CORRESPONDANCE - Année 1752 - Partie 16
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à M. le maréchal de Noailles.
A Potsdam, le 28 Juillet 1752.
Monseigneur, vous me pardonnerez si je n’ai pas l’honneur de vous écrire de ma main ; je suis malade comme vous, et je souhaite bien sincèrement que votre maladie ait des suites moins fâcheuses que la mienne.
Je reçois avec la plus vive reconnaissance les deux morceaux précieux dont vous avez bien voulu me faire part ; c’est un présent que vous faites à la nation, et c’est en partie la plus belle réponse qu’on puisse faire à la voix du préjugé qui s’est élevé si longtemps contre Louis XIV, dans toute l’Europe. J’oserai vous dire que le faible essai que j’ai donné n’a pas laissé, tout informe qu’il est, de détruire, même chez les Anglais, un peu de cette fausse opinion que cette nation, quelquefois aussi injuste que philosophe, avait conçue d’un roi respectable.
Ce commencement doit vous encourager sans doute, monseigneur, à me secourir et à m’éclairer autant que vous le pourrez. Vous êtes le seul homme en France qui soyez en état de me donner des lumières ; et mon travail, les matériaux que j’ai assemblés depuis si longtemps, la nature et le succès de cet ouvrage, me rendent à présent le seul homme capable de recevoir avec fruit ces bontés dont je vous demande instamment la continuation. Vous ne pouvez employer plus dignement votre loisir qu’en dictant des vérités utiles. Je vous garderai religieusement le secret.
Mon dessein est d’insérer dans le chapitre de la vie privée de Louis XIV tout le morceau détaché où ce monarque se rend compte à lui-même de sa conduite (1). Cet écrit me paraît un des plus beaux monuments de sa gloire ; il est bien pensé, bien fait, et montre un esprit juste et une grande âme. Je vous avoue que je serais d’avis de ne donner au public qu’une partie des instructions de Louis XIV au roi d’Espagne. Je voudrais que le public ne vît que les conseils vraiment politiques, dignes d’un roi de France et d’un roi d’Espagne, et la situation critique où ils étaient l’un et l’autre.
J’ose prendre la liberté de vous dire, en me soumettant à votre jugement, que le commencement de ce mémoire n’est rempli que de conseils vagues et de maximes d’un grand-père plutôt que d’un grand roi.
« Déclarez-vous en toute occasion pour la vertu et contre le vice. ‒ Aimez votre femme ; vivez bien avec elle ; demandez-en une à Dieu qui vous convienne, etc. »
Il y a beaucoup de lieux communs dans ce goût. Je vous avouerai même ingénument que je n’oserais pas les lire au roi de Prusse, dont je regarde l’estime pout tout ce qui peut contribuer à la gloire de notre nation comme le suffrage le plus précieux et le plus important.
Le conseil d’aller A LA CHASSE, et d’avoir une maison de campagne, paraîtrait petit et déplacé. Je dois songer que c’est à l’Europe que je parle, et à l’Europe prévenue. L’esprit philosophique qui règne aujourd’hui remarquerait peut-être un trop étrange contraste entre le conseil d’honorer Dieu, de ne manquer à aucun de ses devoirs envers Dieu, d’aimer sa femme, d’en demander une à Dieu qui convienne, etc., et la conduite d’un prince qui, entouré de maîtresses, avait mis le Palatinat en cendres, et désolé la Hollande, plutôt par fierté que par intérêt.
Je vous parle avec la liberté d’un historien, d’un homme instruit de la manière de penser des étrangers, et en même temps d’un homme docile, qui a une extrême confiance en vos bontés et dans vos lumières, pénétré de respect pour les unes, et de reconnaissance pour les autres.
Si vous aviez, monseigneur, quelques morceaux détachés, dans le goût de celui où Louis XIV rend compte du caractère de M. de Pomponne, rien ne jetterait un jour plus lumineux sur l’histoire intéressante de ce temps-là. Il est à croire que ce monarque aura aussi bien reconnu l’incapacité de M. de Chamillart que les faiblesses de M. de Pomponne, qui était d’ailleurs un homme de beaucoup d’esprit. J’ai vu des dépêches de M. de Chamillart qui, en vérité, étaient le comble du ridicule, et qui seraient capables de déshonorer absolument le ministère, depuis 1701 jusqu’à 1709. J’ai eu la discrétion de n’en faire aucun usage, plus occupé de ce qui peut être glorieux et utile à ma nation que de dire des vérités désagréables.
Cicéron a beau enseigner qu’un historien doit dire tout ce qui est vrai, je ne pense point ainsi. Tout ce qu’on rapporte doit être vrai, sans doute ; mais je crois qu’on doit supprimer beaucoup de détails inutiles et odieux. J’ai la hardiesse de combattre les opinions de Cicéron, mais je ne combattrai point les vôtres.
Si j’ai quelques lettres originales à rapporter, dans l’Histoire de la guerre de 1741, ce sera assurément celle que vous écrivîtes au roi, le 8 Juillet 1743, après votre entrevue avec l’empereur. Je la regarde comme un chef-d’œuvre d’éloquence, de raison supérieure, de courage d’esprit, et de politique ; et je crois que cela seul suffirait pour vous faire regarder comme un grand homme, si on ne connaissait pas votre autres mérites.
Permettez-moi de vous dire que personne au monde n’est plus attaché à votre gloire que moi. Toute mon ambition serait d’avoir l’honneur de m’entretenir avec vous quelques heures ; et, si je pouvais compter sur cet avantage, je vous promets que je ferais exprès le voyage de Paris, dans quelques mois. Je ne suis allé en Prusse que pour y entendre un homme dont la conversation est aussi singulière que ses actions sont héroïques, et j’irais chercher à Saint-Germain un homme aussi respectable que lui.
J’ai l’honneur d’être avec le plus profond respect, etc.
1 – Voyez le chapitre XXVIII du Siècle de Louis XIV. (G.A.)
à M. Formey.
Potsdam, le 29 Juillet 1752.
Je ne peux vous rendre trop de grâces, monsieur, de votre journal et de vos politesses. Vous me consolez un peu de cette première édition du Siècle de Louis XIV ; Je suis fâché qu’elle ait paru avant les mémoires singuliers que j’ai reçus. On m’a envoyé des manuscrits de la main de Louis XIV même. Il faut bien regretter qu’un roi qui avait des sentiments si grands et des principes si sages n’ait pas consulté son propre cœur, au lieu d’écouter des prêtres et Louvois, quand il s’agissait de perdre quatre ou cinq cent mille sujets utiles.
Je suis très content de l’éloge de M. Cramet (1). Il me paraît qu’il y a à Genève des philosophes d’un grand mérite ; autrefois il n’y avait que des théologiens.
Je suis fâché qu’on dise, page 426, que Rodolphe de Habsbourg acheta Lucques et Florence, etc. ; il les vendit ; le pauvre seigneur n’avait pas de quoi acheter. La plupart des livres sont bien peu exacts ; on se pique d’écrire vite et beaucoup, et on nous surcharge d’inutilités et d’erreurs.
Je vous embrasse. Vous pouvez compter que je suis rempli pour vous d’estime et d’amitié.
1 – Professeur de philosophie à Genève, et ami des Bernouilli. (G.A.)
au maréchal de Belle-Isle.
A Potsdam, ce 4 Août 1752.
Monseigneur, je reconnais à la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire votre caractère bienfaisant et qui étend ses soins à tout. Vous ne doutez pas que M. le marquis d’Argens et moi nous n’obéissions à vos ordres avec l’empressement qu’on doit avoir de vous plaire. L’intérêt que je prends à la personne que vous protégez redouble mon amitié pour elle. Mais nous doutons encore que la petite place dont il est question soit vacante. Si en effet elle le devenait, votre protégé ferait très bien d’aller trouver le sieur Darget qui a naturellement cette place dans son district, et qui est à Paris chez le sieur Daran, chirurgien. Il regarderait sans doute comme un très grand honneur celui de vous marquer son respect, et de faire pour le sieur de Mouchy quelque chose qui vous serait agréable ; j’agirai de mon côté avec le zèle d’un homme qui vous est attaché depuis longtemps.
J’aurai l’honneur de vous envoyer incessamment, par le courrier de Hambourg, le livre que vous avez la bonté de me demander (1), et sur lequel vous voulez bien jeter la vue. On en fait actuellement une nouvelle édition beaucoup plus correcte et plus ample ; mais il ne faut pas vous étonner si j’ai omis beaucoup de choses dans le récit des batailles. J’ai déclaré expressément que je ne voulais entrer dans aucun détail de ces actions tant de fois et si diversement rapportées par tous les partis. Les opérations de la guerre n’ont point du tout été mon objet. Je n’ai cherché qu’à mettre sous les yeux ce qui peut caractériser le siècle de Louis XIV, les changements faits dans toutes les parties de l’administration, dans l’esprit et dans les mœurs des hommes, et en un mot ce qui distingue ce beau siècle de tous les autres. Si j’ai rapporté quelquefois des circonstances singulières, c’est sur un petit nombre d’événements dont il m’a paru que le public avait de fausses idées. Par exemple, la plupart des citoyens de Paris croyaient que le Tholus était une forteresse imprenable, et qu’on avait passé un grand fleuve à la nage en présence de l’armée ennemie. Vous savez que le Tholus est une petite tour ruinée dans laquelle il n’y a guère que des commis, et qu’il n’y a pas plus de vingt pas à nager au milieu du bras du Rhin, auprès duquel cette maison de péage est située. J’ai connu une femme qui a passé souvent à cheval le bras de la rivière pour frauder les droits.
J’ai rapporté la mort et les paroles de feu M. le maréchal de Marsin telles que me les conta l’ambassadeur d’Angleterre entre les bras duquel il mourut. Si vous vouliez, monseigneur, me faire favoriser de quelques anecdotes curieuses et intéressantes sur ces batailles, j’en ferais usage dans la première édition.
A l’égard des opérations militaires, il est bien difficile de les rendre intéressantes. Elles se ressemblent presque toutes ; le nombre en est infini ; la postérité en est surchargée. On a donné cent quarante batailles en Europe depuis l’an 1600. Elles sont toutes, au bout de quelques années, éclipsées les unes par les autres. Il n’en reste qu’un faible souvenir, et, par une fatalité singulière, les Mémoires du vicomte de Turenne sont peu lus.
Il en est de même de ces histoires immenses dont nous sommes accablés. Il faudrait vivre cent ans pour lire seulement tous les historiens depuis François Ier. C’est ce qui m’a engagé à réduire en deux petits volumes l’Histoire de Louis XIV, qui avait été falsifiée en sept à huit gros tomes par tant d’écrivains.
Si je pouvais me flatter qu’une histoire purement militaire pût se sauver de l’oubli, je crois que ce serait celle de la guerre de 1741. Les grandes choses que vous y avez faites (2) sont dignes de passer à la postérité. Il faudrait une autre plume que la mienne pour écrire un tel ouvrage. Mais je l’ai fait sur les mémoires de tous les généraux. Il n’y a aucune de vos dépêches que je n’aie étudiée, et dans laquelle je n’aie remarqué l’homme de guerre, l’homme d’Etat, et le bon citoyen. Si mes maladies, qui me privent actuellement de l’honneur de vous écrire de ma main, me permettaient de faire un voyage à Paris, ce sera principalement pour avoir l’honneur de vous faire ma cour et vous consulter. Cette histoire est achevée tout entière ; mais vous sentez que c’est un fruit qu’il n’est pas encore temps de cueillir, et que la vérité est toujours faite pour attendre.
Je vous souhaite une santé parfaite. La France a besoin d’hommes comme vous. Je me flatte que monsieur votre fils vous imitera dans ce zèle infatigable pour le bien public que vous avez montré dans toutes les occasions, et qui vous distingue de tous ceux qui ont parcouru la même carrière.
Je suis, avec un profond respect et l’attachement sincère que vous doit tout bon Français, monseigneur, votre très humble, etc.
1 – Le Siècle de Louis XIV. (G.A.)
2 – Voyez, dans le Précis de Louis XV, le récit de la bataille de Fontenoy. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
Potsdam, le 5 Août 1752.
Mon cher ange, voilà donc le pays de Foix (1) et le voisinage des Pyrénées sous votre gouvernement ! Tirez-vous-en comme vous pourrez, messieurs, puisque vous l’avez voulu, et que vous avez jugé qu’on pouvait faire la guerre avec quelque avantage. Pour moi, je ressemble à ces vieux rois presque détrônés, qui n’osent plus paraître à la tête de leurs armées.
J’avais seulement envoyé quelques troupes auxiliaires au général Thibouville, comme, par exemple, ces quatre vers-ci que dit Amélie au quatrième acte :
Ah ! je quittais des lieux que vous n’habitiez pas.
Dans quelque asile affreux que mon destin m’entraîne,
Vamir, j’y porterai mon amour et ma haine ;
Je vous adorerai dans le fond des déserts,
Dans l’horreur des combats, dans la honte des fers,
Dans la mort que j’attends de votre seule absence.
VAMIR.
C’en est trop ; vos douleurs épuisent ma constance, etc.
Sc. I.
Nous avons ôté aussi les mines qu’on pouvait à toute force faire jouer sous Charles VII, et qui ne laisseraient pas d’effaroucher les savants, sous Dagobert et Thierry de Chelles. Il y a à la place de ces fougasses (2) :
Vous sortez d’un combat, un autre vous appelle ;
Ayez la même audace avec le même zèle ;
Imitez votre maître, etc.
Act. V, sc. I.
Pour les parents d’Amélie, et l’extrait baptistaire de Lisois, mes chers anges, je n’ai pu les trouver. On ne connaît personne de ces temps-là. Je ne puis faire une généalogie à la Moréri. N’est-ce pas assez qu’on dise qu’Amélie est d’une race qui a rendu des services à l’Etat ? Ceci est une pièce de caractères, et non une tragédie historique. Si les caractères sont bien peints, s’ils sont bien rendus par les acteurs, vous pourrez vous tirer d’affaire.
Il n’est point du tout décidé que l’auteur (3) de Childéric vienne lire au roi de Prusse ses ouvrages immortels ; mais, en cas qu’il vienne apporter à Potsdam les lauriers dont il est couvert, et les grâces dont il est orné, et en cas que la place de gazetier des chauffoirs, des cafés, et des boutiques de libraires, soit vacante, voici un petit mot (4) pour le chevalier de Mouhi, que je vous prie de lui faire remettre. Vous ne doutez pas d’ailleurs que je ne sois très empressé à lui rendre service. Des postes de cette importance sont capables de diviser une cour ; et je me suis fait un violent ennemi de ce philosophe modéré Maupertuis, pour une place inutile d’associé à l’Académie de Berlin, donnée malgré lui par le roi à l’abbé Raynal. Vous jugez bien que de si grands coups de politique ne se pardonnent jamais, et que des dégoûts si horribles laissent dans le cœur un poison mortel, surtout dans un cœur prétendu philosophe.
Voici un petit mémoire (5) pour M. Secousse. Je vous prie, vous ou ma nièce, de le lui faire parvenir le plus tôt que vous pourrez. Il faut que M. Secousse me dise tout ce qu’il sait. J’ai bien plus d’obligation à M. le maréchal de Noailles que je n’espérais. M. le maréchal de Belle-Isle me promet aussi des secours ; mais probablement ils ne pourront venir qu’après la nouvelle édition à laquelle je fais travailler, sans relâche, à Lepsick. Je suis toujours émerveillé des progrès que notre langue a faits dans les pays étrangers ; on est en France de quelque côte que l’on se tourne. Vous avez acquis, messieurs, la monarchie universelle qu’on reprochait à Louis XIV, et qu’il était bien loin d’avoir. Tâchez donc de ne point avoir des sifflets universels pour vos querelles (6) ridicules, qui vous couvrent de plus de honte aux yeux de tous vos voisins que les chefs-d’œuvre du temps de Louis XIV ne vous ont acquis de gloire. O Athéniens ! on vous lit, et on se moque de vous !
Mes anges, je me mets toujours à l’ombre de vos ailes.
1 – Amélie, ou le Duc de Foix, jouée le 17 Août 1752. (G.A.)
2 – Ou fougades, fourneaux de mines. (G.A.)
3 – Pierre Morand. (G.A.)
4 – On n’a pas la correspondance avec de Mouhi. (G.A.)
5 – Il voulait s’enquérir du mariage secret de Bossuet. Voyez sur Secousse le Catalogue des écrivains du Siècle. (G.A.)
6 – Relatives aux billets de confession. (G.A.)