CORRESPONDANCE - Année 1745 - Partie 1
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à M. Thieriot
1745 (1).
Je vous renvoie la prose de M. le maréchal de Schemettau ; mais je n’ose encore y ajouter mes vers. Je deviens plus difficile de jour en jour sur mes faibles ouvrages, et le divertissement du mariage de M. le dauphin (2) me prend toute ma pauvre âme, dont l’étui est plus malade que jamais au moment que je vous écris. Ah ! mon ancien ami, une bonne digestion vaut mieux que de bons vers.
1 – Les éditeurs de cette lettre, MM. de Cayrol et A. François, l’ont datée du mois de mai, mais elle doit être du commencement de 1745. (G.A.)
2 – La princesse de Navarre. (G.A.)
au cardinal Passionel (1)
Versailles, 9 Janvier 1745.
L’écolier de votre éminence prend la liberté d’écrire en italien à celui qui serait son maître en français. Vraiment je ne m’étonne pas que votre éminence soit de tous les pays. Elle a été estimée et appréciée de tous en Hollande, à l »époque de la paix d’Utrecht ; elle a obtenu ensuite l’estime et l’affection de Louis XIV : elle s’est acquis, à Vienne, l’amitié et l’admiration unanimes de la cour de l’empereur ; maintenant elle jouit de tous ces succès réunis dans la capitale du monde, dont elle est le principal ornement.
Je ne cacherai pas à votre éminence que ses lettres, si aimables, si flatteuses pour moi, m’ont inspiré le plus vif désir de visiter cette auguste ville de Rome, séjour de tous les beaux-arts. Il y a chez nous très peu de moyen de s’instruire dans la langue italienne. J’ai lu quelques auteurs du dix-septième siècle. Mais Marchetti (2), Orsi (3), Filicaia (4) et beaucoup d’autres ne me sont connus que de nom. Je me suis en outre convaincu de la nécessité de pratiquer une langue et de demeurer quelques mois au moins dans le pays pour bien posséder les délicatesses de cette langue et l’expression propre.
Je regrette beaucoup d’être plus familiarisé avec l’anglais qu’avec l’italien. Mais je suis resté une année entière à Londres, et là j’ai appliqué tous mes soins à acquérir une connaissance approfondie de la langue trop libre d’un peuple trop libre lui-même. Sa dureté et sa barbarie, quoiqu’elle soit adoucie par les bons écrivains anglais, ne sauraient se comparer avec la pureté et l’élégance naturelle de la langue italienne.
N’ai-je pas vraiment raison de me plaindre de ma cruelle destinée, quand je songe que les maladies continuelles qui détruisent ma vie, m’ôtent la consolation d’aller à Rome et de payer en personne à votre éminence le tribut des sincères respects que je suis réduit à lui envoyer par lettre ?
Je reçois avec une vive reconnaissance ses précieuses faveurs, et je lui serais infiniment obligé si elle daignait m’envoyer les Œuvres du marquis Orsi, dont elle me parle dans sa très honorée lettre.
Je pense assurément que notre Boileau a été trop rigoureux pour le grand Tasse. Il y a bien chez lui quelques concetti, quelques froideurs ; mais on en trouve même dans Virgile :
Ils étaient prisonniers, et je n’ai pu les prendre !
Troie entière a brûlé sans les réduire en cendre !
En tombant sous mes coups, mesure l’Italie.
Il y en a même dans Homère, et ce défaut se rencontre trop souvent dans Milton. Mais
Lorsqu’un ouvrage est beau, qu’importent quelques taches ?
Il me semble que Crescimbeni (5) serait de tous les auteurs celui qui me donnerait la connaissance la plus exacte et la plus approfondie de cette belle langue. La Bibliothèque de Fontanini (6) ne se trouve pas ici ; et puisque votre éminence a daigné avoir la bonté de me promettre ces livres, je serai entièrement redevable à ses faveurs du peu d’italien que je pourrai savoir ; et désespérant de pouvoir me mettre à Rome sous la protection de votre éminence, je profiterai du moins à Paris de tant de bonté. Aurait-elle l’extrême complaisance de m’envoyer ces beaux présents à l’adresse de Mgr le cardinal de Tencin ou de M. le marquis d’Argenson, ministre d’Etat aux affaires étrangères.
En attendant, je baise humblement la pourpre sacrée de votre éminence, et, profondément incliné devant elle, j’ose me dire, de votre éminence, le très humble, très dévoué et très obligé serviteur. V.
1 – Lettre écrite en italien.
2 – Né en 1633, mort en 1714. Marchetti était à la fois poète, philosophe et mathématicien. Sa traduction d’Anacréon et surtout celle de Lucrèce sont très estimées. (A. François.)
3 – Le cardinal Orsi, né à Florence en 1692, est mort à Rome en 1761. Son principal ouvrage, l’Histoire ecclésiastique, est une réfutation de celle de Fleury. (A. François.)
4 – Célèbre poète lyrique, né en 1642, mort en 1707 ; son beau sonnet sur la Destinée de l’Italie est dans la mémoire de tous les Italiens :
Italia ! Italia ! o tu cui feo la sorte
Dono infelice di bellezza !.............
(A. François.)
5 – Fondateur et premier custode de l’Académie des Arcades, à Rome, auteur d’une Histoire de la Poésie italienne ; né en 1663, Crescimbeni est mort en 1728.
6 – L’ouvrage de ce savant critique est intitulé : Biblioteca della eloquenz italiana. Fontanini, né en 1666, est mort en 1736.
à M. le marquis d’Argenson
Le jour de la Circoncision 1745.
Monsieur Bon (1), premier président,
Dans vos vers me paraît plaisant ;
Mais les Anglais ne le sont guères.
Ils descendent assurément
De ces aragnes carnassières
Dont vous parlez si sagement (2).
Puissent ces méchants insulaires,
Selon leurs coutumes premières,
Prendre le soin de s’égorger !
Mais ils entendent leurs affaires,
Et c’est nous qu’ils veulent manger.
Vous les en empêcherez bien, monseigneur. Béni soit Apollon, qui vous a inspiré des choses si jolies dont je ne me doutais pas !
Pollio et ipse facit nova carmina ; pascite taurum…..
VIRG., ecl. III.
Il me semble que vos jolis vers, et encore moins ma chétive prose, ne produiront pas la paix cet hiver. Il vous faudra une bonne année pour accorder les agrainées ; mais il y a apparence qu’on ne nous gobera pas comme des mouches.
Je vous remercie bien de votre confidence ; c’est un secret d’Etat que des vers d’un ministre. Le cardinal de Richelieu en faisait davantage, mais pas si bien.
Je vous souhaite la bonne année, monseigneur, et je prends la liberté de vous aimer de tout mon cœur, tout comme si vous n’étiez pas ministre.
1 – Premier président de la chambre des comptes de Montpellier connu par une Dissertation sur l’Araignée. (G.A.)
2 – D’Argenson avait comparé les rois aux araignées, dont les plus grosses dévorent les petites. (G.A.)
à M. de la Condamine
Versailles, le 7 Janvier 1745.
Votre style, monsieur, n’est point d’un homme de l’autre monde ; votre cœur pourrait bien en être ; vous vous souvenez de vos amis, et ce n’est pas la mode de cet hémisphère. Il est vrai que vous êtes fait pour être excepté. Il s’en faut bien qu’on vous ait oublié pendant vos dix ans d’absence (1) ; on parlait toujours de vous à Paris, et faites-vous peindre comme M. de Maupertuis, aplatissant la terre d’un côté, tandis qu’il la presse de l’autre ; on ne dira plus que la figure du monde passe (2) ; vous l’aurez fixée pour jamais. Il est question de vous fixer aussi à la fin, et de venir jouir du fruit de vos travaux, et, surtout, qu’on ne puisse pas dire du succès de votre voyage : Tout leur bien du Pérou n’est que du caquet. Je vous ai écrit plusieurs fois, et, surtout, quand M. Dufaï, votre ancien ami et le mien, vivait encore. Que vous trouverez ici d’honnêtes gens de moins et de sottises de plus ! que vous trouverez de choses changées ! Je me suis fait tant soit peu physicien, pour être plus digne de vous revoir ; mais c’est madame du Châtelet qui mérite toute votre attention, en qualité de sublime géomètre. Elle s’est mise à éclaircir Leibnitz, ce qui était très difficile, et moi à embrouiller Newton, ce qui était très aisé ; mais elle a été mieux imprimée que moi, et l’édition des Eléments de Newton, faite en Hollande, est entièrement ridicule. Gardez-vous bien d’en lire un mot, j’aurai l’honneur de vous en présenter à Paris une moins mauvaise.
Je conçois que vous devez être retenu à La Haye par les agréments de la société ; vous devez être surtout bien content de notre ministre, M. de La Ville. Vous aurez fait de grands dîners chez M. le général Debrosses ; vous aurez dit des galanteries espagnoles à madame de Saint-Gilles. Avez-vous vu mon cher et respectable ami, M. de Podewils, l’envoyé de Prusse ? il était bien malade quand il est arrivé à La Haye, et j’ai peur qu’il n’ait pu jouir du plaisir de vous entrevoir. La Haye est un des endroits de la terre où j’aurais le mieux aimé à vivre ; mais je donne encore la préférence à Paris, où je vous attends avec l’impatience de l’amitié, très indépendante de celle de la curiosité.
Vous me trouverez aussi maigre et aussi malade que vous m’avez laissé, et aussi rempli d’attachement pour vous ; je ne vous traite point comme un ami de l’autre monde. Point de compliments. Je reprends avec vous mes anciens errements. Il n’y a point eu de mille lieues entre nous. Je vous embrasse de tout mon cœur, comme vous le permettiez autrefois.
1 – La Condamine se trouvait alors à La Haye, revenant du Pérou où il avait été retenu depuis 1735. (G.A.)
2 – I Corinth., VIII.
à M. de Vauvenargues
Versailles, le 7 janvier 1745 (1).
Le dernier ouvrage que vous avez bien voulu m’envoyer, monsieur, est une nouvelle preuve de votre grand goût, dans un siècle où tout me semble un peu petit, et où le faux bel esprit s’est mis à la place du génie.
Je crois que si on s’est servi du terme d’instinct pour caractériser La Fontaine, ce mot instinct signifiait génie. Le caractère de ce bon homme était si simple, que dans la conversation il n’était guère au-dessus des animaux qu’il faisait parler ; mais, comme poète, il avait un instinct divin, et d’autant plus instinct qu’il n’avait que ce talent. L’abeille est admirable, mais c’est dans sa ruche ; hors de là l’abeille n’est qu’une mouche.
J’aurais bien des choses à vous dire sur Boileau et sur Molière. Je conviendrais sans doute que Molière est inégal dans ses vers, mais je ne conviendrais pas qu’il ait choisi des personnages et des sujets trop bas. Les ridicules fins et déliés dont vous parlez ne sont agréables que pour un petit nombre d’esprit déliés. Il faut au public des traits plus marqués. De plus, ces ridicules si délicats ne peuvent guère fournir des personnages de théâtre. Un défaut presque imperceptible n’est guère plaisant. Il faut des ridicules forts, des impertinences dans lesquelles il entre de la passion, qui soient propres à l’intrigue. Il faut un joueur, un avare, un jaloux, etc. Je suis d’autant plus frappé de cette vérité, que je suis actuellement occupé d’une fête (2) pour le mariage de M. le dauphin, dans laquelle il entre une comédie, et je m’aperçois plus que jamais que ce délié, ce fin, ce délicat, qui font le charme de la conversation, ne conviennent guère au théâtre. C’est cette fête qui m’empêche d’entrer avec vous, monsieur, dans un plus long détail, et de vous soumettre mes idées ; mais rien ne m’empêche de sentir le plaisir que me donnent les vôtres.
Je ne prêterai à personne le dernier manuscrit que vous avez eu la bonté de me confier. Je ne pus refuser le premier à une personne digne d’en être touchée. La singularité frappante de cet ouvrage, en faisant des admirateurs, a fait nécessairement des indiscrets. L’ouvrage a couru. Il est tombé entre les mains de M. de La Bruère, qui, n’en connaissant pas l’auteur, a voulu, dit-on, en enrichir son Mercure. Ce M. de La Bruère est un homme de mérite et de goût. Il faudra que vous lui pardonniez. Il n’aura pas toujours de pareils présents à faire au public. J’ai voulu en arrêter l’impression, mais on m’a dit qu’il n’en était plus temps. Avalez, je vous en prie, ce petit dégoût, si vous haïssez la gloire.
Votre état me touche à mesure que je vois les productions de votre esprit si vrai, si naturel, si facile, et quelquefois si sublime. Qu’il serve à vous consoler, comme il servira à me charmer. Conservez-moi une amitié que vous devez à celle que vous m’avez inspirée. Adieu, monsieur ; je vous embrasse tendrement.
1 – Voltaire répond à une lettre de Vauvenargues du 21 Janvier 1745. (G.A.)
2 – La Princesse de Navarre. (G.A.)