CORRESPONDANCE - Année 1751 - Partie 3
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à M. Darget.
Ce 25 Janvier 1751.
Je vous prie, mon cher ami, de me mander si le roi veut bien avoir la bonté de me laisser rétablir ma santé dans cette maison de campagne auprès de Potsdam. J’ai absolument tout ce qu’il me faut, et je partirai sans délai. J’ai bien envie de deux choses, de vous et de la solitude.
Dites-moi ou faites-moi dire par M. Federsdorf si je peux compter sur cette permission du roi.
à M. Darget.
1751.
Mon cher ami, j’ai tout terminé, dans la crainte que la prisée des diamants et un appel ridicule que le juif voulait faire ne me retînt encore quinze jours, et ne m’empêchât d’aller dans cette retraite du Marquisat, après laquelle je soupire. Il ne tenait qu’à moi de pousser à bout ce scélérat d’Hirschell ; mais j’ai mieux aimé en user trop généreusement, après l’avoir fait condamner, que de le punir par la bourse, comme je le pouvais. Enfin ce chien de procès est absolument fini ; je n’attends que la permission du roi de venir m’établir pour quelque temps dans la solitude ; j’ose espérer qu’il me sera permis de venir travailler dans la bibliothèque de Sans-Souci, et que le philosophe qui bâti ce palais n’oubliera pas tout à fait un homme qui lui a consacré sa vie. Peut-être que ce voisinage me rendra ma santé ; mais, si je suis condamné à toujours souffrir, je souffrirai à Potsdam moins qu’ailleurs, et si l’Apollon de ces climats veut encore me faire lire, ce qui a fait jusqu’ici mon bonheur, j’oublierai tous mes maux. Il est comme les anciens magiciens, qui guérissaient tout avec des paroles enchantées.
J’attends, encore une fois, la permission que je demande, sans quoi j’aurais fait un bien mauvais marché. Demandez-la-lui donc pour moi, mon cher ami, et nous arriverons, mes petits meubles et moi, pour venir vivre en ermite. Je vous embrasse.
à M. le comte d’Argental.
A Berlin, le dernier de Janvier.
Mon cher ange, mon cher ami, j’ai écrit à ma nièce que tout ce que je lui disais était pour vous, et je vous en dis autant pour elle. Ma santé est devenue bien déplorable. Je ne peux pas écrire longtemps. Je commencerai d’abord par vous dire qu’il faut absolument attendre un temps plus doux pour revenir au colombier. J’ajouterai que je crains beaucoup de me trouver à Paris au milieu de toutes les tracasseries que vont causer vos éditions, d’essuyer les querelles des libraires, de compromettre les examinateurs des livres, d’essuyer les murmures des dévots, et d’être exposé aux Frérons. Il est impossible qu’un homme de lettres qui a pensé librement, et qui passe pour être heureux, ne soit pas persécuté en France. La fureur publique poursuit toujours un homme public qu’on n’a pu rendre infortuné. Je n’ai jamais éprouvé de faveur que quand l’ancien évêque de Mirepoix me persécutait.
Lambert a très mal fait d’entreprendre une édition de mes sottises en vers et en prose sans m’en avertir ; il a mal fait, après l’avoir entreprise, de n’en pas précipiter l’exécution, et il a plus mal fait de demander des examinateurs. Pour peu que ces examinateurs craignent, malgré leur philosophie et leur bonne volonté, de se commettre avec des gens qui n’ont ni bonne volonté, ni philosophie, il en naîtra une hydre de tracasseries, et je n’aurai fait alors un voyage en France que pour essuyer des peines et des reproches. On dira que j’ai pris le parti de me retirer dans les pays étrangers pour y faire imprimer des choses trop libres qu’on ne peut mettre au jour en France, même avec une permission tacite. Je vous avoue, mon cher et respectable ami, que je voudrais bien ne reparaître que quand tous ces petits orages seront détournés.
Je vous remercie tendrement des démarches que vous avez eu la bonté de faire. Votre amitié est à l’épreuve du temps et de l’absence. Vous ne me verrez plus jouer Cicéron. Je l’ai représenté sur le petit théâtre que j’ai créé dans le palais de Berlin, et je vous assure que je l’ai bien mieux joué qu’à Paris ; mais, pour jouer Cicéron, il faut avoir des dents, et ma maladie me les a fait perdre en grande partie. Je ne suis plus qu’un vieux radoteur.
Et je ne vis pas un moment
Sans sentir quelque changement
Qui m’avertit de la ruine.
Chaulieu.
Il vient un temps où il ne faut plus se prodiguer au monde. J’aurais voulu passer avec vous les derniers jours de ma vie, vous n’en doutez pas ; mais je vous répète que, quand j’aurai la consolation de vous entretenir, vous serez forcé d’approuver le parti que j’ai pris. Il m’a coûté bien cher, puisqu’il m’a séparé de vous. Madame d’Argental a dû recevoir une lettre de moi, avec quelques pilules de Stahl, que je lui adressai au commencement de décembre, quand le chambellan d’Hamon fut nommé pour aller à Paris conclure une petite affaire. Son départ a été longtemps retardé. Je le crois arrivé à présent. Un ministre qui se porte bien peut voyager au milieu des neiges ; mais dans l’état où je suis, il faut que j’attende une saison moins rude. Adieu ; je ne ferai plus de compliments à aucun de vos amis, ils me croient trop un homme de l’autre monde.
à M. Darget.
A Berlin, ce 30 Janvier, à minuit, 1751.
Mon cher ami, je vous avertis que j’ai du courage contre les neiges, et que j’en ferai des pelotes pour jeter au nez de la Nature et de la Fortune. D’ailleurs, le feu de Prométhée, qui brûle dans la chambre du roi, m’enverra des étincelles au Marquisat. Je ne fais plus de vers ; je suis dans la prose du Siècle de Louis XIV jusqu’au cou, et j’ai besoin des vers d’un grand homme pour me réchauffer Vous m’avez mandé que je pouvais avec la permission du roi aller m’établir dans cette solitude. Il n’y a qu’une seule chose que je demanderai à votre amitié, c’est d’envoyer un laquais chez la concierge du marquis de Menton. Ce n’est pas vraiment dans le corps de logis du jardin, sur la rivière, que je veux demeurer ; c’est dans le poulailler. Il ne s’agit que de savoir s’il y a une chambre à cheminée, et une avec un poêle, s’il y avait de quoi me faire rôtir une oie, et de quoi mettre de la viande dans un pot : la concierge me fera de bon potage. J’ai un peu de vaisselle d’argent, un peu de linge, des tables, des fauteuils, et des lits ; avec cela on peut se mettre dans sa chartreuse. M. de Federsdorf pourra bien m’envoyer un carrosse pour venir à Potsdam ; d’ailleurs j’aurai dans peu quatre chevaux. Ainsi ne blâmez plus mon goût, mais ayez la bonté de le favoriser. Je serai aux ordres du roi, s’il veut quelquefois d’un homme qui ne s’est expatrié que pour lui ; et si la maladie cruelle qui me ronge ne me permet pas des soupers, elle me pourra permettre de le voir et de l’entendre dans les moments où il voudra continuer à me confier les fruits de cette raison qu’il habille des livrées de l’imagination. Puisqu’il est le Salomon du Nord, il est juste qu’on passe par-dessus les neiges pour l’aller entendre.
Je lui ai écrit une lettre comme un disciple de la reine de Saba l’aurait écrite ; car elle est pleine de pourquoi ? Je lui demandais, comme à Salomon, les raisons de la petite malignité du cœur humain qui se glisse jusque dans le séjour de la paix. Pour moi, mon cher enfant, je pardonne tout, j’oublie tout, et je ne songe qu’à souffrir avec patience, et à travailler avec constance. L’étude est la seconde des consolations, l’amitié est la première. Je vous prie de dire à M. le comte de Podewils l’autrichien, que je suis très podewilien ; il y a longtemps que je lui suis tendrement dévoué. Adieu, mon cher ami ; dites au docteur (1) que je suis toujours à lui.
P.S. – Je rouvre ma lettre pour vous dire ce qui s’est passé après la condamnation du juif ; car il faut instruire son ami de tout. J’ai voulu tout finir généreusement, et prévenir la prisée juridique des diamants, qui prendra du temps, et qui retardera le bonheur de me jeter aux pieds du roi. M. le comte de Rothembourg sait tout ce que je sacrifiais pour la paix, qui est préférable à des diamants. J’ignore par qui le juif est conseillé ; mais il est plus absurde que jamais. On lui a fait entendre qu’il devait s’adresser au roi, et que le roi casserait lui-même l’arrêt donné par son grand-chancelier. Concevez-vous cet excès ? Adieu, mon cher ami ; on ne peut terminer cette affaire que par la plus exacte justice, conformément à l’arrêt rendu ; la discussion tiendra un peu de temps ; c’est un malheur qu’il faut encore essuyer. Il faudra encore quinze jours pour accomplir toute justice. Mon Dieu, que j’ai d’envie de vous embrasser !
1 – La Mettrie. (G.A.)
à M. Darget.
1751.
Mon cher ami, ce n’est qu’après les affirmations à moi adjugées, et par moi faites, que j’ai eu la vanité de proposer au juif, au plus scélérat de tous les hommes, de reprendre pour deux mille écus ce qu’il m’a donné pour trois mille ; et j’irai encore plus loin, s’il le faut, pour pouvoir m’approcher de Potsdam. J’ai demandé seulement au roi qu’il daignât me laisser encore ici jusqu’au 4 ou 5 Mars. Le temps est bien dur, et, en vérité, l’état de ma santé mérite de la compassion. Mon cher ami, en vous remerciant de la bonté que vous avez eue d’envoyer au Marquisat. Si je peux m’y transporter avant le 4 de mars, l’envie d’être votre voisin précipitera mon pèlerinage. Il faudra regarder cette aventure comme une maladie dont j’aurai guéri. Les petits désagréments passent, l’amitié reste. Voilà pourquoi il faut aimer la vie. Adieu, ami charmant.
à M. le marquis de Thibouville.
A Berlin, ce 5 Février 1751.
Je reçois à la fois vos deux lettres, mon cher duc d’Alençon (1). Vous ignorez peut-être qu’il a plu à la divine Providence de me faire deux niches ; l’une par le moyen d’un échappé de l’Ancien-Testament, qui a voulu me voler à Berlin cinquante mille livres, et l’autre par un échappé du Système, nommé André (2), qui s’est avisé de faire saisir tout mon bien, à Paris, pour une prétendue dette de billets de banque qu’il a la mauvaise foi et l’impudence de renouveler juste au bout de trente ans. Il a retrouvé un torche-cul du temps du visa ; il a vendu, sans m’en dire un mot, ce torche-cul à un procureur, et ce procureur me poursuit avec toutes les horreurs de son métier. Voilà le cas où je me trouve, et cette aventure imprévue ne me tourmenterait pas sans vous. Si je peux réussir à plâtrer une trêve avec ce maraud de procureur, je suis à vous sur-le-champ et dans tous les quarts d’heure de ma vie. Quand je dis que je suis à vous, c’est de ma bourse et de mon cœur que je parle ; car, pour ma présence réelle, n’y comptez pas sitôt. Ni ma santé, ni d’autres raisons, ne peuvent me permettre d’aller à Paris dans le temps que je m’étais prescrit. Aimez-moi, dites aux anges et à ma nièce qu’il faut qu’ils m’aiment. Je n’écris à personne cet ordinaire, par même à madame Denis. Ma santé est misérable. Adieu ; je vous embrasse tendrement, mon cher Catilina.
1 – Thibouville avait joué ce rôle. (G.A.)
2 – Banquier avec lequel Voltaire avait été lié autrefois. Voyez, le Divertissement à l’occasion d’une fête donnée à madame de Villars. (G.A.)
à M. Darget.
A Berlin, samedi au soir, 1751.
Voici, mon cher ami, ce que le médecin des eaux de Clèves m’envoie. En qualité de malade, cette affaire est de mon département : faites-en l’usage que vous voudrez. Je suis, Dieu merci, débarrassé de ma querelle avec l’Ancien-Testament, et je suis au désespoir de l’avoir eue : mais on est homme ; les affaires s’enfournent, je ne sais comment. J’ai fait une folie, mais je ne suis pas fou. Je voudrais guérir aussi vite que j’oublie tout cela. Ma foi, il faut aussi que Frédéric-le-Grand l’oublie (1) ; car je défie tous les juifs, et même leurs prophètes, d’être plus sensibles que moi à ses beaux vers et à son beau génie.
Je vous avoue que je serais bien content d’aller travailler, tous les matins, dans la bibliothèque de Sans-Souci, où il y a des livres dont je peux faire usage. Ce n’est pas l’unique objet de mes désirs, comme vous le jugez bien ; et le maître me tient plus au cœur que sa bibliothèque. J’ai des chevaux ; quand vous voudrez venir manger le potage du malade, nous philosopherons comme nous pourrons, et nous jouirons, dans le jardin, du premier rayon de soleil. Bonsoir, mon cher ami.
A propos, je prends la liberté d’écrire à Frédéric-le-Grand (2), dans l’effusion de mon cœur ; j’ai mis la lettre dans le paquet de M. Federsdorf.
P.S. – Je reçois votre lettre. Je suis bien inquiet pour vos yeux : voici le temps des fluxions. Je compte être votre voisin au 5 de mars, et cela me console. Me voici comme le meunier de La Fontaine ; tout le monde me disait ici : Envoyez f… f… ce juif généreusement, après l’avoir confondu ; je l’ai fait, et à présent on dit : Pourquoi vous êtes-vous accommodé ? Mon ami, j’en ai usé avec une générosité sans exemple dans l’Ancien-Testament. Mea me virtute involvo.
Le 8 Février, le procès du juif Abraham Hirschell, négociant à Berlin, a été jugé définitivement, par devant son excellence monseigneur le grand-chancelier.
Abraham Hirschell a été condamné à restituer dix mille écus de lettres de change sans répéter aucuns frais, la saisie de sa personne déclarée bonne et juste. Les diamants, par lui fournis, seront prisés à leur juste valeur intrinsèque, par des experts que les juges nommeront : il est condamné à dix écus d’amende.
1 - Frédéric avait banni Voltaire de sa présence pendant toute la durée du procès. (G.A.)
2 – Voyez la CORRESPONDANCE AVEC FRÉDÉRIC à cette époque. (G.A.)