CORRESPONDANCE - Année 1755 - Partie 21
Photo de PAPAPOUSS
à M. le comte d’Argental.
17 Septembre 1755.
Je fais passer par vos mains, mon cher et respectable ami, ma réponse à M. le comte de Choiseul, ne sachant pas son adresse. Colini vient d’arriver, et je reçois trop tard vos avis et ceux des anges. On vend déjà dans Paris, en manuscrit, l’Orphelin comme la Pucelle, et tout aussi défiguré. L’état cruel où les nouvelles infidélités touchant l’Histoire de la guerre dernière avaient réduit ma santé, et les dangers où me mettaient les copies abominables de la Pucelle, ne me permettaient pas de travailler ; il s’en fallait beaucoup. Tout ce que j’ai pu faire a été de prévenir, par une prompte édition, le mal que m’allait faire une édition subreptice, dont j’étais menacé tous les jours. Tout le mal vient de donner des tragédies à Paris quand on est au pied des Alpes ; cela n’est arrivé qu’à moi. Je ne crois pas avoir mérité qu’on me forçât à fuir ma patrie. Je m’aperçois seulement qu’il faut être auprès de vous pour faire quelque chose de passable, et que, si on veut tirer parti des talents, il ne faut pas les persécuter. Je compte sur quelque souvenir de la part de madame de Pompadour et de M. d’Argenson ; mais je perdais absolument leurs bonnes grâces, si on avait publié cette Guerre de 1741, que l’un et l’autre m’avaient recommandé de ne pas donner au public ; et le roi m’en aurait su très mauvais gré, malgré les justes louanges que je lui donne. Je risquais d’être écrasé par le monument même que j’érigeais à sa gloire.
Jugez du chagrin que m’a causé la conduite de M. de Malesherbes, et son ressentiment injuste contre mes très justes démarches.
Enfin voilà la pièce imprimée avec tous ses défauts, qui sont très grands. Il n’y a autre chose à faire qu’à la supprimer au théâtre, et attendre un temps favorable pour en redonner deux ou trois représentations. Comptez que je suis très affligé de ne m’être pas livré à tout ce qu’un tel sujet pouvait me fournir ; c’était une occasion de dompter l’esprit de préjugé, qui rend parmi nous l’art dramatique encore bien faible. Nos mœurs sont trop molles. J’aurais dû peindre, avec des traits plus caractérisés, la fierté sauvage des Tartares et la morale des Chinois. Il fallait que la scène fût dans une salle de Confucius, que Zamti fût un descendant de ce législateur, qu’il parlât comme Confucius même, que tout fût neuf et hardi, que rien ne se ressentît de ces misérables bienséances françaises, et de ces petitesses d’un peuple qui est assez ignorant et assez fou pour vouloir qu’on pense à Pékin comme à Paris. J’aurais accoutumé peut-être la nation à voir, sans s’étonner, des mœurs plus fortes que les siennes ; j’aurais préparé les esprits à un ouvrage (1) plus fort que je médite, et que je ne pourrai probablement exécuter. Il faudra me réduire à planter des marronniers et des pêchers ; cela est plus aisé, et n’est pas sujet aux revers que les talents attirent. Il faut enfin vivre pour soi, et mourir pour soi, puisque je ne peux vivre pour vous et avec vous. Je vous embrasse bien tendrement.
1 – L’Essai sur les mœurs et l’esprit des nations. (G.A.)
à M. le comte de Choiseul.
Aux Délices, 17 Septembre 1755.
Je crois, monsieur, avoir reçu deux lettres de vous. Les bontés dont vous m’honorez redoublent la douleur que je porterai jusqu’au tombeau d’être éloigné pour jamais de vous et de la maison (1) où vous passez votre vie. J’aurais dû mériter ces bontés par des soins plus assidus pour cet Orphelin que vous avez pris sous votre protection. Plus d’une circonstance très triste m’a empêché de songer à perfectionner un ouvrage auquel je devais retoucher, et m’a forcé de livrer trop tôt à l’impression ce que j’avais trop tôt livré au théâtre. Des traverses cruelles ont toujours été le fruit de mes travaux. S’il plaisait enfin à la destinée de me laisser des jours tranquilles, si la persécution me laissait respirer dans mon asile, peut-être aurais-je encore la force de faire quelque chose qui me rappellerait à votre souvenir, et qui vous marquerait au moins l’envie extrême que j’ai de mériter votre suffrage. J’explique plus en détail à M. d’Argental tous les contre-temps qui m’ont jeté hors de mes mesures ; mais je n’ai point d’expression, monsieur, pour vous exprimer ma tendre et respectueuse reconnaissance.
1 – Celle de d’Argental, son voisin. (G.A.)
à M. Desmahis.
Quand on écrit d’aussi jolies lettres que vous, monsieur, il faudrait avoir la bonté d’instruire de votre demeure ceux qui ont des remerciements à vous faire. Je hasarde les miens ; je ne sais s’ils vous parviendront ; mais, si cette lettre vous est rendue, vous verrez que votre prose m’a fait autant de plaisir que les jolis vers dont vous avez embelli notre Parnasse et amusé la société, lorsque j’avais autrefois le bonheur de vous voir. Je rends grâce à mes Magots de la Chine et à mademoiselle Clairon qui les a vernis, de ce qu’ils m’ont valu les témoignages flatteurs de votre souvenir. Je suis dans un âge où je dois renoncer à ces fleurs qu’il vous appartient de cueillir. La poésie ne doit plus être mon amusement : il ne faut plus que je sacrifie à Melpomène ; mais vous avez longtemps à sacrifier aux Grâces. Madame Denis est aussi sensible que moi à votre souvenir. Adieu, monsieur ; je vous réitère mes remerciements et les assurances des sentiments bien sincères avec lesquels j’ai l’honneur d’être toujours votre, etc.
à M. Devaux.
Aux Délices, 18.
Je peux, mon cher Panpan, vous prêter quelque triste élégie, quelque épître chagrine ; cela convient à un malade ; mais pour des comédies, faites-en, vous qui parlez bien, et qui êtes jeune et gai. Voyez si vous vous contenterez d’un billet aux comédiens, pour vous donner votre entrée. Il se peut faire qu’ils aient cette complaisance pour moi, et je risquerai volontiers ma requête pour vous obliger. Comme je leur ai donné quelques pièces gratis, et, en dernier lieu, des magots chinois, j’ai quelque droit de leur demander des faveurs, surtout quand ce sera pour un homme aussi aimable que vous.
Mille respects, je vous prie, à madame de Boufflers, et à quiconque daigne se souvenir de moi à Lunéville.
à M. de Cideville.
Aux Délices, 19 Septembre 1755.
Oui, ma muse est trop libertine ;
Elle a trop changé d’horizon ;
Elle a voyagé sans raison
Du Pérou jusques à la Chine.
Je n’ai jamais pu limiter
L’essor de cette vagabonde ;
J’ai plus mal fait de l’imiter ;
J’ai, comme elle, couru le monde.
Les girouettes ne tournent plus,
Lorsque la rouille les arrête ;
Après cent travaux superflus,
Il en est ainsi de ma tête.
Je suis fixé, je suis lié,
Mais par la plus tendre amitié,
Mais dans l’heureuse indépendance,
Dans la tranquille jouissance
De la fortune et de la paix,
Ne pouvant regretter la France,
Et vous regrettant à jamais.
Voilà à peu près mon sort, mon cher et ancien ami ; je ne lui pardonne pas de nous avoir presque toujours séparés, et je suis très affligé si nous avons l’air d’être heureux si loin l’un de l’autre, vous sur les bords de la Seine, et moi sur ceux de mon lac. J’ai renoncé de grand cœur à toutes les illusions de la vie, mais non pas aux consolations solides, qu’on ne trouve qu’avec ses anciens amis. Madame Denis me fait bien sentir combien cette consolation est nécessaire. Elle s’est consacrée à me tenir compagnie dans ma retraite. Sans elle mon jardin serait pour moi un vilain désert, et l’aspect admirable de ma maison perdrait toute sa beauté. J’ai été absolument insensible à ce succès passager de la tragédie dont vous me parlez. Peut-être cette insensibilité vient de l’éloignement des lieux. On n’est guère touché d’un applaudissement dont le bruit vient à peine jusqu’à nous ; et on voit seulement les défauts de son ouvrage, qu’on a sous les yeux. Je sens tout ce qui manque à la pièce, et je me dis :
Solve senescentem. . . . . . .
HOR., lib I, ep. I.
Je me le dis aujourd’hui ; et peut-être demain je serai assez fou pour recommencer ! Qui peut répondre de soi ? Je ne réponds bien positivement que de la sincère et inviolable amitié qui m’attache à vous pour toute ma vie.
à M. le comte d’Argental.
29 Septembre 1755.
Mon cher ange, tout malade que je suis, j’ai lu avec attention le grand mémoire sur l’Orphelin. J’en fais les plus sincères remerciements au chœur des anges ; mais les forces et le temps me manquent pour donner à cet ouvrage la perfection que vous croyez qu’il mérite, et, du moins, les soins que je lui dois après ceux que vous en avez daigné prendre. Je crois que le mieux serait de ne pas reprendre la pièce après Fontainebleau, de gagner du temps, de me laisser celui de me reconnaître. Songez que je n’ai ni santé ni recueillement d’esprit. Cette cruelle aventure de l’Histoire de 1741, l’injustice de M. de Malesherbes, ses discours offensants et si peu mérités, six mille copies répandues dans Paris d’un ouvrage tout falsifié et qui me fait grand tort, tant de tribulations jointes aux souffrances du corps ; des ouvriers de toute espèce qu’il faut conduire, un voyage, à mon autre ermitage (1) qu’il faut faire ; tout m’arrache à présent à l’Orphelin, mais rien ne m’ôtera jamais à vous. Tâchez, je vous en prie, que les comédiens oublient l’Orphelin cet hiver ; mais ne m’oubliez pas. Vous ne m’aimez que comme faiseur de tragédies, et je ne veux pas être aimé ainsi. Vous ne me parlez point de vous, de votre vie, de vos amusements ; vous ne me dites point si vous êtes aussi mécontent que moi de Cadix (2), si vous avez été à la campagne cet été. Vous ne savez pas que vos minuties sont pour moi essentielles. Il faut que vous me parliez de vous davantage, si vous voulez que je sois mieux avec moi-même. Adieu ; je vous demande toujours en grâce de faire lire à M. de Thibouville ce que vous savez. (3).
1 – Celui de Monrion. (G.A.)
2 – A cause de la guerre maritime entre la France et l’Angleterre ; Voltaire perdit alors quatre-vingt mille livres dans le commerce de Cadix. (G.A.)
3 – La Pucelle corrigée. (G.A.)
à M. Dupont.
Aux Délices, 23 Septembre 1755.
Mon cher ami, je vous regrette plus que le château de Hombourg. Comptez que je suis parti de Colmar avec douleur. J’ai été enchanté des bontés de M. le premier président, de madame de Klinglin, et de toute sa respectable famille ; je vous supplie de leur présenter à tous mes respects. Ne m’oubliez pas auprès de M. de Bruges et de M. l’abbé de Munster, je vous en supplie. Vous croyez bien que je n’oublie pas madame Goll, à qui j’ai donné la préférence sur toutes les dames de Colmar, et dont j’ai apporté le portrait à Lausanne.
Voulez-vous vous charger, sérieusement parlant, d’une bonne œuvre qui sera utile à cette belle. Il s’agirait de porter la tribu Goll à s’accommoder d’une somme certaine pour finir un procès très incertain, et qui durera peut-être encore bien des années.
Si vous portez ces plaideurs à se contenter d’une somme très modique, ils vous auront encore bien de l’obligation. M. de Beaufremont vous en aura aussi, et les deux parties vous donneront des honoraires. Il faut saisir ce moment, qui probablement ne reviendra plus. Soyez l’arbitre ; c’est un métier plus beau que celui de juge. Je vous écris à la hâte ; la poste presse. Je vous embrasse tendrement, vous et femme et enfants. Le Suisse VOLTAIRE.
à M. Bertrand.
Aux Délices, 26 Septembre 1755.
De nouveaux contre-temps très tristes, mon cher monsieur, me privent, cette année, du plaisir que je me préparais de venir vous embrasser à Berne. Je partais pour Monrion, lorsqu’un courrier, dépêché par madame de Giez, femme de mon banquier, vint m’apprendre que son mari était à la mort, dans ma maison que je lui ai prêtée, et où je venais d’envoyer tout mon petit bagage. Ce M. de Giez est non seulement mon banquier, mais mon ami. Je n’ai senti que l’affliction que me cause son triste état. S’il en réchappe, sa convalescence sera longue, et je lui laisse de grand cœur ma maison, où il est avec toute sa famille. Si nous le perdons, ce seront encore de très grands embarras joints à ma douleur. La vie est remplie de ces traverses, jusqu’au dernier moment. Ma santé est toujours très languissante ; il n’y a de consolation que dans une résignation entière à la volonté d’un Etre suprême. Quel cruel contraste entre ces réflexions et la gaieté un peu indécente de ces anciens fragments de la Pucelle, qu’on assure être imprimés : Cette nouvelle achève de me désespérer. Je vous prie, monsieur, de vouloir bien présenter mes respects à M. le colonel Jenner, aussi bien qu’à M. le banderet de Freudenreich.
Vous ignorez peut-être que le conseil de Genève a fait un réquisitoire à celui de Lausanne, pour se faire représenter le mémoire scandaleux et calomnieux du nommé Grasset. Le libraire Bousquet a été obligé de donner l’original de ce mémoire, sur la lecture duquel le conseil de Genève a décerné un décret de prise de corps contre Grasset. Je ne pouvais, ce me semble, avoir une meilleure réfutation ; mais enfin cette affaire est toujours désagréable. Oserais-je vous supplier de faire parvenir cette nouvelle à M. le secrétaire (1) de votre consistoire, qui m’a paru être informé du mémoire de Grasset et de l’effet dangereux qu’il pouvait produire ? Madame Denis vous fait mille compliments. Je vous suis tendrement attaché, à la vie et à la mort.
1 – Tshifeli. (G.A.)