CORRESPONDANCE - Année 1751 - Partie 6
Photo de PAPAPOUSS
à M. Darget.
1751.
Mon cher ami, j’arrivai hier chez moi comme vous en sortiez, et le mauvais temps m’empêcha d’aller chez vous. Mon sorcier de cocher prétend qu’il est assez sorcier pour faire reprendre mes chevaux qui, dit-il, ne valent pas vingt écus, et pour m’en acheter de bons ; mais il dit qu’il ne peut rien faire sans M. Vigne, qui a fait le marché. A la bonne heure, s’il peut réussir.
Voulez-vous bien permettre que M. Vigne aille à Berlin avec mon cocher ? Je vous serai bien obligé.
à M. Darget.
A Potsdam, 1751.
Mon cher ami, je vous prie de remercier M. Morand (1) de son attention. S’il croit qu’en effet sa préface ait l’air de me désigner, il lui est bien aisé d’y remédier. Au reste, qu’on me tue à Paris, pourvu que je vive ici avec vous dans les douceurs de votre amitié. Si je n’étais pas un peu malade aujourd’hui, je courrais pour vous voir et vous remercier. Je compte vous embrasser demain. Le Marquisat est trop loin ; mais l’amitié rapproche tout. Je suis absorbé dans le Siècle de Louis XIV. Le roi, qui forme ici un nouveau siècle, devrait bien s’y intéresser, et me prêter tous ses livres. Un prêtre peut prêter sa patène à un sous-diacre. Si je manque de livres, je deviendrai bien malheureux. Que Frédéric-le-Grand s’intéresse un peu à Louis-le-Grand ! Bonsoir.
1 – Pierre Morand, correspondant littéraire de Frédéric. (G.A.)
à M. Darget.
1751.
Le saint diacre, mon cher ami, était conseiller-clerc, et un très grand imbécile.
Si le stathouder (1) n’était pas mort d’une inflammation à la gorge, je croirais qu’il serait mort de quelque dîner avec un bourgmestre. Durand se trouve là dans un beau moment. Voilà de ces occasions où je voudrais un homme comme vous.
Je n’ai point eu non plus de nouvelles de Paris. Peut-être aurons-nous nos lettres par Berlin.
Portez-vous mieux que moi, et n’ayez jamais le scorbut.
1 – Guillaume IV. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
A Potsdam, le 15 Mars 1751.
Mon adorable ange, vous avez donc vu mon Prussien (1). J’aurais assurément voulu être du voyage, et resouper avec madame d’Argental et avec vos amis, et vous embrasser cent fois, et vous dire cent choses, et vous montrer cent vers recousus à Rome sauvée, à Adélaïde, à Zulime, et cent feuilles du Siècle de Louis XIV ; car je serai historiographe de France en dépit des jaloux ; et je n’ai jamais eu tant d’envie de faire bien ma charge que depuis que je ne l’ai plus. Cet immense tableau d’un beau siècle me tourne la tête. M. de Pont de Veyle avouera que si Louis XIV n’est pas grand, son siècle l’est. Je n’ai pu accompagner notre chambellan dans les fanges et dans les neiges, où j’aurais été enterré ; j’étais malade. D’Arnaud et compagnie, et les petits barbouilleurs, auraient été trop aises. D’Arnaud, animé du vrai désir de la gloire, n’ayant pu encore se faire un nom assez illustre par ses immortels ouvrages, s’en est fait un par son ingratitude envers moi, et par ses procédés. Il s’est noblement lié avec un Rozemberg (2), mauvais comédien souffert à Berlin, et avec les Frérons soufferts à Paris ; et que de belles nouvelles envoyées de canaille à canaille, et perçant chez les oisifs honnêtes gens du beau monde de Paris ! A entendre ces beaux messieurs, j’avais perdu un grand procès, j’avais trompé un honnête banquier juif ; et le roi, qui sans doute prend contre moi le parti de l’Ancien-Testament, m’avait disgracié ; et j’étais perdu, et Fréron riait, et Nivelle de La Chaussée racontait tout cela aussi froidement qu’il en est capable, et on imprimait ma Pucelle, et ensuite on me faisait mort. Je suis pourtant encore en vie ; et le roi a eu tant de bonté pour moi pendant ma maladie, que je serais le plus ingrat des hommes si je ne passais pas encore quelques mois auprès de lui. J’étais le seul animal de mon espèce qu’il logeât dans son palais à Berlin ; et quand il partit pour Potsdam, et que je ne pus le suivre, il me laissa équipages, cuisiniers, et cœtera ; et ses mulets et ses chevaux conduisaient mes meubles de passade à une maison (3) délicieuse, dont il m’a laissé la jouissance, aux portes de Potsdam ; et il me conservait un appartement charmant dans son palais de Potsdam, où je couche une partie de la semaine ; et j’admire toujours de près ce génie unique, et il daigne se communiquer à moi ; et, enfin, si je n’étais pas à trois cents lieues de vous, si je ne vous aimais pas avec la plus vive tendresse, et si j’avais un peu de santé, je serais le plus heureux des hommes. J’en demande pardon aux successeurs des Desfontaines, et aux petits esprits, aux cuistres qui disent : Est-il possible qu’il ait vingt mille francs de pension, tandis que nous n’en avons point ? qu’il ait une clef d’or à sa poche, tandis que nous n’y avons point de mouchoir ? et une grande croix bleue à son cou, quand nous voudrions l’étrangler ? Ils ne savent pas, les vilains, que ni ma croix, ni ma clef, ni ma pension ne me touchent ; que j’abandonnerais tout cela sans le moindre regret, si je n’étais pas uniquement attaché à la personne d’un grand homme qui fait mon bonheur. Ils ne savent pas que je vis heureux, et que je serai encore plus heureux, quand je pourrai vous embrasser et vous consacrer les derniers moments de ma vie. Mille tendres respects à toute votre maison et à vos amis.
1 – D’Hamon. (G.A.)
2 – Cet acteur débuta à la Comédie-Française en 1756. (G.A.)
3 – Le Marquisat. (G.A.)
à M. le baron de Marschall.
Samedi, au château de Potsdam. (1)
Vous m’enchantez, monsieur, par vos bontés. Vous m’aidez à bâtir un grand édifice ; les moindres matériaux servent et vous daignez m’en prêter qui me sont très nécessaires. J’en aurai le soin que je dois. Je vous remercie de tout mon cœur, et je vous renouvelle les assurances de l’attachement le plus inviolable.
1 – Les quatre billets suivants, édités par MM. De Cayrol et A. François, ont été écrits dans le courant de Juillet. (G.A.)
à M. le baron de Marschall.
A Potsdam, ce 14 ou 15… Ma foi, je n’en sais rien.
Je vous remercie tendrement, monsieur, des aumônes que vous avez faites à mon âme. J’ai l’honneur de vous renvoyer les deux tomes que vous avez eu la bonté de me prêter. Je crois avoir vu dans votre cabinet la Bibliothèque des Théâtres, les Lettres de M. Pélisson et les Grands Hommes de Charles Perrault. Si vous voulez avoir encore la bonté, monsieur, de me prêter ces livres, je vous serai plus obligé que jamais, et je vous les rendrai fidèlement avec la Chronologie du président Hénault.
Oserai-je vous supplier de vouloir bien présenter mes respects à M. le comte de Podewils et de recevoir les miens ? Je me flatte de venir vous remercier au premier voyage de sa majesté.
à M. le baron de Marschall.
A Potsdam, ce 18 Mars, au château.
J’ai eu l’honneur de vous remercier de vos bontés et de vous renvoyer les deux tomes des Mémoires chronologiques que vous avez eu la bonté de me prêter. Je vous ai supplié de vouloir bien m’envoyer la Bibliothèque des Théâtres et les trois volumes de Lettres de M. Pélisson. Si vous voulez bien y ajouter le premier volume de Quinault, où il se trouve une préface instructive, je vous serai très obligé. Vous m’avez permis de prendre ces libertés ; j’abuse peut-être de vos offres ; mais je vous prie de croire que je ne vous emprunte des livres que pour essayer d’en faire qui puissent vous plaire.
J’ai l’honneur d’être avec une extrême reconnaissance, monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur.
à M. Darget.
Mon très aimable ami, le ciel confond les marquis qui m’envoient des tragédies par la poste, et bénisse les rois pleins de génie et de bonté : J’ai reçu un petit mot consolant de la part d’un homme dont le génie m’épouvante, et dont le cœur me rassure. Puisse votre cul être aussi sain que votre âme ! J’ai passé une nuit bien cruelle, dans la crainte de passer pour indiscret, et avoir révélé les mystères de Mars-Apollon. Je suis sensible comme vous, et ma tendre amitié compte sur la vôtre.
à Madame Denis.
A Potsdam, le 20 Mars 1751.
Me voici rencloîtré dans notre couvent moitié militaire, moitié littéraire. Le mois de mars, l’air et l’eau de ce pays-ci ne sont pas trop favorables à un convalescent. Je n’espère que dans le régime. J’ai repris mon petit train de vie, et je suis entre Louis XIV et Frédéric. Je ferais bien mieux de corriger assidûment mes ouvrages, que de corriger ceux d’un roi. C’est être dans le cas de l’abbé de Villiers (1), qui avait fait un livre intitulé Réflexions sur les défauts d’autrui. Il alla au sermon d’un capucin ; le moine dit en nasillant à son auditoire : « Mes très chers frères, j’avais dessein aujourd’hui de vous parler de l’enfer ; mais j’ai vu afficher à la porte de l’église : Réflexions sur les défauts d’autrui ; eh ! mon ami, que n’en fais-tu sur les tiens ? Je vous parlerai donc de l’orgueil. »
Envoyez-moi, ma chère enfant, cette édition de Paris (2) sitôt qu’elle sera achevée ; pour celle de Rouen, je ne veux pas seulement en entendre parler. Voilà trop de bâtards. Je voudrais déshériter toute cette famille-là. Ne croyez pas que je sois plus content de la famille des autres. On ne m’envoie de Paris que de plates niaiseries. Le bon n’a jamais été si rare. Il faut qu’il le soit, sans quoi il ne serait plus bon. Que de mauvais livres faits par des gens d’esprit !
Tout le monde a de l’esprit aujourd’hui, mon enfant, parce que le siècle passé a été le précepteur du nôtre ; mais le génie est un don de Dieu ; c’est la grâce, c’est le partage du très petit nombre des élus. Ne laissez pourtant pas de m’envoyer les rapsodies du jour ; elles m’amusent parce qu’elles sont nouvelles. Cela est honteux. Quelle pitié de quitter Virgile et Racine pour les feuilles volantes de nos jours ! Don Quichotte fit une infidélité d’un moment à Dulcinée pour Maritorne. Adieu, adieu ; quand je songe aux infidélités, je suis si honteux que je me tais.
1 – Pierre de Villiers, jésuite, né en 1648, mort en 1728. (G.A.)
2 – En onze volumes. (G.A.)
à M. Darget.
Jeudi 1751.
Mon cher ami, vous souviendriez-vous par hasard de l’ermite V*** ? Vous êtes sans doute dans les plaisirs jusqu’au cou. Je fais mille compliments à vos plaisirs ; j’espère avoir bientôt celui de vous voir. Il n’y a guère que vous qui puissiez me tirer de ma solitude. Heureux qui peut vivre avec vous ! Faites-moi de l’amitié de dire à M. et à madame de Tyrconnell que, de tous les ermites, je suis celui pour qui ils doivent avoir le plus de bonté. Faites-leur ma cour, je vous en prie, et aimez-moi tant que vous pourrez. J’aime à avoir place dans un cœur comme le vôtre.