CORRESPONDANCE - Année 1755 - Partie 10

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Photo de PAPAPOUSS

 

 

 

 

 

 

 

 

 

à M. Thieriot.

 

Aux Délices, le 28 Mai.

 

 

          Vous me disiez, dans votre dernière lettre, mon cher et ancien ami, que je devrais bien vous envoyer quelques chants de la Pucelle. Je vous assure que je vous ferai tenir, de grand cœur, tout ce que j’en ai fait. Ne m’en ayez pas d’obligation ; je suis intéressé à remettre le véritable ouvrage entre vos mains. Les lambeaux défigurés qui courent dans Paris achèvent de me désespérer. On s’est avisé de remplir les lacunes de toutes les grossièretés qui peuvent déshonorer un ouvrage. On y a ajouté des personnalités odieuses et ridicules contre moi, contre mes amis, et contre des personnes très respectables. C’est un nouveau brigandage introduit depuis peu dans la littérature, ou plutôt dans la librairie. La Beaumelle est le premier, je crois, qui ait osé faire imprimer l’ouvrage d’un homme, de son vivant, avec des commentaires chargés d’injures et de calomnies. Ce malheureux Erostrate du Siècle de Louis XIV a trouvé le secret de changer, pour quinze ducats, en un libelle abominable un livre entrepris pour la gloire de la nation.

 

          On en a fait à peu près autant des matériaux de l’Histoire générale, et enfin on traite de même ce petit poème fait il y a environ vingt-cinq ans. On fait une gueuse abominable de cette Pucelle qui n’avait qu’une gaieté innocente. Corbi prétend qu’un nommé Grasset a acheté mille écus un de ces détestables exemplaires.

 

          Je sais quel est ce Grasset ; il n’est point du tout en état de donner mille écus. Corbi ferait à la fois une très mauvaise action et un très mauvais marché d’imprimer cette détestable rapsodie. Les morceaux qu’on m’en a envoyés sont faits par la canaille et pour la canaille. Si vous rencontrer Corbi, dites-lui qu’on le trompe bien indignement. Songez que, quand on falsifie mes ouvrages, c’est votre bien qu’on vole, et que vous devriez venir ici arranger votre héritage.

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

Aux Délices attristées, 4 Juin.

 

 

          Mon divin ange, nos cinq actes, notre Idamé, notre Gengis, iront bien mal tant que je serai dans les angoisses de la crainte, qu’on n’imprime ce malheureux vieux rogaton si défiguré, si imparfait, si tronqué, si désespérant. Je voudrais du moins que vous en eussiez un exemplaire au net, bien complet, bien corrigé, bien gai (puisqu’il fut autrefois si gai), bien honnête, ou moins malhonnête. Je voudrais que M. de Thibouville l’eût de cette façon. Je voudrais vous l’envoyer, soit par M. de Chauvelin (1), soit par quelque autre voie, telle qu’il vous plairait. Il me semble que la seule ressource est de faire un peu connaître la véritable copie, pour étouffer l’autre. Encore une fois, de deux maux, il faut éviter le pire ; et le plus grand des maux est la crainte. Non, il y en a un encore plus grand, c’est de voir mes amis offensés par des rapsodies qui courent sous mon nom. Votre dernière lettre à madame Denis, et toutes celles que nous recevons, nous confirment le danger. Je suis réduit à souhaiter que cette plaisanterie de trente années soit connue, tout opposée qu’elle est aujourd’hui à mon âge et à ma situation. Elle n’est guère que plaisanterie ; et, quand on rit, on ne trouve rien mauvais. Adieu, mon divin ange, je suis entre l’enclume et le marteau, entre la Chine et Grisbourdon ; et je me mets en tremblant sous les ailes de mes anges.

 

 

1 – L’intendant des finances. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Polier de Bottens.

 

Aux Délices, le 4 Juin 1755.

 

 

          Il y a bien des façons d’être malheureux, mon cher monsieur ; la plus belle est de l’être comme vous, par la générosité et la bonté de votre cœur, et de ne souffrir que pour les autres. La plus cruelle est de souffrir par soi-même, de devenir tous les jours inutile à la société, et de voir périr son âme en détail dans le délabrement du corps. Voilà mon état, monsieur, et voilà ce qui m’a empêché jusqu’ici de venir à Monrion. Si M. votre frère (1) vous ressemblait, c’est une très grande perte, et je vous assure que je la sens très vivement. Le monde a besoin de gens comme vous.

 

          Cette petite bagatelle (2) dont vous me parlez a été imprimée sur d’assez mauvaises copies qui en ont couru ; il n’y a pas grand mal. Un nommé Grasset, qui est actuellement à Lausanne, a été sur le point de me jouer un tour plus cruel. M. de Brenles a dû vous en instruire, et je suis persuadé que vous aurez en ce cas prêché la vertu à ce Grasset. On dit qu’il avait besoin de vos leçons. Je voudrais déjà être à Monrion, et vous y embrasser ; mais je ne pourrai faire ce voyage, après lequel je soupire, qu’après le passage de M. le marquis de Paulmi. Ce n’est pas que mon âme républicaine veuille faire sa cour à des secrétaires d’Etat ; mais je suis attaché à M. de Paulmi. Il a eu la bonté, dès qu’il a su mon séjour en Suisse, de m’envoyer des lettres de recommandation pour MM. les avoyers de Berne.

 

          Je serai encore plus aise de voir votre ami M. Bertrand, après quoi il ne me manquera plus que la consolation de venir vous dire combien je vous aime, de philosopher un peu avec vous, et de vous renouveler mon tendre et respectueux dévouement.

 

 

1 – Capitaine d’infanterie. (G.A.)

 

2 – L’Epître sur le lac de Genève. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Lekain.

 

Aux Délices, 4 Juin 1755 (1).

 

 

          J’ai reçu, mon grand acteur, le dessin de la décoration chinoise. Comment voulez-vous que je renvoie un morceau dont je suis si content et qui vaut mieux que la pièce ? Je veux le garder, le payer (2). Si la pièce, malgré sa faiblesse, peut réussir, on en aura un peu l’obligation aux décorateurs, aux tailleurs, beaucoup aux acteurs, et nulle à l’auteur. Je souhaiterais que la part, qu’on nomme d’auteur, se partageât entre vous et ceux qui seront chargés des principaux rôles.

 

          Je vous prie de dire à Lambert que je lui ferai présent du privilège pour l’impression, et qu’il doit se charger d’empêcher qu’on n’imprime furtivement cet ouvrage, comme on imprima Rome sauvée, sur des copies faites aux représentations, tronquées et défigurées. C’est ainsi qu’on a imprimé presque tous mes pauvres ouvrages.

 

          Je n’ai pas envoyé nos Chinois à madame de Pompadour ; il y en a une bonne raison, c’est qu’ils ne sont pas faits ; vous n’en avez vu qu’une faible esquisse. J’en enverrai dans quinze jours le tableau terminé, bon ou mauvais, à M. d’Argental.

 

          Madame Denis vous fait ses compliments. Je vous embrasse de tout mon cœur.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

2 – Il se servit de ce dessin pour jouer l’Orphelin aux Délices. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Dupont.

 

Aux Délices, près de Genève, 6 Juin.

 

 

          Mon cher ami, est-il bien vrai que vous pourrez venir, pendant vos vacances, dans ce pays de la liberté, où vous trouverez plus de philosophes que dans le vôtre ? vous y verrez du moins deux solitaires qui vous aiment de tout leur cœur. Soit que nous vous recevions dans la cabane de Monrion, soit que nous jouissions de votre charmant commerce dans notre habitation des Délices, vous contribuerez également à notre bonheur ; on s’accoutume bien vite à une belle vue, à une galerie, à des jardins. Ce sont des plaisirs muets qui deviennent bientôt insipides. Il n’y a que la société d’un ami, et d’un ami philosophe, qui donne des plaisirs toujours nouveaux. Je mène à peu près la même vie aux Délices qu’à Colmar. Point de visites, point de devoirs, nulle gêne, de quelque espèce qu’elle puisse être. On vient chez moi, on se promène, on boit, on lit, on est en liberté, et moi aussi ; on s’est accoutumé tout d’un coup à la vie que je mène. Plût à Dieu que vous pussiez la partager quelque temps, et que madame votre femme pût vous accompagner ! Vos enfants, votre fortune, vous fixent à Colmar, et nous en sommes bien fâchés. V. et D.

 

 

 

 

 

à M. de Brenles.

 

Aux Délices, 6 Juin.

 

 

          Le plus triste effet de la perte de la santé, mon cher et aimable philosophe, n’est pas de prendre tous les jours de la casse, et de la manne délayée dans de l’huile, par ordre de M. Tronchin ; c’est de ne point voir ses amis, c’est de ne leur point écrire. Le découragement est venu combler mes maux. J’aurais dû être ranimé par des traverses que le bon pays de Paris m’a envoyées dans ma solitude ; mais je ne sens plus que la privation de la santé et la vôtre. Je fais un peu ajuster cette maison qui est trop loin de vous pour être appelée les Délices. Je fais aussi accommoder notre Monrion, et je ne jouis ni de l’un ni de l’autre. Il faudrait au moins être débarrassé des ouvriers qui m’accablent ici, pour venir dans votre voisinage, et j’ai bien peur d’en avoir encore pour longtemps. Notre ami Dupont m’a mandé qu’il viendrait nous voir en septembre ; c’est à Monrion qu’il faudra nous rassembler.

 

          Il y a actuellement un nommé Grasset à Lausanne ; il se mêle de librairie, et est lié avec M. Bousquet (1). Cet homme vient de Paris, et je suis informé qu’on l’a pressé de faire imprimer des ouvrages qu’on m’impute. Je n’ose vous prier d’envoyer chercher le sieur Grasset ; mais si par hasard il vous tombait sous la main, vous me feriez plaisir de l’engager à s’adresser directement à moi ; il trouverait probablement plus d’avantage à mériter ma reconnaissance par une conduite honnête, qu’il n’aurait de profit à imprimer de mauvais ouvrages.

 

          Il est vrai que je me suis amusé à faire quelques vers sur votre beau lac, et à chanter votre liberté. Ce sont deux beaux sujets ; mais je n’ai plus de voix, et je détonne. Quand j’aurai le bonheur de vous voir, je vous montrerai ce petit ouvrage ; je n’en suis pas encore content.

 

          Adieu, mon cher philosophe ; vivez heureux avec celle qui partage votre philosophie ; augmentez votre famille, et conservez-là. Mille tendres compliments, je vous en prie, à M. Polier, quand vous le verrez. Adieu ; aimez toujours un peu ce solitaire qui vous aime tendrement.

 

 

1 – Imprimeur. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Thieriot.

 

Aux Délices, 6 Juin 1755 (1).

 

 

          Je n’ai point encore, mon cher et ancien ami, de nouvelles de vos desseins et de vos marches. Mais si vous voulez cet ouvrage dont vous me parlâtes dans une de vos dernières lettres, je vous l’enverrai tout entier. On en a des copies si plates et si défigurées que vous serez bien aise de l’avoir complet et correct. Vous en disposerez à votre fantaisie, et si, après cela, vous voulez venir dans une des plus agréables solitudes du monde, vous aurez le plaisir de voir d’un coup d’œil Genève, son lac, le Rhône, une autre rivière, des campagnes et les Alpes. La nature n’en peut pas rassembler davantage, et la philosophique ne peut choisir un séjour plus libre et plus tranquille. Vale.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Darget.

 

Aux Délices, près de Genève, 11 Juin 1755.

 

 

          Premièrement, je vous jure, mon ancien ami, que je n’ai point lu les réponses (1) de La Beaumelle. En second lieu, vous devez le connaître pour le plus impudent et le plus sot menteur qui ait jamais écrit ; c’est un homme qui, sans avoir seulement un livre sous les yeux, s’avisa de faire des notes au Siècle de Louis XIV, et d’imprimer mon propre ouvrage en le défigurant, avançant à tort et à travers tous les faits qui lui venaient en tête, comme on calomnie dans la conversation. C’est un coquin qui, sans presque vous connaître, vous insulte, vous et M. d’Argens, et tout ce qui était auprès du roi de Prusse, pour gagner quinze ducats (2). C’est ainsi que la canaille de la littérature est faite. Encore une fois, je n’ai point lu sa réponse, et rien ne troublerait le repos de ma retraite sans le manuscrit dont vous me parlez. Il ne devait jamais sortir des mains de celui (3) à qui on l’avait confié ; il me l’avait juré, et il m’a écrit encore qu’il ne l’avait jamais prêté à personne. C’est un grand bonheur qu’on se soit adressé à vous, et que cet ancien manuscrit soit entre des mains aussi fidèles que les vôtres. Vous savez d’ailleurs que ce Tinois qui transcrivit cet ouvrage, se mêlait de rimailler. Le frère de M. de Champaux (4) m’avait donné Tinois comme un homme de lettres ; c’est un fou, il fait des vers aussi facilement que le poète Mai (5), et aussi mal. Il faut qu’il en ait cousu plus de deux cents de sa façon à cet ouvrage, qui n’est plus par conséquent le mien. Dieu me préserve d’un copiste versificateur !

 

          On m’a dit que La Beaumelle, dans un de ses libelles, s’était vanté d’avoir le poème que vous avez, et qu’il a promis au public de le faire imprimer après ma mort. Je sais qu’il en a attrapé quelques lambeaux. S’il avait tout l’ouvrage qu’on m’impute, il y a longtemps qu’il l’eût imprimé, comme il imprime tout ce qui lui tombe sous la main. Il fait un métier de corsaire en trafiquant du bien d’autrui.  Les Mandrins sont bien moins coupables que ces fripons de la littérature qui vivent des secrets de famille qu’ils ont volés, et qui font courir d’un bout de l’Europe à l’autre, le scandale et la calomnie.

 

          Il y aussi un nommé Chévrier qui s’est vanté, dans les feuilles de Fréron, de posséder tout le poème ; mais je doute fort qu’il en ait quelques morceaux. Il en court à Paris cinq ou six cents vers ; on me les a envoyés, je ne m’y suis pas reconnu. Cela est aussi défiguré que la prétendue Histoire universelle, que cet étourdi de Jean Neaulme acheta d’un fripon. Tout le monde se saisit de mon bien comme si j’étais déjà mort, et le dénature pour le vendre.

 

          Ma consolation est que les fragments de ce poème que j’avais entièrement oublié, et qui fut commencé il y a trente ans, soient entre vos mains. Mais soyez très sûr que vous ne pouvez en avoir qu’un exemplaire fort infidèle. Je suis affligé, je vous l’avoue, que vous en ayez fait une lecture publique. Vingt lettres de Paris m’apprirent que ce poème avait été lu tout entier à Vincennes : j’étais bien loin de croire que ce fût vous qui l’eussiez lu. Je fis part à M. le comte d’Argenson de mes alarmes ; je lui demandai, aussi bien qu’à M. de Malesherbes, les ordres les plus sévères pour en empêcher la publication. J’étais d’autant plus alarmé que, dans ce temps-là même, un nommé Grasset écrivit à Paris au sieur Corbi, qu’il en avait acheté un exemplaire manuscrit mille écus.

 

          Enfin je suis rassuré par votre lettre, et vous voyez par la mienne que je ne vous cache rien de tout ce qui regarde cet ancien manuscrit. Après toutes ces explications je n’ai qu’une grâce à vous demander. Vous avez entre les mains un ouvrage tronqué, incorrect, et très indécent ; faites une belle action ; jetez-le au feu ; vous ne ferez pas un grand sacrifice, et vous assurerez le repos de ma vie. Je suis vieux et infirme ; je voudrais mourir en paix, et vous en avoir l’obligation.

 

          Le roi de Prusse a voulu avoir pour son copiste le fils de ce Villaume que j’avais emmené de Potsdam avec moi. Je le lui ai rendu, et j’ai payé son voyage ; je crois qu’il en sera content ; heureusement il ne fait point de vers. Adieu, conservez-moi votre amitié ; écrivez-moi. Voulez-vous bien remercier pour moi M. de Croismare (6) de son souvenir, et permettre que je fasse mes compliments à M. Duverney (7) ? Je me flatte que votre sort est très agréable ; je m’y intéresserai toujours très tendrement, soyez-en sûr.

 

          Ma pauvre santé ne me permet plus guère d’écrire de ma main. Pardonnez à un malade.

 

          Comptez que ce poème, et la vie de l’auteur, et tout au monde, sont bien peu de chose.

 

 

1 – Dans sa réponse à la lettre du 23 Mai, Darget rappelait à Voltaire certain propos que La Beaumelle avait relaté dans sa Réponse au supplément du Siècle. Voltaire aurait dit un jour que Darget était un homme sans honneur et sans foi. (G.A.)

 

2 – En publiant son Qu’en dira-t-on ? (G.A.)

 

3 – Le prince Henri. (G.A.)

 

4 – Levesque de Pouilly. (G.A.)

 

5 – Voyez une note de la Fête de Belébat. (G.A.)

 

6 – Commandant en chef de l’Ecole militaire. (G.A.)

 

7 – Fondateur de cette école. (G.A.)

 

1755 - Partie 10

 

 

 

 

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