CORRESPONDANCE - Année 1745 - Partie 3
Photo de PAPAPOUSS
à M. de Cideville
A Versailles, le 7 mars 1745.
Je compte, mon cher ami, vous apporter ces sottises de commande (1) dès que je serai à Paris. Je me ferais à présent une grosse affaire avec vingt messieurs en charge, si je donnais le moindre ordre au sieur Ballard, imprimeur des ballets du roi très-chrétien. Chacun a ici son droit ; il n’y a que les arts et les talents qui n’en ont point ; mais j’ai des droits qui valent mieux que tous ceux des premières charges de la couronne ; ce sont ceux que j’ai sur votre cœur. Vous ne sauriez croire l’impatience que j’ai de vous embrasser.
1 – La Princesse de Navarre. (G.A.)
à M. de la Condamine
Versailles, mars.
Mon très ambulant philosophe, j’ai obéi aux ordres que vous m’avez donnés auprès de M. le duc de Richelieu. Il sera fort aise de vous voir et de vous procurer ici les agréments qui dépendent de lui ; mais l’étiquette de ce pays-ci n’est pas d’être présenté deux fois. Vous pouvez venir au lever du roi, et sans doute vous attirerez ses regards. S’il est curieux, il vous parlera. Je crois que vous avez plus besoin de conversations approfondies avec le contrôleur-général (1) qu’avec sa majesté. Quelque chose que l’on vous donne, on ne pourra, à mon gré, vous récompenser.
Continuez-moi, je vous prie, dans ce monde, une amitié que vous m’aviez conservée dans l’autre, et croyez que de tous ceux qui ont le bonheur de vous connaître il n’y en a point qui vous soient plus véritablement dévoués que Voltaire.
1 – La Condamine avait fait des avances dont il fut remboursé avec peine. (G.A.)
à M. de Moncrif
A Versailles, ce mardi au soir, mars 1745 (1).
Avec ces grâces infinies
De l’opéra longtemps bannies,
Et qu’à des chants nouveaux et doux
Vos vers ont tendrement unies,
Ce n’est pas Zélindor (2), c’est vous
Qui semblez le roi des génies.
Puisque vous êtes aussi celui des bons cœurs, vous m’attachez à vous plus que jamais. Je ne souhaitais que la plus légère marque de la protection du roi ; j’ai plus que je ne mérite. Me voilà heureux dans ce monde. Les prières de madame de Villars m’assurent de la félicité pour l’autre. Je sens que je ferais mon salut trop agréablement, si je lui faisais quelquefois ma cour, et si j’avais la consolation de vous voir chez elle. V.
1 – Editeurs, E. Bayoux et A. François. (G.A.)
2 – Zélindor, opéra que Moncrif venait de faire jouer le 17 Mars. La musique était de Francoeur. (G.A.)
à M. le marquis d’Argenson
20 Mars 1745, samedi au soir. (1).
Vous n’êtes jaloux que de faire du bien, et il y a peut-être des personnes qui sont un peu jalouses des fonctions de leur département. J’ai donc recours encore à vos bontés, monseigneur, pour vous supplier non seulement d’encourager le roi, mais d’encourager aussi M. de Maurepas à terminer l’affaire qui me regarde (2) et à ne pas la faire à moitié. Je vous devrai le bonheur de ma vie ; mais je vous le dois encore bien davantage, pour la permission que vous m’avez toujours donnée de profiter des charmes de votre société et des agréments d’un esprit conduit par le meilleur cœur du monde ; aussi vous savez si je vous suis attaché, et si mon tendre et respectueux dévouement dépend le moins du monde de la fortune.
1 – Editeurs de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – C’est-à-dire à lui faire avoir son brevet d’historiographe. On le lui délivra le 1er avril. (G.A.)
à M. de Vauvenargues
A Versailles, ce 3 Avril 1745.
Vous pourriez, monsieur, me dire comme Horace :
Sic raro scibis, ut toto non quater anno.
HOR. Lib. II, sat. III.
Ce ne serait pas la seule ressemblance, que vous auriez avec ce sage aimable. Il a pensé quelquefois comme vous dans ses vers ; mais il me semble que son cœur n’était pas si sensible que le vôtre. C’est cette extrême sensibilité que j’aime ; sans elle vous n’auriez point fait cette belle oraison funèbre (1) dictée par l’éloquence et la tendre amitié. La première façon dont vous l’aviez commencée me paraît sans comparaison plus touchante, plus pathétique, que la seconde ; il n’y aurait seulement qu’à en adoucir quelques traits, et à ne pas comprendre tous les hommes dans le portrait funeste que vous en faites ; il y a sans doute de belles âmes, et qui pleurent leurs amis avec des larmes véritables. N’en êtes-vous pas une preuve bien frappante, et croyez-vous être assez malheureux pour être le seul qui soyez sensible ? Ne parlons plus de La Fontaine ; qu’importe qu’en plaisant on ait donné le nom d’instinct au talent singulier d’un homme qui avait toujours vécu à l’aventure, qui pensait et parlait en enfant sur toutes les choses de la vie, et qui était si loin d’être philosophe ? Ce qui me charme surtout de vos réflexions, monsieur, et de tout ce que vous voulez bien me communiquer, c’est cet amour si vrai que vous témoignez pour les beaux-arts ; c’est ce goût vif et délicat qui se manifeste dans toutes vos expressions. Venez donc à Paris ; j’y profiterai avec assiduité de votre séjour. Vous serez peut-être étonné de recevoir une lettre de moi, datée de Versailles. La cour ne semblait guère faite pour moi ; mais les grâces que le roi m’a faites m’y arrêtent, et j’y suis à présent plus par reconnaissance que par intérêt. Le roi part, dit-on, les premiers jours du mois prochain, pour aller nous donner la paix, à force de victoires. Vous avez renoncé à ce métier qui demande un corps plus robuste que le vôtre, et un esprit peu philosophique ; c’est bien assez d’y avoir consacré vos plus belles années. Employez, monsieur, le reste de votre vie à vous rendre heureux, et songez que vous contribuerez à mon bonheur quand vous m’honorerez de votre commerce, dont je sens tout le prix.
1 – Eloge de Seitres de Caumont. (G.A.)
à M. le marquis d’Argenson
(1).
Que Dieu récompense la reine ou l’impératrice de toutes les Russies, et vous, ange de la paix ! Je n’ose écrire sans être sous vos yeux (2) ; je crains de dire trop ou trop peu, et de ne pas m’ajuster. Je compte venir demain à Versailles me mettre au rang de vos secrétaires.
En vous remerciant, monseigneur, de la bonté que vous avez pour le plus pacifique des humains, et celui qui vous est dévoué avec le plus de tendresse.
1 – Ce billet, toujours daté du 9 Mai, est antérieur à celui du 3 mai ; peut-être est-il du 9 Avril. (G.A.)
2 – Il s’agit de la Lettre de Louis XV à la Czarine qu’on trouve, aux PIÈCES OFFICIELLES. Elisabeth avait offert sa médiation. (G.A.)
à M. de Cideville
A Paris, ce 10 Avril 1745.
Vos vers, mon charmant ami, me paraissent, à très peu de chose près, mériter ce que vous dites de moi (1). Il ne leur manque rien. Si je ne souffrais pas, et si ma colique, que vous suspendez, mais qui revient, me laissait autant de liberté dans l’esprit, que vous m’inspirez de sentiments, je vous enverrais quatre fois plus de vers ; mais ils ne seraient pas si bons que les vôtres.
En vous remerciant tendrement, mon très cher ami, celui de la vertu et des Muses, homme fait pour être le charme de la société. Votre ami souffrant vous embrasse de tout son cœur.
1 – Stances A M. de Voltaire, historiographe de France, in-8° de quatre pages, réimprimées en juin dans le Mercure. (G.A.)
à M. de Cideville
Ce 12 Avril.
Je suis si vain, mon charmant ami, que je veux que votre ouvrage soit parfait. Pardonnez à cet excès d’amour-propre, et à celui de ma tendre amitié pour vous,
Si quosdam egregio reprehendo in corpore nævos.
Soyez le juge de ma petite critique. Il me semble qu’en un quart d’heure vous pouvez donner la dernière main à ce petit ouvrage excellent en son genre, et qui éternisera l’amitié qui fait mon bonheur.
à M. le marquis d’Argenson
Le 16 Avril 1745.
Je cours à Châlons avec madame du Châtelet pour assister à la petite-vérole de son fils, car c’est tout ce qu’on peut y faire ; on n’est que spectateur de la tyrannie ignorante des médecins. Guérissez la maladie épidémique de l’Europe ; empêchez les araignées (1) de se manger, et conservez-moi vos bontés.
J’espère revenir avant que vous partiez pour aller faire la paix, à la tête des armées.
Adieu, monseigneur ; personne ne s’intéressera jamais à votre gloire et à votre bonheur autant que votre très ancien serviteur.
1 – Les rois. (G.A.)
à M. Duclos
Avril 1745.
… J’en ai déjà lu cent cinquante pages (1) ; mais il faut sortir pour souper ; je m’arrête à ces mots :
« Ce brave Huniad Corvin, surnommé la terreur des Turcs, avait été le défenseur de la Hongrie, dont Ladislas n’avait été que le roi. »
Courage ! il n’appartient qu’aux philosophes d’écrire l’histoire. En vous remerciant bien tendrement, monsieur, d’un présent qui m’est bien cher, et qui me le serait quand même vous ne me le seriez pas. Je passe à votre porte pour vous dire combien je vous aime ; combien je vous estime, et à quel point je vous suis obligé ; et je vous l’écris dans la crainte de ne pas vous trouver. Bonsoir, Salluste.
1 –De l’Histoire de Louis XI. ((G.A.)