CORRESPONDANCE - Année 1753 - Partie 12
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à M. le marquis de Thibouville.
Près de Colmar, le 9 Novembre 1753.
Il y a quatre à cinq mois, mon cher marquis, que je n’ai reçu de vos nouvelles, et enfin vous me faites des reproches de mon silence. Vous avez raison. Comment voulez-vous que je me souvienne de mes amis, quand je jouis de la santé la plus brillante, et que je nage dans les plaisirs ? L’éclat éblouissant de mon état fascine toujours un peu les yeux. Il faut pardonner à l’ivresse de la prospérité ; cependant je vous assure que, du sein de mon bonheur, qui est au-delà de toute expression, je suis très sensible à votre souvenir. Je vous suis plus attaché qu’à Zulime ; je ne suis guère dans une situation à penser aux charmes de la poésie, et aux orages du parterre, et je vous avoue qu’il me serait bien difficile de recueillir assez mon esprit pour penser à ce qui m’amusait tant autrefois. Vous proposez le bal à un homme perclu de ses membres. Cependant, mon cher marquis, il n’y a rien que je ne fasse pour vous quand j’aurai un peu repris mes sens ; mais à présent je suis absolument hors de combat ; attendons des temps plus favorables, s’il y en a. Franchement ma situation jure un peu avec ce que vous me proposez ; je suis plutôt un sujet de tragédie que je ne suis capable de travailler à des tragédies. Conservez-moi, mon cher marquis, une amitié qui m’est plus chère que les applaudissements du parterre. Un jour nous pourrons parler de Zulime, car il ne faut pas se décourager ; mais je suis en pleine mer, au milieu d’une tempête. Le port où je pourrais vous embrasser me ferait tout oublier.
à M. de Cideville.
A Colmar, le 11 Novembre 1753.
Mon ancien ami, madame Denis m’apprit, il y a quelque temps, vos idées charmantes, et les obstacles qu’elles trouvent. Vous sentez à quel point je dois être reconnaissant et affligé. Je comptais venir oublier Denis de Syracuse dans la retraite de Platon ; la destinée s’est acharnée à en ordonner autrement. Vous auriez tous deux ranimé mon goût, qui se rouille, et mon peu de génie, qui s’éteint. Vous auriez fait de jolis vers, et j’en aurais fait de tristes, que vous auriez égayés. Votre vallée de Tempé eût bien mieux valu que l’Olympe sablonneux où le diable m’avait transporté.
Mais tout cela n’est qu’un agréable songe. Il faut se soumettre à son destin. Des maladies plus cruelles encore que les rois me persécutent. Il ne me manque que des médecins pour m’achever ; mais, Dieu merci, je ne les vois que pour le plaisir de la conversation, quand ils ont de l’esprit ; précisément comme je vois les théologiens, sans croire ni aux uns ni aux autres.
On dit, mon ancien ami, que votre campagne (1) est charmante ; mais vous en faites le plus grand agrément. Je ne me console pas de n’y pouvoir aller. Ne viendrez-vous point à Paris cet hiver ? Probablement la querelle des billets de confession y sera assoupie. Ces maladies épidémiques ne durent guère qu’une année.
Je ne sais ce qu’est devenu Formont ; tout se disperse dans le grand tourbillon de ce monde. Si les êtres pensants étaient libres, ils se rassembleraient : mais, ô liberté, vous êtes de toute façon une belle chimère !
Adieu, mon cher et ancien ami.
Durum ! sep levius fit patienta.
HOR., lib. I, od. XXIV.
Je mets, au lieu de ce mot, amicitia. V.
1 – La terre de Launay, près de Rouen. (G.A.)
à la duchesse de Saxe-Gotha.
A Colmar, 21 Novembre 1753. (1)
Madame, je reçois la nouvelle marque de bonté dont votre altesse sérénissime m’honore. J’ai la goutte ; le courrier, qui ne l’a pas, va partir ; je n’ai que le temps d’assurer à votre altesse sérénissime que votre cour est la seule où je voudrais vivre.
Je respecte trop votre médiation pour la rendre infructueuse par une philosophie trop opiniâtre. Je prends la liberté de joindre ici ma réponse à M. de Gotter, et je vous supplie, madame, de l’engager à la faire parvenir à mon infidèle (2). Si elle ne fait pas de bien, il est sûr qu’elle ne fera pas de mal. L’ingrat dans le fond de son cœur doit rougir d’avoir fait tout ce fracas dans l’Europe, pour une sottise de Maupertuis dans laquelle il n’entend rien. Il a eu la rage d’auteur bien mal à propos. Il n’y aurait que les grâces conciliantes de madame la duchesse de Gotha qui pussent le guérir ; mais de telles grâces ne sont pas celles auxquelles il sacrifie. Que dit à cela la grande maîtresse des cœurs ? Cinquante empereurs se mettent à vos pieds, madame ; la goutte, qui tourmente les miens, m’empêche de me livrer davantage aux transports de ma reconnaissance, et de cet attachement respectueux et inviolable que j’ai voué à votre altesse sérénissime.
1 – Editeurs, E. Bayoux et A. François. (G.A.)
2 – Frédéric II. (G.A.)
à M. le comte de Gotter.
A Colmar, 21 Novembre 1753. (1)
Monsieur, madame la duchesse de Gotha a eu la bonté de m’envoyer le petit mot que vous m’adressez. Un mot suffit pour ranimer les passions. Son altesse royale avait bien vu qu’elle était la mienne pour la personne respectable dont vous parlez. L’intérêt que vous voulez bien prendre à ma situation me fait un devoir de vous ouvrir mon cœur ; il est sensiblement pénétré, et il doit l’être. Ma seule consolation est que le souverain qui remplit la fin de ma vie d’amertume ne peut pas oublier entièrement des bontés si anciennes et si constantes. Il est impossible que son humanité et sa philosophie ne parlent tôt ou tard à son cœur, quand il se représentera qu’il m’a daigné appeler son ami pendant seize années, et qu’il m’avait enfin fait tout quitter pour venir auprès de lui. Il ne peut ignorer avec quels charmes je cultivais les belles-lettres auprès d’un grand homme qui me les rendait plus chères. C’est une chose si unique dans le monde de voir un prince né à trois cents lieues de Paris écrire en français mieux que nos académiciens ; c’était une chose si flatteuse pour moi d’en être le témoin assidu, qu’assurément je n’ai pu chercher à m’en priver. Il sait bien que je n’ai d’autre ambition que de vivre auprès de sa personne. Je suis très riche ; j’ai la même dignité dans la maison du roi de France que j’avais dans la sienne, et je ne regrettais pas la place d’historiographe de France, que j’avais sacrifiée.
Quand il daignera se représenter tout ce que je vous dis là, monsieur, il verra sans doute que mon cœur seul me conduisait, et le sien sera peut-être touché. C’est tout ce que je peux espérer et tout ce que je peux vous dire, monsieur, surtout dans l’état où m’a jeté la goutte, qui s’est jointe à tous mes maux. Ils n’ôtent rien à la sensibilité que votre bienveillance m’inspire.
Comptez que je suis, monsieur, avec la plus tendre reconnaissance, votre, etc.
1 – C’est à tort, croyons-nous, qu’on a toujours daté cette lettre du 21 Décembre. Elle ne peut qu’être du même jour que la précédente. (G.A.)
à madame la comtesse de Lutzelbourg.
Le 21 Novembre 1753.
La goutte qui s’est jointe à tous mes maux, m’a privé de la consolation d’écrire aux deux sœurs de l’île Jard. Je suis digne de figurer avec M. le chevalier de Klinglin (1). Je profite vite d’un petit moment d’intervalle pour faire des coquetteries à l’île Jard, du fond d’une salle basse (2) de Colmar. Que dit-on dans cette île de la nouvelle recrue que font les provinces, de vingt-cinq conseillers au Châtelet, voilà environ deux cent quatre-vingt-dix personnes à qui le Bien-aimé procure des retraites agréables. Il me paraît que les affaires de la préture vont plus lentement. Je vous supplie, madame, de me dire s’il n’y a rien d’arrangé, et de vouloir bien ne me pas oublier auprès de M. votre fils, quand vous lui écrirez. J’ignore encore quand mon ombre pourra venir vous faire sa cour. Portez-vous bien. Quand on a tâté de tout, on voit qu’il n’y a que la santé de bonne dans ce monde. Permettez-moi d’y ajouter l’amitié.
1 – Le paralytique. (G.A.)
2 – Il habitait au rez-de-chaussée, chez M. Goll. (G.A.)
à madame de Fontaine.
Le 23 Novembre 1753.
Mon aimable nièce, j’étais bien malade quand votre sœur avait l’honneur d’être entre les mains du premier médecin (1) du roi très chrétien. Je crois que nous avions encore, madame Denis et moi, un peu du poison de Francfort dans les veines ; mais je crois notre chère Denis un peu gourmande, et l’on raccommode avec du régime ce que les soupers ont gâté. Mais, chez moi, on ne me raccommode rien, parce qu’il a plu à la nature de me donner l’esprit prompt et la chair faible.
Vous vous portez donc bien, ma chère nièce, puisque vous avez la main ferme et libre, et que vous êtes devenue un petit Callot, un petit Tempesta ? Je me flatte que vos dessins ne sont pas faits pour un oratoire, et qu’ils me réjouiront la vue. Dieu bénisse une famille qui cultive tous les arts ! Je serai enchanté de vous embrasser ; mais où, et quand ?
Peignez-vous d’après le nu, madame, et avez-vous des modèles ? Quand vous voudrez peindre un vieux malade emmitouflé, avec une plume dans une main et de la rhubarbe dans l’autre, entre un médecin et un secrétaire, avec des livres et une seringue, donnez-moi la préférence.
Connaissez-vous MM. Corringius, Vitriarius, Struvius, Spener, Goldast (2), et autres messieurs du bel air ? ce sont ceux qui broient actuellement mes couleurs. Vous peignez des choses agréables, d’une main légère, et moi des sottises graves, d’une main appesantie.
Je baise vos belles mains, et je décrasserai les miennes quand je vous verrai. Vous ne me dites rien du conseiller (3) ; faites-lui bien mes compliments.
1 – Senac. (G.A.)
2 – Tous auteurs de travaux sur l’Empire d’Allemagne. (G.A.)
3 – L’abbé Mignot. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
Colmar, le 24 Novembre 1753.
Mon cher ange, votre lettre vient bien à propos. Les consolations sont proportionnées aux souffrances. Mon état tourmentait mon corps, et la maladie de ma nièce déchirait mon âme ; la goutte est le moindre de mes maux. Vous me parlez de tragédie ! Les malheurs qu’on représente au théâtre (car que peut-on peindre que des malheurs ?) sont au-dessous de tout ce que j’éprouve. Il faut un peu de stoïcisme ; mais le stoïcisme ne guérit de rien. Je tâche de rendre un petit service à la fille de Monime, quoique je sois à treize lieues d’elle. J’ignore quand j’aurai la force de me transplanter et d’aller jusqu’à Sainte-Palaie ; mais où n’irais-je point dans l’espérance de vous voir ? Cependant quelle triste commission pour madame Denis d’être garde-malade à la campagne !
Ne vous attendez pas, mon cher ange, que l’Histoire très abrégée de l’Empire vous amuse comme le Siècle de Louis XIV ; c’est un champ mille fois plus vaste, mais plein de bruyères et de ronces. Les âmes sensibles, et faites pour les choses de goût, frémissent au nom d’Albert-l’Ours et de Wittelsbach ; mais, dans l’oisiveté de mon séjour à Gotha, madame la duchesse de Saxe avait exigé de moi ce travail, que j’entrepris avec ardeur. Je ne savais pas alors que d’autres personnes (1), plus en état que moi de remplir cet objet, faisaient une histoire d’Allemagne dans le goût de celle du président Hénault.
Madame la duchesse de Saxe-Gotha se plaignait avec tant de grâce de ne pouvoir lire aucune histoire de son pays, qu’elle me fit entrer malgré moi dans une carrière qui m’était étrangère. L’affaire est faite ; c’est un temps de ma vie perdu ; heureux encore qui ne perd que son temps ! mais je suis privé de vous et de la santé. Ah ! mon adorable ami, est-ce que je pourrais espérer de vous voir à la campagne, avec madame d’Argental ? Mille tendres respects à tous ceux qui soupent avec vous ; les soupers me sont interdits pour jamais.
Je voudrais bien voir ce que M. de Mairan a écrit sur l’inoculation. A la fin, la nation y viendra peut-être comme à la gravitation ; elle arrive tard à tout. Toutes les grandes inventions nous viennent d’ailleurs ; nous les combattons d’ordinaire pendant cinquante ans, et puis nous disons que nous les perfectionnons. Faites ressouvenir de moi, je vous en prie, MM. de Mairan et de Sainte-Palaie. En voilà beaucoup pour un malade. Mon cher ange, je vous embrasse avec cette inaltérable amitié dont vous me faites éprouver les charmes.
1 – Pfeffel, auteur d’un Abrégé chronologique de l’histoire et du droit public d’Allemagne. (G.A.)