangement abuser de vos bontés, qu’il ne faut certainement pas hasarder en ce temps-ci.
J’apprends que La Beaumelle, avant de faire pénitence, avait apporté une édition de la Pucelle, où il a fourré un millier de vers de sa façon ; qu’on la vend publiquement, qu’elle est remplie d’atrocités contre les personnes les plus respectables, et que c’est l’ouvrage le plus criminel qu’on ait jamais fait en aucune langue. On donne cette horreur sous mon nom. Elle est si maladroite qu’il y a dans l’ouvrage deux endroits assez piquants contre moi-même. Il y a bien des choses dignes des halles, mais il suffira d’un dévot pour m’attribuer cette infamie. Je crois que c’est un torrent qu’il faut laisser passer. La vérité perce à la longue, mais il faut du temps et de la patience. Vous en avez beaucoup de lire mes lettres au milieu de vos occupations. Votre nouvel hôtel, la Guyenne, l’année d’exercice ! vous ne devez pas avoir du temps de reste. J’en abuse ; je vous en demande pardon. J’ose attendre deux petits mots. Je vous renouvelle mon tendre respect, et madame Denis se joint à moi.
1 – Voyez la fin du chapitre XXXI du Précis du Siècle de Louis XV.) (G.A.)
2 – Pour le retour de Voltaire à Paris. (G.A.)