CORRESPONDANCE - Année 1750 - Partie 10

Publié le par loveVoltaire

1750---Partie-10.jpg

 

Photo de PAPAPOUSS

 

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

A Berlin, ce 1er Septembre 1750.

 

 

          Ne m’écrivez jamais, mon divin ange, une lettre aussi cruelle que celle du 20 d’août. Vous me rendriez malade de chagrin, vous feriez mon malheur pour ma vie. Je vous écrivis, je vous rendis compte à peu près de tout, dans le temps que j’écrivis à ma nièce ; mais, dans le tumulte de tant de fêtes, dans un déplacement continuel, il arrive trop aisément qu’on vient vous enlever au milieu d’une lettre commencée et prête à cacheter ; on remet à la poste suivante, et il n’y a ici que deux postes par semaine ; souvent même les lettres d’une poste attendent à Wesel celles de l’autre, afin de faire un paquet plus fort. Ainsi il ne faut pas s’étonner de recevoir des nouvelles tantôt de dix, tantôt de vingt jours. Vous devez à présent être au fait ; vous devez savoir tout ce que j’ai mandé à ma nièce pour vous, comme vous aurez eu la bonté de lui communiquer ce que je vous ai écrit pour elle. Vous m’accusez de faiblesse ; comptez qu’il a fallu une étrange force pour me résoudre à achever mes jours loin de vous, et que j’ai été plus longtemps que vous ne pensez à me déterminer. Il n’y a pas d’apparence qu’après la lettre du roi de Prusse, que vous avez vue, je puisse jamais me repentir de m’être attaché à lui ; mais certainement je me repentirai toute ma vie de m’être arraché à vous et à vos amis. Il est vrai que je n’aurai pas beaucoup d’autres regrets à dévorer. L’égarement et le goût détestable où le public semble plongé aujourd’hui ne doivent pas avoir pour moi de grands charmes. Vous savez d’ailleurs tout ce que j’ai essuyé. Je trouve un port après trente ans d’orages. Je trouve la protection d’un roi, la conversation d’un philosophe, les agréments d’un homme aimable, tout cela réuni dans un homme qui veut, depuis seize ans, me consoler de mes malheurs, et me mettre à l’abri de mes ennemis. Tout est à craindre pour moi dans Paris, tant que je vivrai, malgré les protections que j’y ai, malgré mes places et la bonté même du roi. Ici je suis sûr d’un sort à jamais tranquille. Si l’on peut répondre de quelque chose, c’est du caractère du roi de Prusse. J’avais été autrefois fort fâché contre lui, au sujet d’un officier français (1), condamné cruellement par son père, et dont j’avais demandé la grâce. Je ne savais pas que cette grâce avait été accordée. Le roi de Prusse fait de très belles actions sans en avertir son monde. Il vient d’envoyer cinquante mille francs, dans une petite cassette fort jolie, à une vieille dame (2) de la cour que son père avait condamnée à l’amende autrefois d’une manière tout à fait turque. On reparla, il y a quelque temps, de cette ancienne injustice despotique du feu roi ; il ne voulut ni flétrir la mémoire de son père, ni laisser subsister le tort. Il choisit exprès une terre de cette dame, pour y donner ce beau spectacle d’un combat de dix mille hommes, espèce de spectacle digne du vainqueur de l’Autriche ; il prétendit que, pendant la pièce, on avait coupé une haie dans la terre de la dame en question. On ne lui avait pas abattu une branche ; mais il s’obstina à dire qu’il y avait eu du dégât, et envoya les cinquante mille francs pour le réparer. Mon cher et respectable ami, comment sont donc faits les grands hommes, si celui-là n’en est pas un ? Je ne vous en regrette pas moins, je ne suis pas moins affligé ; je ne viendrai en France que pour vous y voir. Mon cœur ne donnera jamais la préférence au roi de Prusse, et, si je suis obligé de vivre davantage auprès de lui, vous serez toujours les premiers dans mon souvenir. Il part pour la Silésie ; je resterai chez lui, pendant son absence, pour quelques arrangements littéraires. Je ne sais plus quand je contenterai ma fantaisie de voir Venise, Herculanum (3), Saint-Pierre, et le pape ; mais, si je vais voir ces raretés, ce sera en postillon ; rien n’est meilleur pour la santé. Je vous jure que vous accourcirez mon voyage. Ecrivez-moi, je vous en prie, à Berlin ? jusqu’à ce que je vous informe de mon départ. Je vous ai déjà mandé que je n’avais ici ni Zulime ni Adélaïde, mais j’ai Aurélie. Le roi de Prusse est de votre avis ; il trouve que Rome sauvée est ce que j’ai fait de plus fort. Ce serait une raison pour faire tomber, à Paris, cette pièce, et pour faire dire à la cour que cela n’approche pas de la belle pièce de Catilina, imprimée au Louvre. Mille tendres respects à madame d’Argental, à votre famille, à vos amis. Soit que je voie Rome ou non, je vous embrasserai sûrement, cet hiver, avant de repartir pour Berlin. Donnez-moi, je vous en conjure, des nouvelles de madame d’Argental. Adieu, encore une fois ; quand je vous parlerai, vous me direz que j’ai raison.

 

          A propos, vous me reprochez de faire avec joie des portraits flatteurs à ma nièce ; voudriez-vous que je la dégoûtasse et que je me privasse de la consolation de vivre à Berlin avec elle, et d’y parler de vous ? voudriez-vous que je fusse insensible aux fêtes de Lucullus et aux vertus de Marc-Aurèle ?

 

 

1 – Il s’appelait Courtils. Voyez les Mémoires. (G.A.)

 

2 – La baronne de Knipausen. (G.A.)

 

3 – Dont on poursuivait les fouilles avec succès. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Formey.

Le 9 Septembre 1750.

 

 

          Ma mauvaise santé, monsieur, et encore plus celle de madame la margrave de Bareuth, m’ont empêché de venir vous voir. Voilà tout ce que j’ai de mes guenilles imprimées. Je n’ai jamais fait d’édition complète. Je voudrais que toutes celles qu’on s’est avisé de faire fussent dans le feu. On est inondé de livres ; j’ai honte des miens.

 

          Je m’occupe à présent, comme je peux, à corriger l’édition de Dresde. Plus on avance en âge, plus on connaît ses fautes. Votre très humble… VOLTAIRE.

 

 

 

 

 

à Madame Denis.

Berlin, le 12 Septembre 1750.

 

 

          Qui donc peut vous dire que Berlin est ce qu’était Paris du temps de Hugues Capet ? Je vous prie seulement, ma chère enfant, d’aller voir votre ancienne paroisse, l’église de Saint-Barthélemy, où vous n’avez, je crois, jamais été. C’était là le palais de ce Hugues. Le portail subsiste encore dans toute sa barbarie. Venez après cela, voir la salle d’Opéra de Berlin.

 

          Je voudrais que vous eussiez été au carrousel dont je vous ai déjà dit un petit mot ; remarquez en passant qu’on ne donne plus de carrousels à présent ailleurs qu’ici. Si vous aviez vu le prince royal de Prusse, avec sa mine noble et douce, habillé en consul romain, couper des têtes de Maures et enfiler des bagues, vous l’auriez pris pour le jeune Scipion. Il est sûr que les peintres qui s’avisent de peindre la continence de Scipion ne le prendront pas pour modèle ; vous l’auriez peut-être prié de vous faire violence, si vous l’aviez vu dans ce bel équipage. Nous avons eu deux fois ce carrousel, une aux flambeaux, et l’autre en plein jour, ensuite nous avons joué Rome sauvée sur un petit théâtre assez joli que j’ai fait construire dans l’antichambre de la princesse Amélie. Moi, qui vous parle, j’ai joué Cicéron. J’aurais bien voulu que le marquis d’Adhémar eût été là en César, et que M. de Thibouville eût joué son rôle de Catilina ; mais on ne peut pas avoir tout.

 

          Nous avons eu l’opéra d’Iphigénie en Aulide. Quinault (1) n’a plus à se plaindre ; Racine a été encore plus maltraité que lui. Je vous avouerai, si vous voulez, que les vers des opéras qu’on donne ici sont dignes du temps de Hugues Capet ; mais, en vérité, Berlin est un petit Paris. Il y a de la médisance, de la tracasserie, des jalousies de femmes, des jalousies d’auteurs, et jusqu’à des brochures. J’attends avec impatience ce que vous et Versailles vous déciderez sur ma destinée, et ce que vous direz de la lettre du roi de Prusse.

 

          J’ai écrit à notre cher d’Argental. J’ai dit à Algarotti que nous avions lu ensemble, à Paris, son Congresso di Citera ; il en est flatté. Vous savez que les Italiens ont été les premiers maîtres en amour, quand ils ont fait revivre les beaux-arts ; mais nous le leur avons bien rendu. Adieu ; je n’ai pas un moment, et je vous embrasse en courant.

 

 

1 – Dont Villati avait refait le Phaéton. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

A Berlin, ce 14 Septembre 1750.

 

 

          Vous devez, mon cher et respectable ami, avoir reçu plusieurs lettres de moi, et madame Denis doit vous en avoir rendu une ; elle doit vous avoir dit que je vous sacrifiais le pape ; mais, pour le roi de Prusse, cela est impossible. Je n’irai point en Italie cet automne, comme je l’avais projeté. Je viendrai vous voir au mois de novembre ; j’aurai la consolation de passer l’hiver avec vous, et je reverrai souvent ma patrie, parce que vous y demeurez. J’ai remis mon voyage d’Italie à un an, et je vous embrasserai par conséquent dans un an. Ces points de vue-là sont bien agréables, et les voyages sont charmants quand on vous retrouve au bout. L’Italie et le roi de Prusse sont chez moi de vieilles passions qu’il faut satisfaire ; mais je ne peux traiter Frédéric-le-Grand comme le saint-père ; je ne peux le voir en passant. Je vous répète encore que vous approuverez mes raisons ; oui, vous me plaindrez de m’être séparé de vous, et vous ne pourrez me condamner. Je ne sais comment vont les tracasseries de Lekain. Pour nous, nous jouons ici  Rome sauvée sans tracasserie ; je gronde comme je faisais à Paris, et tout va bien. Nous avons déjà fait trois répétitions ; j’essaierai le rôle d’Aurélie, et au mois de novembre vous en jugerez. Je retrouverai mon petit théâtre ; nous tâcherons d’amuser madame d’Argental. Tout ce tracas-là fait du bien à la santé. Voyager et jouer la comédie vaut presque les pilules de Stahl. Qu’est-ce que trois ou quatre cents lieues : bagatelles. Voyez les Romains, ces anciens maîtres de nous autres barbares, ils couraient de Rome en Afrique, au fond des Gaules, dans l’Asie ; c’était une promenade. Nous nous effrayons d’aller à dix lieues. Les Parisiens sont de francs sybarites. Vive le roi de Prusse, il va à Kœnigsberg comme vous allez à Neuilly ; mais, mes anges, de tous ces voyages les plus gais seront ceux que je ferai pour vous. Messieurs de Neuilly, je suis à vous pour la vie. Mandez-moi des nouvelles de la santé de madame d’Argental.

 

          Adieu, adieu ; aimez-moi toujours, je vous en prie.

 

 

 

 

 

à M. duc d’Uzès.

A Berlin, le 14 Septembre 1750.

 

 

          Je dois à votre goût pour la littérature, monsieur le duc, la lettre dont vous m’honorez ; ce goût augmente encore ma sensibilité, et c’est pour moi un nouveau sujet de remerciements. Vous ne pouvez assurément mieux faire, dans le loisir que votre gloire, vos blessures et la paix vous ont donné, que de cultiver un esprit aussi solide que le vôtre. Il n’y a que du vide dans toutes les choses de ce monde ; mais il y en a moins dans l’étude qu’ailleurs ; elle est une grande ressource dans tous les temps, et nourrit l’âme jusqu’au dernier moment. Je suis auprès d’un grand roi qui, tout roi qu’il est, s’ennuierait s’il ne pensait pas comme vous ; et je ne me suis rendu auprès de lui, après seize ans d’attachement, que parce qu’il joint à toutes ses grandes qualités celle d’aimer passionnément les arts. J’ai résisté à la tentation de vivre auprès de lui tant qu’a vécu madame du Châtelet, dont je vois avec consolation que vous n’avez pas perdu la mémoire. Je crois que madame la duchesse de La Vallière, votre sœur, et madame de Luxembourg, m’ont un peu abandonné depuis ma désertion ; mais je leur serai toujours fidèlement dévoué. Je ne suis guère à portée, à la cour du roi de Prusse, de lire des thèmes que des écoliers composent pour des prix de l’Académie de Dijon (1) ; mais, sur l’exposé que vous me faites, je suis bien de votre avis ; il me paraît même très indécent qu’une Académie ait paru douter si les belles-lettres ont épuré les mœurs.

 

          Messieurs de Dijon voudraient-ils qu’on les crût de malhonnêtes gens ? Des gens de lettres ont quelquefois abusé de leurs talents ; mais de quoi n’abuse-t-on pas ! j’aimerai autant qu’on dît qu’il ne faut pas manger, parce qu’on peut se donner des indigestions. Irai-je dire à ces Dijonnais que toutes les Académies sont ridicules, parce qu’ils ont donné un sujet qui a l’air de l’être ? Tout cela n’est autre chose qu’une méprise et qu’une fausse conclusion du particulier au général.

 

          Je ne connais pas non plus les petites brochures contre M. de Montesquieu (2). J’aurais souhaité que son livre eût été aussi méthodique et aussi vrai qu’il est plein d’esprit et de grandes maximes ; mais, tel qu’il est, il m’a paru utile. L’auteur pense toujours, et fait penser ; c’est un roide joûteur, comme dit Montaigne ; ses imaginations élancent les miennes. Madame du Deffand a eu raison d’appeler son livre de l’Esprit sur les lois ;  on ne peut mieux, ce me semble, le définir. Il faut avouer que peu de personnes ont autant d’esprit que lui, et sa noble hardiesse doit plaire à tous ceux qui pensent librement. On dit qu’il n’a été attaqué que par les esclaves des préjugés ; c’est un des mérites de notre siècle que ces esclaves ne soient pas dangereux. Ces misérables voudraient que le reste du monde fût garrotté des mêmes chaînes qu’eux.

 

          Vous ne paraissez pas fait pour partager ces chaînes avilissantes de l’esprit humain, et vous pensez surtout en magnanime pair de France ; Vous m’annoncez une correspondance qui me flatte beaucoup. J’espère être à Paris dans quelques mois, et y recevoir les marques de confiance dont vous m’honorerez. Je m’en rendrai digne par ma discrétion, et par la vérité avec laquelle je vous parlerai. Je suis, avec beaucoup de respect, etc.

 

 

1 – Elle venait de couronner le discours de Rousseau contre les sciences. Voyez aux OPUSCULES, Timon. (G.A.)

 

2 – L’Esprit des lois avait paru en 1748. (G.A.)

 

 

 

1750 - Partie 10

 

 

 

 

Commenter cet article