CORRESPONDANCE - Année 1748 - Partie 5

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CORRESPONDANCE 1748-5  

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à M. le comte d’Argental

A La Malgrange, le 4 Octobre 1748.

 

         Mon cher et respectable ami, voici bien des points sur lesquels j’ai à vous remercier et à vous répondre.

 

         A l’égard des comédiens, Sarrasin m’a parlé avec beaucoup plus que de l’indécence, quand je l’ai prié, au nom du public, de mettre dans son jeu plus d’âme et plus de dignité. Il y en a quatre ou cinq qui me refusent le salut, pour les avoir fait paraître en qualité d’assistants. La Noue a déclamé contre la pièce beaucoup plus haut qu’il n’a déclamé son rôle. En un mot, je n’ai essuyé d’eux que de l’ingratitude et de l’insolence. Permettez, je vous en prie, que je ne sacrifie rien de mes droits pour des gens qui ne m’en sauraient aucun gré, et qui en sont indignes de toutes façons. Je ne prétends pas hasarder d’offenser l’amour-propre de mademoiselle Dumesnil, de mademoiselle Clairon et de Grandval. Quelques galanteries données à propos ne les fâcheront pas. Le chevalier de Mouhi et d’autres (1) ne doivent pas être oubliés. Qui oblige un corps n’oblige personne. On ne peut s’adresser qu’aux particuliers qui le méritent.

 

         A l’égard de la pièce, je vous jure que je la travaillerai, pour la reprise, avec le peu de génie que je peux avoir, et avec beaucoup de soin. Il est triste qu’on la joue à Fontainebleau, parce que le théâtre est impraticable ; mais, si on la joue, je vous supplie d’engager M. le duc d’Aumont à ne pas faire mettre de lustre sur le théâtre. Nous avons ici l’expérience que le théâtre peut être très bien éclairé avec des bougies en grand nombre, et des reflets dans les coulisses. Il ne s’agirait, pour exécuter la nuit absolument nécessaire au troisième acte, que d’avoir quatre hommes chargés d’éteindre les bougies dans les coulisses, tandis qu’on abaisserait les lampions du devant du théâtre.

 

         J’en ai écrit à M. de Cindré (2) ; mais c’est de M. le duc d’Aumont que j’attends toute sorte de protection grande et petite, et c’est à vous que je la devrai, à vous à qui je dois tout, et dont l’amitié est si active, si indulgente et si inaltérable.

 

         Je reviens à l’abominable calomnie par laquelle on m’a voulu brouiller avec M. l’abbé de Bernis ; elle vient d’un homme (3) qui m’a fait  depuis longtemps l’honneur d’être jaloux de moi, je ne sais pas pourquoi, et qui n’aime pas l’abbé de Bernis (je sais bien pourquoi), parce qu’il veut plaire, et que l’abbé de Bernis plaît. Je ne nomme personne, je ne veux me plaindre de personne ; je vis dans une cour charmante et tranquille, où toute tracasserie est ignorée ; mais je serai pénétré de douleur que M. l’abbé de Bernis me crût capable d’avoir dit une parole indiscrète sur son compte. Je lui écris ; mais ne sachant où adresser ma lettre, je prends la liberté de la mettre dans votre paquet, que j’adresse à Paris, à madame d’Argental. Adieu, divin ami, mon cher ange gardien ; je vous apporterai, à mon retour, de quoi vous amuser.

 

 

1 – Mouhi, Thieriot, du Molard, Lambert et le chevalier de La Morlière avaient soutenu Sémiramis de leurs applaudissements. (G.A.)

 

2 – L’un des intendants des Menus. (G.A.)

 

3 – Piron. (K.)

 

 

 

 

 

à Marie Leckzinska, reine de France

Le 10 Octobre 1748.

 

         Madame, je me jette aux pieds de votre majesté. Vous n’assistez aux spectacles que par condescendance pour votre auguste rang, et c’est un sacrifice que votre vertu fait aux bienséances du monde. J’implore cette vertu même, et je la conjure avec la plus vive douleur, de ne pas souffrir que ces spectacles soient déshonorés par une satire odieuse (1) qu’on veut faire contre moi, à Fontainebleau, sous vos yeux. La tragédie de Sémiramis est fondée, d’un bout à l’autre, sur la morale la plus pure ; et par là, du moins, elle peut s’attendre à votre protection. Daignez considérer, madame, que je suis domestique du roi, et par conséquent le vôtre ; mes camarades, les gentilshommes du roi, dont plusieurs sont employés dans les cours étrangères, et d’autres dans des places très honorables, m’obligeront à me défaire de ma charge, si j’essuie devant eux et devant toute la famille royale un avilissement aussi cruel. Je conjure votre majesté, par la bonté et par la grandeur de son âme, et par sa piété, de ne pas me livrer ainsi à mes ennemis ouverts et cachés, qui, après m’avoir poursuivi par les calomnies les plus atroces, veulent me perdre par une flétrissure publique. Daignez envisager, madame, que ces parodies satiriques ont été défendues à Paris pendant plusieurs années. Faut-il qu’on les renouvelle pour moi seul, sous les yeux de votre majesté ? Elle ne souffre pas la médisance dans son cabinet ; l’autorisera-t-elle devant toute la cour ? Non, madame ; votre cœur est trop juste pour ne pas se laisser toucher par mes prières et par ma douleur, et pour faire mourir de douleur et de honte un ancien serviteur, et le premier sur qui sont tombées vos bontés (2). Un mot de votre bouche, madame, à M. le duc de Fleury et à M. de Maurepas, suffira pour empêcher un scandale dont les suites me perdraient. J’espère de votre humanité qu’elle sera touchée, et qu’après avoir peint la vertu, je serai protégé par elle. Je suis, etc.

 

 

1 – Cette parodie de Sémiramis était de Montigny. (G.A.)

 

2 – Elle lui avait fait une pension de 1,500 livres en 1725. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental

A Commercy, le 10 Octobre 1748.

 

         Oui, respectable et divin ami, oui, âme charmante, il faudrait que je partisse tout à l’heure, mais pour venir vous embrasser et vous remercier. Je suis ici assez malade, et très nécessaire aux affaires de madame du Châtelet. Voici ce que j’ai fait, sur votre lettre.

 

         J’étais dans ma chambre, malingre, et j’ai fait dire au roi de Pologne que je le suppliais de permettre que j’eusse l’honneur de lui parler en particulier. Il est monté sur-le-champ chez moi. Il permet que j’écrive à la reine sa fille une lettre. Elle est faite, et il la trouve très touchante. Il en écrit une très forte, et il se charge de la mienne. Ce n’est pas tout, j’écris à madame de Pompadour, et je lui fais parler par M. Montmartel (1).

 

         J’écris à madame d’Aiguillon, et j’offre une chandelle à M. de Maurepas. J’intéresse la piété de la duchesse de Villars, la bonté de madame de Luynes, la facilité bienfaisante du président Hénault, que je vous prie d’encourager. Je presse M. le duc de Fleury ; je représente fortement, et sans me commettre, à M. le duc de Gèvres (2), des raisons sans réplique, et je ne crains pas qu’il montre ma lettre, qu’il montrera ; je me sers de toutes les raisons, de tous les motifs, et je mets surtout ma confiance en vous. Je suis bien sûr que vous échaufferez M. le duc d’Aumont ; qu’il ne souffrira pas que les scandales qu’il a réprimés pendant six ans se renouvellent contre moi, et qu’il soutiendra son autorité dans une cause si juste ; qu’il engagera M. le duc de Fleury à ne pas abandonner la sienne, et à ne pas souffrir l’avilissement des beaux-arts et d’un officier du roi dans l’affront, qu’on veut faire à un ouvrage honoré des bienfaits du roi même. Mes anges, engagez M. l’abbé de Bernis à ne pas abandonner son confrère, à ne pas souffrir un opprobre qui avilit l’Académie, à écrire fortement, de son côté, à madame de Pompadour ; c’est ce que j’espère de son cœur et de son esprit, et ma reconnaissance sera aussi longue que ma vie. Au reste, je pense que peut-être une des meilleures réponses que je puisse employer est dans les amples corrections que je vous envoie pour Sémiramis. J’en ai fait faire une copie générale pour mademoiselle Dumesnil, qu’elle donnera à Minet (3), et une copie particulière pour chaque acteur. Si vous êtes content, vous et votre aréopage, je me flatte que vous ajouterez à toutes vos bontés celle d’envoyer le paquet à mademoiselle Dumesnil, à Fontainebleau. J’attends votre arrêt.

 

         A l’égard de l’histoire de ma vie, dont on me menace en Hollande, je vais faire les démarches nécessaires. Je ne laisse pas d’avoir des amis auprès du stathouder ; mais, si je ne réussis pas, je mettrai ces deux beaux volumes à côté de Frétillon (4), et la canaille ne troublera pas mon bonheur. Des amis tels que vous sont une belle consolation. Le bénéfice l’emporte sur les charges. Mon cher ange, cultivons les lettres jusqu’au tombeau, méritons l’envie et méprisons-la, en faisant pourtant ce qu’il faut pour la réprimer. Adieu, maison charmante où habitent la vertu, l’esprit, et la bonté du cœur. Adieu, vous tous qui soupez ; moi, qui dîne, je suis bien indigne de vous. Ah ! monsieur de Pont de Veyle, oubliez-vous mes moyeux (5) ?

 

         O anges ! j’ajoute que je ne doute pas que M. le duc d’Aumont ne soit indigné qu’on vilipende un ouvrage que j’ai donné pour lui comme pour vous, que j’ai fait pour lui, pour le roi, et dans la sécurité d’être à l’abri de l’infâme parodie. Il faut qu’il combatte comme un lion, et qu’il l’emporte. Représentez-lui tout cela avec cette éloquence persuasive que vous avez.

 

         J’ai écrit à M. Berryer. Madame du Châtelet dit vous écrire ; elle vous fait les plus tendres compliments. Comme notre cour est un peu voyageuse, je vous prie d’adresser vos ordres à la cour du roi de Pologne, en Lorraine. On ne laissera pas de la trouver.

 

 

P.S. – Je serais très fâché de passer pour l’auteur de Zadig, qu’on veut décrier par les interprétations les plus odieuses, et qu’on ose accuser de contenir des dogmes téméraires contre notre sainte religion. Voyez quelle apparence !

 

Mademoiselle Quinault, Quinault-comique (6), ne cesse de dire que j’en suis l’auteur. Comme elle n’y voit rien de mal, elle le dit sans croire me nuire ; mais les coquins, qui veulent y voir du mal, en abusent. Ne pourriez-vous pas étendre vos ailes d’ange gardien jusque sur le bout de la langue de mademoiselle Quinault, et lui dire ou lui faire dire que ces bruits sont capables de me porter un très grand préjudice ? Il faut que vous me défendiez à droite et à gauche. J’attends mille fois plus de vous et de vos amis que de tout ce que je pourrais faire à Fontainebleau. Ma présence, encore une fois, irriterait l’envie, qui aimerait bien mieux me blesser de près que de loin. Le mieux qu’on puisse faire, quand les hommes sont déchaînés, c’est de se tenir à l’écart. Je vous reverrai avant Noël, aimables soupeurs et preneurs de lait. Conservez-moi une amitié précieuse, qui console de tous les chagrins, et qui augmente tous les plaisirs.

 

 

1 – Pâris-Montmartel. (G.A.)

 

2 – L’un des quatre premiers gentilshommes de la chambre. (G.A.)

 

3 – Souffleur et copiste de la Comédie. (G.A.)

 

4 – Histoire de mademoiselle Cronel, dite Frétillon, pamphlet contre la Clairon attribué au comte de Caylus et aussi au comédien Gaillard. (G.A.)

 

5 – Prunes confites de Franche-Comté. (G.A.)

 

6 – Celle qui fut en correspondance avec Voltaire. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental

Ce 11 Octobre 1748.

 

         Belles âmes, ces représentations si justes, jointes à la chaleur de vos bons offices et aux mesures que je prends, me donnent lieu d’espérer qu’on parviendra à prévenir l’infamie avec laquelle on veut déshonorer la scène française, la seule digne en Europe d’être protégée. Continuez, mon cher et respectable ami, à défendre ce que vous avez fait réussir ; triomphez de la plus lâche cabale que l’on ait suscitée depuis Phèdre. Vous ferez beaucoup plus que moi-même. Ma présence animerait mes ennemis, qui voudraient me rendre témoin de l’opprobre qu’ils ont machiné ; et, si je ne réussissais pas à faire défendre leur malheureuse satire, je ne serai venu que pour réjouir leur malignité, et pour leur amener leur victime. Je me flatte toujours que M. l’abbé de Bernis ne vous refusera pas d’appuyer mes prières auprès de madame de Pompadour, et qu’il se déclarera avec force contre les misérables parodies, qu’il regarde comme la honte de notre nation.

 

         Encore une fois, le soin que je prends de rendre Sémiramis moins indigne du public éclairé est ma meilleure réponse, est ma meilleure manœuvre. Bien faire, et être secondé par vous, voilà mon évangile. Adieu, mes chers anges, qui présidez à ma Babylone. L’envie a raison de vouloir me perdre, votre amitié me rend trop heureux.

 

 

Ce 12 Octobre

 

 

         Je fais une réflexion. Si la fureur de la cabale, et le plaisir malin attaché à l’humiliation de son prochain, l’emportent sur tant de justes raisons ; si on s’obstine à jouer l’infâmie à la cour, M. le duc d’Aumont, qui assurément, doit en être mortifié, ne peut-il  pas différer la représentation de Sémiramis ? Ne pouvez-vous pas même engager très aisément mademoiselle Dumesnil à exiger de ses camarades un long délai fondé sur cent vers nouvellement corrigés, qu’il faut apprendre ? la disposition nouvelle du théâtre de Fontainebleau n’est-elle pas encore un motif pour différer ? ne peut-on pas pousser ce délai jusqu’au dernier jour, et, s’il le faut même, ne pas jouer la pièce ? Alors on ne pourrait donner la parodie ; et ce temps, que nous aurions, servirait non seulement à prendre de nouvelles mesures, mais encore à faire de nouveaux changements pour l’hiver. Alors la pièce serait presque nouvelle, et les Slodtz (1), qui sont prêts à réparer leur honneur en rajustant leurs décorations, donneraient un nouveau cours et un nouveau prix à notre guenille, qui aurait un plein triomphe, tandis que peut-être Catilina…

 

         Mandez-moi si vous jugez à propos que j’écrive à M. le duc d’Aumont en conséquence. Conduisez ma tête et ma main comme mon cœur.

 

 

1 – Peintres chargés des décorations de Sémiramis. (G.A.)

 

 

  CORRESPONDANCE 1748-5

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