CORRESPONDANCE - Année 1754 - Partie 8

Publié le par loveVoltaire

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 (KRAFLA - ISLANDE)

 

 

 

 

à M. de Malesherbes.

 

A Colmar, 29 Mars 1754 (1).

 

 

          Je vous demande pardon de l’indiscrétion qu’on a eue d’adresser des lettres pour moi, du fond de l’Espagne (2), chez feu M. de La Reynière, et je vous remercie de toutes vos bontés. Je serais très fâché d’en abuser. Je vous ai seulement supplié, monsieur, de vouloir bien, dans l’occasion, rendre témoignage à la vérité que vous connaissez. Non seulement je n’ai point envoyé directement le manuscrit de la prétendue Histoire universelle à Jean Neaulme, mais je ne l’ai pas envoyé indirectement. Il avoue lui-même dans sa préface qu’il tient ce manuscrit, si infidèle et si tronqué, d’un homme de Bruxelles, lequel appartient à M. le prince Charles de Lorraine. Je me suis plaint de cet infâme procédé dans toutes les gazettes. J’ai condamné l’édition de Neaulme ; et lorsque ce malheureux libraire m’a écrit en dernier lieu que ce domestique du prince Charles était un très galant homme, je lui ai répondu que ce galant homme a fait une action indigne de vendre un très mauvais manuscrit qui ne lui appartenait pas.

 

          Le roi a lu le livre ; il a lu aussi le procès-verbal. Je sais bien qu’on lui a dit, ainsi qu’à madame de Pompadour, que je n’étais pas si fâché de cette édition que je le paraissais : et voilà pourquoi, monsieur, j’ai pris la liberté de vous supplier de détromper madame de Pompadour, quand l’occasion se présenterait, et de vouloir bien détruire d’un mot de votre bouche la mauvaise foi et la calomnie, que je ne peux plus supporter.

 

          Quant aux Annales de l’Empire, que j’ai composées par pure complaisance pour madame la duchesse de Saxe-Gotha, je les avouerai toujours, parce que je les crois très exactes et très vraies, surtout à l’aide des cartons nécessaires ; et s’il y a un seul mot contre la vérité, je suis prêt à le corriger. C’est un livre qui n’est guère fait pour la France. Il paraît déjà trois éditions du premier volume dans les pays étrangers. Je compte avoir incessamment l’honneur de vous envoyer le second volume avec les cartons du premier, et je regarderai comme une grande grâce que vous vouliez bien donner à cet ouvrage une place dans votre bibliothèque.

 

          Je vous demande bien pardon de toutes mes importunités, et je suis, avec une respectueuse reconnaissance, monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur.

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

2 – De Cadix, où il avait placé des fonds. (G.A.)

 

 

 

 

 

à la duchesse de Saxe Gotha.

 

A Colmar, 3 avril 1754 (1).

 

 

          Madame, toutes les fois qu’il neige dans les montagnes des Vosges, je tremble que votre altesse sérénissime ne soit malade dans la Thuringe. Je lui suis assurément plus attaché qu’à tous ces empereurs. Elle a daigné faire le bonheur de ma vie à Gotha, et leurs sacrées majestés m’ont tué à Colmar, quoique Colmar ne soit plus de leur empire. Je suis votre sujet, madame, et non le leur. Ils m’ennuient trop.

 

          Votre altesse sérénissime croirait-elle que le roi de Prusse m’a écrit une lettre (2) pleine de bonté et même d’éloges trop flatteurs ? Cependant on vient d’imprimer contre moi un livre à Berlin, dans lequel on me reproche beaucoup d’avoir prêché la tolérance au roi de Prusse. Apparemment que la lettre dont il m’honore est une réponse à ce livre. Il est intitulé : Lettres du comte de Cataneo à M. de Volt. (3). Votre altesse sérénissime l’a-t-elle lu ? Ce comte de Catanéo me paraît bien dévot et peu philosophe. Le roi de Prusse, dans le fond de son cœur, me donnera la préférence sur lui ; et moi, madame, je ne la donnerai à personne sur vous. Je ne souhaite de la santé que pour vous faire ma cour. Que ne puis-je venir à Gotha sur l’âne ailé de la Pucelle ? Il y a beaucoup d’ânes dans ce monde, mais il y en a peu qui aient des ailes.

 

          Je me mets aux pieds de votre altesse sérénissime et de son auguste famille. Je lui souhaite une santé aussi inaltérable que son caractère. Qu’elle ait toujours de belles heures, comme elle fait celles de quiconque l’approche.

 

          Je lui renouvelle mes profonds respects.

 

 

1 – Editeurs, E. Bayoux et A. François. (G.A.)

 

2 – On n’a pas cette lettre. (G.A.)

 

3 – Lettres du comte Cataneo à l’illustre M. de Voltaire sur l’édition de ses ouvrages à Dresde. (G.A.)

 

 

 

 

à la duchesse de Saxe-Gotha.

 

A Colmar, le 12 Avril 1754 (1).

 

 

          Madame, quelque répugnance que j’eusse à repasser par Francfort, j’y volerais pour me rendre chez la descendante d’Hercule. Des obstacles, madame ! il n’y en a point, lorsque vous commandez ; il n’y a que la maladie qui soit plus forte que les ordres et la bonté de votre altesse sérénissime. Quand je songe à l’état où je suis, je me trouve bien indigne d’approcher de votre autel. Je suis comme les lépreux qui n’osaient entrer dans le temple. Que feriez-vous, madame, d’un homme condamné par la nature à souffrir presque toujours ? Ma lampe ardente est dans un vase fêlé et cassé ; elle brûle en votre honneur ; mais le vase est en pièces. Pourquoi le cœur ne peut-il pas donner des forces et des ailes ? La belle figure que je ferais, madame, dans votre charmante cour ! Je ressemblerais à l’automate qu’on montre actuellement dans Paris ; il prononce mal les lettres de l’alphabet ; il articule quelques mots. C’est beaucoup pour une figure de cuir ; mais ce n’est pas assez pour un être pensant, qui est pénétré jusqu’au fond du cœur de tout le mérite et de tous les charmes de votre être.

 

          Je serais dans votre cour comme Tantale ; j’aurais faim et soif de vous entendre, madame, et il faudrait rester dans ma chambre. Madame de Buchwald n’a point de santé, me dira-t-on. Ah ! madame, c’est un Samson en comparaison de moi. Il est vrai qu’elle vise à être aveugle comme Samson ; mais en a-t-elle moins d’imagination et de grâces ? Sa conversation n’est-elle pas digne de la vôtre ? N’est-elle pas toujours vive, toujours agissante ? Mais moi chétif, si je venais faire ma cour à votre altesse sérénissime, je serais obligé de vous présenter ma capitulation, et les articles seraient : 1° que je me tiendrai convaincu de mon indignité et que très rarement j’aurais l’honneur de me crever à votre table et d’en sortir avec une indigestion ; 2° qu’en qualité de pédant je coucherais dans l’antichambre de la bibliothèque, et non dans une chambre dorée ; qu’il me serait permis d’avoir un habit fourré au mois de juillet, attendu votre belle exposition au nord, et votre forêt à Thuringe ; 4° que je donnerais la préférence à votre médecin et à votre apothicaire sur toutes les belles dames de votre cour, nouvelles mariées et autres ; 5° que, si dans des moments d’humeur pardonnables à un malade, je m’avisais de faire quelques nouveaux chants à Dunois, il me serait permis d’y peindre la cour de Gotha, afin qu’il y eût du moins dans cet ouvrage un contraste des vertus les plus charmantes avec toutes les folies du poème.

 

          N’importe, je brûle d’être dans votre cour, de venir me mettre à vos pieds pour quelques mois. Gotha est mon château en Espagne ; je serais trop heureux ; c’est un beau songe. Une vérité bien réelle, c’est mon profond respect, mon attachement, ma reconnaissance pour votre altesse sérénissime, etc.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de Malesherbes.

 

A Colmar, 15 Avril (1).

 

 

          Permettez, monsieur, que j’aie l’honneur de vous présenter le second volume des Annales de l’Empire, et en même temps que j’y joigne un second envoi du premier tome, plus exact et plus ample. Vous avez eu la bonté de me donner la permission de mettre sous votre enveloppe un pareil envoi pour madame Denis, j’use de cette liberté. Il est triste pour celui qui cultivait les arts du génie de faire des annales ; mais, dans une décadence assez générale, je vous offre le tribut de la mienne. Je serai toute ma vie, avec les plus respectueux sentiments, monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

Colmar, le 16 Avril 1754.

 

 

          Est-il vrai, mon cher ange, que votre santé s’altère ? est-il vrai qu’on vous conseille les eaux de Plombières ? est-il vrai que vous ferez le voyage ? Vous êtes bien sûr qu’alors je viendrai à ce Plombières, qui serait mon paradis terrestre. La saison est encore bien rude dans ces quartiers-là. Nos Vosges sont couvertes de neige. Il n’y a pas un arbre dans nos campagnes qui ait poussé une feuille, et le vert manque encore pour les bestiaux. J’ai à vous avertir, mon cher ange, que les deux prétendues saisons qu’on a imaginées pour prendre les eaux de Plombières sont un charlatanisme des médecins du pays, pour faire venir deux fois les mêmes chalands. Ces eaux font du bien en tout temps, supposé qu’elles en fassent, quand elles ne sont pas infiltrées de la neige qui s’est fait un passage jusqu’à elles. Le pays est si froid d’ailleurs, que le temps le plus chaud est le plus convenable ; mais, dans quelque temps que vous y veniez, soyez sûr de m’y voir. Je voudrais bien que votre ami l’abbé (1) pût les venir prendre coupées avec du lait ; mais je vous ai déjà dit, et je vous répète avec douleur, que je crains qu’il ne meure dans sa maison de campagne, et que la maladie dont il est attaqué ne dure beaucoup plus que vous ne le pensiez. Cette maladie m’alarme d’autant plus, que son médecin (2) est fort ignorant et fort opiniâtre. Madame Denis me mande qu’elle pourrait bien aussi aller à Plombières. Elle prend du Vinache (3) ; elle fait comme j’ai fait ; elle ruine sa santé par des remèdes et par de la gourmandise. Il est bien certain que, si vous venez à Plombières tous deux, je ne ferai aucune autre démarche que celle de venir vous y attendre. Madame d’Argental, qui en a déjà tâté, voudrait-elle recommencer ? En ce cas, vive Plombières.

 

          Vous savez que le roi de Prusse m’a écrit une lettre remplie d’éloges flatteurs qui ne flattent point. Vous savez que tout est contradiction dans ce monde. C’en est une assez grande que la conduite du P. Menoux, qui m’écrit lettre sur lettre pour se plaindre de la trahison qu’on nous a faite à tous deux de publier et de falsifier ce que nous nous étions écrit dans le secret d’un commerce particulier, qui doit être une chose sacrée chez les honnêtes gens. On m’a parlé des Mémoires (4) de milord Bolingbroke. Je m’imagine que les wighs n’en seront pas contents. Ce qu’il y a de plus hardi dans ses Lettres sur l’Histoire est ce qu’il y a de meilleur ; aussi est-ce la seule chose qu’on ait critiquée. Les Anglais paraissent faits pour nous apprendre à penser. Imagineriez-vous que les Suisses ont pris la méthode d’inoculer la petite-vérole, et que madame la duchesse d’Aumont vivrait encore, si M. le duc d’Aumont était né à Lausanne ? Ce Lausanne est devenu un singulier pays. Il est peuplé d’Anglais et de Français philosophes, qui sont venus y chercher de la tranquillité et du soleil. On y parle français, on y pense à l’anglaise. On me presse tous les jours d’y aller faire un tour. Madame la duchesse de Gotha demande à grands cris la préférence ; mais son pays n’est pas si beau, et on n’y est pas à couvert des vents du nord. Il n’y a à présent que les montagnes cornues de Plombières qui puissent me plaire si vous y venez. Nous verrons si je les changerai en eaux d’Hippocrène. Adieu, mon cher et respectable ami ; je vous embrasse avec la plus vive tendresse.

 

 

1 – Chauvelin, toujours emprisonné. (G.A.)

 

2 – L’évêque de Mirepoix, Boyer. (G.A.)

 

3 – Ancien médecin de Voltaire. (G.A.)

 

4 – Traduits de l’anglais, avec des notes historiques, par Favier, de Toulouse. ‒ Les Lettres sur l’Histoire, traduites par Barbeu du Bourg, avaient paru en 1752. (G.A.)

 

 

 

 

à Madame la marquise du Deffand.

 

Colmar, le 23 Avril 1754.

 

 

          Je me sens très coupable, madame, de n’avoir point répondu à votre dernière lettre. Ma mauvaise santé n’est point une excuse auprès de moi ; et, quoique je ne puisse guère écrire de ma main, je pouvais du moins dicter des choses fort tristes, qui ne déplaisent pas aux personnes comme vous, qui connaissent toutes les misères de cette vie, et qui sont détrompées de toutes les illusions.

 

          Il me semble que je vous avais conseillé de vivre, uniquement pour faire enrager ceux qui vous paient des rentes viagères. Pour moi, c’est presque le seul plaisir qui me reste. Je me figure, dès que je sens les approches d’une indigestion, que deux ou trois princes hériteront de moi ; alors je prends courage par malice pure, et je conspire contre eux avec de la rhubarbe et de la sobriété.

 

          Cependant, madame, malgré l’envie extrême de leur jouer le tour de vivre, j’ai été très malade. Joignez à cela de maudites Annales de l’Empire qui sont l’éteignoir de l’imagination, et qui ont emporté tout mon temps ; voilà la raison de ma paresse. J’ai travaillé à ces insipides ouvrages pour une princesse de Saxe, qui mérite qu’on fasse des choses plus agréables pour elle. C’est une princesse infiniment aimable, chez qui on fait meilleure chère que chez madame la duchesse du Maine. On vit dans sa cour avec une liberté beaucoup plus grande qu’à Sceaux ; mais malheureusement le climat est horrible, et je n’aime à présent que le soleil. Vous ne le voyez guère, madame, dans l’état où sont vos yeux ; mais il est bon du moins d’en être réchauffé. L’hiver horrible que nous avons eu donne de l’humeur, et les nouvelles qu’on apprend n’en donnent guère moins.

 

          Je voudrais pouvoir vous envoyer quelques bagatelles pour vous amuser ; mais les ouvrages auxquels je travaille ne sont point du tout amusants.

 

          J’étais devenu Anglais à Londres ; je suis Allemand en Allemagne. Ma peau de caméléon prendrait des couleurs plus vives auprès de vous ; votre imagination rallumerait la langueur de mon esprit.

 

          J’ai lu les Mémoires de milord Bolingbroke. Il me semble qu’il parlait mieux qu’il n’écrivait. Je vous avoue que je trouve autant d’obscurité dans son style que dans sa conduite. Il fait un portrait affreux du comte d’Oxford, sans alléguer contre lui la moindre preuve. C’est ce même Oxford que Pope appelle une âme sereine, au-dessus de la bonne et de la mauvaise fortune, de la rage des partis, de la fureur du pouvoir et de la crainte de la mort.

 

          Bolingbroke aurait bien dû employer son loisir à faire de bons mémoires sur la guerre de la Succession, sur la paix d’Utrecht, sur le caractère de la reine Anne, sur le duc et la duchesse de Marlborough, sur Louis XIV, sur le duc d’Orléans, sur les ministres de France et d’Angleterre. Il aurait mêlé adroitement son apologie à tous ces grands objets, et il l’eût immortalisée, au lieu qu’elle est anéantie dans le petit livre tronqué et confus qu’il nous a laissé.

 

          Je ne conçois pas comment un homme qui semblait avoir des vues si grandes a pu faire des choses si petites. Son traducteur a grand tort de dire que je veux proscrire l’étude des faits. Je reproche à M. de Bolingbroke de nous en avoir trop peu donné, et d’avoir encore étranglé le peu d’événements dont il parle. Cependant je crois que ses Mémoires vous auront fait quelque plaisir, et que vous vous êtes souvent trouvée, en les lisant, en pays de connaissance.

 

          Adieu, madame ; souffrons nos misères humaines patiemment. Le courage est bon à quelque chose ; il flatte l’amour-propre, il diminue les maux, mais il ne rend pas la vue. Je vous plains toujours beaucoup ; je m’attendris sur votre sort.

 

          Mille compliments à M. de Formont. Si vous voyez M. le président Hénault, je vous prie de ne me point oublier auprès de lui. Soyez bien persuadée de mon tendre respect.

 

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