CORRESPONDANCE - Année 1748 - Partie 6
Photo de PAPAPOUSS
à M. le comte d’Argental
Octobre 1748.
Madame de Pompadour a plus fait que la reine. Elle me fait dire, mon cher et respectable ami, que l’infamie ne sera certainement point jouée. Je me flatte qu’étant défendue à la cour, elle ne sera pas permise à la ville, et que M. le duc d’Aumont insistera sur une suppression de cinq ou six années, après laquelle il serait bien odieux de renouveler un scandale qu’on a eu tant de peine à déraciner. J’ai écrit deux fois à M. le duc d’Aumont ; il s’agirait de mettre M. de Maurepas dans nos intérêts. Empêchons la parodie à Paris comme à la cour. Il faut assurément ôter à la cabale ce misérable sujet d’un si honteux triomphe. Pour réponse à toutes ces tracasseries, je vous enverrai incessamment un nouveau cinquième acte (1) ; c’est là le point principal.
Quand mes anges parlent, l’auteur de Sémiramis doit se taire. Je reçois dans ce moment un très beau mémoire de M. le coadjuteur (2) contre les parodies, appuyé d’un mot de M. d’Argental. Je ne peux répondre à présent que par les plus grands remerciements. Je n’épargnerai point assurément mes peines pour mériter des bontés si continues, si vives, et si encourageantes. J’avais encore, par la dernière poste, envoyé de la Malgrange quelques rogatons ; mais tenons tout cela pour non avenu, et attendons qu’après avoir travaillé à tête reposée, je vienne travailler sous vos yeux à Paris, vers le milieu de décembre (3). Les travaux les plus difficiles deviennent des plaisirs quand on a pour critiques des amis si tendres et si éclairés.
Madame du Châtelet vous fait mille tendres compliments, et moi j’attends des moyeux ; cela est bien autrement intéressant que Sémiramis. Or, dites-moi, respectable ami, si vous êtes content de mon procédé avec M. l’abbé de Bernis. Daignez-vous faire usage des mémoires dont je vous ai assassiné ? Pardonnez-moi mes vers, mes mémoires, mes fatigantes importunités, je travaille à mériter d’être toujours gardé par vous ; je ne sais si j’en serai digne. Adieu, tous les chers anges gardiens.
1 – De Sémiramis. (K.)
2 – L’abbé de Chauvelin. (G.A.)
3 – Il ne revint qu’en février 1749. (G.A.)
à M. le comte d’Argental
A Lunéville, ce 23 Octobre 1748.
Voici, mon cher et respectable ami, un gros paquet de Babylone ; mais à présent, le point essentiel est d’empêcher la parodie à la ville comme à la cour ; j’ai lieu de penser que M. Montmartel m’ayant écrit de la part de madame de Pompadour, et n’ayant redit ses propres paroles, que « le roi était bien éloigné de vouloir me faire la moindre peine, et que la parodie ne serait certainement point jouée, » j’ai lieu, dis-je, de me flatter que cette proscription d’un abus aussi pernicieux est pour Paris comme pour Versailles.
Je vais écrire dans cet esprit à M. Berryer, et l’ordre du roi, à Fontainebleau, sera pour lui un nouveau motif de me marquer sa bienveillance, et une nouvelle facilité de se faire entendre aux personnes qui pourraient favoriser encore la cabale qui s’est élevée contre moi. Je suis fâché que M. le duc d’Aumont soit le seul qui ne réponde point à mes lettres ; mais je n’en compte pas moins sur sa fermeté et sur la chaleur de ses bons offices, animé par votre amitié. Je vous prie de m’instruire sur tout ce qui se passe de cette affaire, qui m’est devenue très essentielle.
La reine m’a fait écrire, par madame de Luynes, que les parodies étaient d’usage, et qu’on avait travesti Virgile. Je réponds que ce n’est pas un compatriote de Virgile qui a fait l’Enéide travestie, que les Romains en étaient incapables ; que si on avait récité une Enéide burlesque à Auguste et Octavie, Virgile en aurait été indigné ; que cette sottise était réservé à notre nation longtemps grossière et toujours frivole ; qu’on a trompé la reine quand on lui a dit que les parodies étaient encore d’usage ; qu’il y a cinq ans qu’elles sont défendues ; que le théâtre français entre dans l’éducation de tous les princes de l’Europe, et que Gilles et Pierrot ne sont pas faits pour former l’esprit des descendants de saint Louis.
Au reste, si j’ai écrit une capucinade (1), c’est à une capucine.
Voici, mon divin ange, une autre grâce que je vous demande, c’est de savoir au juste et au plus vite de mademoiselle Quinault de quel remède elle s’est servie pour faire passer un énorme goître dont elle s’est défaite. Il y a ici une dame beaucoup plus jolie qu’elle qui a un cou extrêmement affligé de cette maladie, et vous rendriez un grand service à elle et à ses amants de nous envoyer la joyeuse recette de la demoiselle Quinault. Ajoutez cette grâce à tant d’autres bontés. Et mes moyeux ! ah ! M. de Pont de Veyle, mes moyeux !
Ce 21.
Le roi de Pologne, qui avait envoyé ma lettre à la reine, et qui en était très content, a été fort piqué que nos adversaires aient prévalu auprès de la reine, et que ce ne soit pas elle à qui j’aie l’obligation de la suppression de l’infamie. Les mêmes gens qui avaient fait la calomnie sur Zadig ont continué sous main leurs bons offices, et le roi de Pologne en est très instruit. Dites cela à l’abbé de Bernis et qu’il écrive à madame de Pompadour pour la suppression de l’infamie à la ville comme à la cour.
1 – La lettre à la reine. (G.A.)
à M. d’Arnaud
A Lunéville, le 25 Octobre 1748.
Mon cher ami, votre lettre sans date me dit que vous m’aimez toujours, et cela ne m’apprend rien ; j’ai toujours compté sur un cœur comme le vôtre. Elle m’apprend que messeigneurs les princes de Wurtemberg m’honorent de leur souvenir. Je vous prie de leur présenter mes profonds respects et mes tendres remerciements, et de ne pas oublier M. de Montolieu.
Il est vrai que je n’écris guère au roi de Prusse. J’attends que j’aie mis Sémiramis au point d’être moins indigne de lui être envoyée ; j’y ai fait plus de deux cents vers à Lunéville. Il y a quelques années (1) que j’envoyai à sa majesté l’esquisse de cette pièce ; j’en suis très honteux et très fâché. Ce n’est pas un homme à qui on doivent présenter des choses informes ; c’est un juge qui me fait trembler. Personne sur la terre n’a plus d’esprit et plus de goût, et c’est pour lui principalement que je travaille. Je ne croyais pas pouvoir passer ma vie auprès d’un autre roi que lui, mais ma déplorable santé a encore plus besoin des eaux de Plombières que de la cour de Lunéville. Je compte aller à Paris au mois de décembre, et vous y embrasser. Si vous n’étiez pas aussi paresseux qu’aimable, je vous prierais de me mander quelques nouvelles de notre pauvre littérature française. Je vous exhorterai toujours à faire usage de votre esprit pour établir votre fortune. Il n’y a rien que je ne fasse pour vous prouver combien la douceur de vos mœurs, votre goût et vos premières productions m’ont donné d’espérances sur vous. Je suis très fâché de vous avoir été jusqu’ici bien inutile. VOLTAIRE.
Sans compliment et sans cérémonie.
1 – En Février 1747. (G.A.)
à M. le comte d’Argental
Lunéville, le 10 Octobre 1748.
Je reçois la lettre de mon cher ange, du 18. Vous me dites, mon cher et respectable ami, que la prétention de M. de Maurepas est insoutenable ; mais savez-vous qu’en réponse à la lettre la plus respectueuse, la plus soumise et la plus tendre, il m’a mandé sèchement et durement qu’on jouerait la parodie à Paris, et que tout ce qu’on pouvait faire pour moi était d’attendre la suite des premières représentations de ma pièce ? Or, cette suite de premières représentations pouvant être regardée comme finie, on peut conclure de la lettre de M. de Maurepas que les Italiens sont actuellement en droit de me bafouer, et, s’ils ne le font pas, c’est qu’ils infectent encore Fontainebleau de leurs misérables farces faites pour la cour et pour la canaille.
M. le duc de Gèvres m’a mandé que les premiers gentilshommes de la chambre ne se mêlaient pas des pièces qu’on joue à Paris. En effet, la permission de représenter tel ou tel ouvrage a toujours été dévolue à la police ; et peut-être tout ce que peut faire un premier gentilhomme de la chambre, c’est de faire servir son autorité à intimider des faquins qui joueraient une pièce malgré eux, et à se faire obéir plutôt par mesure que par droit.
Cependant ce que vous me mandez, et la confiance extrême que j’ai en vous, me font suspendre mes démarches. J’allais envoyer une lettre très forte à madame de Pompadour, et même un placet au roi, qui n’est pas assurément content à présent de celui (1) qui me persécute. Je supprime tout cela, et je ne m’adresserai au maître que quand je serai abandonné d’ailleurs ; mais j’ai besoin de savoir à quoi m’en tenir, et jusqu’à quel point s’étendent les bontés et l’autorité de M. le duc de Fleury et de M. le duc d’Aumont. Je vous demande en grâce d’écrire sur cela promptement à M. le duc d’Aumont, et de me donner la réponse la plus positive, sur laquelle je prendrai mes mesures. Je serais très aise de ne pas importuner le roi pour de pareilles sottises, et que la fermeté de M. d’Aumont m’épargnât cet embarras ; mais, s’il y a la moindre indécision du côté des premiers gentilhommes de la chambre, vous sentez bien que je ne dois rien épargner, et que je ne dois pas en avoir le démenti.
Vous devez avoir reçu un gros paquet par M. de La Reynière. En voici un autre qui n’est pas de la même espèce. Je vous prie de donner au digne coadjuteur un Panégyrique (2) ; je devrais faire le sien.
Il y en a un aussi pour l’abbé de Bernis. Je n’ai point reçu la lettre dont vous m’aviez flatté de sa part ; mais j’espère que, s’il est nécessaire, vous l’encouragerez à écrire bien pathétiquement à madame de Pompadour contre les parodies, en général, et contre celle de Sémiramis en particulier. Madame de Pompadour est très disposée à me favoriser, mais il ne faut rien négliger.
Madame du Châtelet promet plus qu’elle ne peut, en parlant d’un voyage prochain. Je le voudrais, mais je prévois qu’il faudra attendre près d’un mois.
Je travaille sous terre pour Mouhi ; je vous prie de le lui dire. Grand merci des moyeux. Adieu, mes très aimables anges.
1 – Le comte de Maurepas. Il fut exilé un an après. (G.A.)
2 – Le Panégyrique de Louis XV. (G.A.)