CORRESPONDANCE - Année 1744 - Partie 7
Photo de PAPAPOUSS
à M. le comte d’Argental
Septembre 1744.
Mon cher et respectable ami, voilà ma petite drôlerie (1) ; si vous voulez avoir la bonté de souffrir qu’elle passe par vos aimables mains, pour aller ennuyer ou amuser un moment votre éminentissime oncle (2), cela sera mieux reçu ; et je vous supplie de vouloir bien ménager cette négociation. Il y a je ne sais quoi de bien insolent à envoyer ses vers soi-même ; c’est dire à un ministre : Quittez vos affaires pour me lire, admirez-moi, et donnez-vous la peine de me l’écrire. Il faut, en vérité, que les vers se fassent lire eux-mêmes, qu’ils courent d’eux-mêmes s’ils sont bons, qu’ils tombent d’eux-mêmes s’ils ne valent rien, et que le pauvre auteur se cache tant qu’il peut. On doit être soûl de vers sur le roi. Hier je vis encore trois odes ; c’est bien le cas de dire :
. . . . . . . . . et si peu de bons vers (3).
Il faudrait être fou pour se fâcher quand on nous dit que, de trente mille vers faits par nous, il y en a peu de bons.
Si on avait l’esprit mal fait, on se fâcherait plutôt du début :
Quoi ! verrai-je toujours des sottises en France !
On se fâcherait de ce qu’on dit qu’il y a des railleurs ; voilà qui est plus personnel ; mais j’espère qu’on ne se fâchera point, parce qu’on ne me lira point. Peut-être quatre vers de l’endroit de Germanicus, qui sont touchants, et que M. le cardinal de Tencin pourrait faire valoir dans un moment favorable, seraient vus avec indulgence, et puis c’est tout. En un mot, que le roi sache que j’ai mis mes trois chandelles à ma fenêtre. Pardon si je suis un bavard en vers et en prose. Mille tendres respects à madame l’ange.
1 – Le petit poème Sur les Evénements de l’année 1744. (K.)
2 – Le cardinal de Tencin, nommé ministre d’Etat le 20 Août 1742. (G.A.)
3 – Poème sur les Evénements de 1744. (G.A.)
à M. le comte d’Argental
Septembre 1744.
Je partis pour Champs (1), mon adorable ange, au lieu de dîner. Je me mis dans le trémoussoir de l’abbé de Saint-Pierre, et me voilà un peu mieux. Ayez donc la bonté de me renvoyer notre Princesse crayonnée de votre main ; ajoutez à toutes les peines que vous daignez prendre celle de me pardonner mon impuissance. Vous ordonnez que cette première scène, entre le duc de Foix et sa dame, soit des plus touchantes ; je ne l’ai regardée que comme une scène de préparation qui excite la curiosité, qui laisse échapper des sentiments, mais qui ne les développe point, qui irrite le désir et qui n’entame point la passion. Si cette scène avait le malheur d’être passionnée, la scène suivante, qui me paraît bien plus piquante, deviendrait très insipide. Je sacrifierai pourtant, autant que je pourrai, mes idées à vos ordres, je tâcherai d’échauffer encore un peu cette scène des deux amants ; mais permettez-moi de ménager les teintes, et de ne pas prodiguer des sentiments qui doivent être ménagés et filés jusqu’à la fin. J’ôterai, si vous voulez, le mot d’outrageuse, quoiqu’il soit dans Boileau et dans Corneille.
Vous vous intéressez tant aux arts, que vous ne souffrirez pas que mademoiselle Clairon joue d’une manière raisonnée et froide ce troisième acte, où elle doit faire éclater le pathétique et le désespoir le plus douloureux ; ce serait un contre-sens du cœur, et ceux-là sont les plus impardonnables.
Je sais bien que ces deux vers du Discours,
Ennuyer son héros est une triste chose ;
Nous l’accablons de vers, nous l’endormons en prose,
sont trop faibles, et ne répondent pas assez à l’idée que vous avez qu’il ne faut pas avoir l’air de se mettre au-dessus de son prochain. N’aimeriez-vous pas mieux :
O ma prose, mes vers ! gardez-vous de paraître ;
Il est dur d’ennuyer son héros et son maître ?.
La pièce avec ces deux vers devient honnêtement modeste.
Je vous prie de vouloir bien observer que ce petit ouvrage ne s’adresse point au roi, que ce n’est que par occasion qu’on ose y parler de lui, qu’il commence sur le ton familier, et qu’ainsi les vers héroïques gâteraient cet ouvrage s’ils donnaient l’exclusion aux autres. Le grand art, ce me semble, est de passer du familier à l’héroïque, et de descendre avec des nuances délicates. Malheur à tout ouvrage de ce genre qui sera toujours sérieux, toujours grand : il ennuiera ; ce ne sera qu’une déclamation. Il faut des peintures naïves ; il faut de la variété ; il faut du simple, de l’élevé, de l’agréable. Je ne dis pas que j’ai tout cela mais je voudrais bien l’avoir ; et celui qui y parviendra sera mon ami et mon maître. Dites- moi seulement pourquoi madame du Châtelet et M. de La Vrillière (2) savent par cœur ma petite drôlerie. Adieu, mes adorables anges.
1 – Champs-sur-Marne, où le duc de La Vallière avait un magnifique château. (G.A.)
2 – Saint-Florentin La Vrillière, alors chargé de toutes les affaires de l’intérieur du royaume pendant la campagne du roi. (G.A.)
à M. le Président Hénault
A Champs, ce 14 Septembre 1744.
Le roi, pour chasser son ennui,
Vous lit et voit votre personne ;
La gloire a des charmes pour lui,
Puisqu’il voit celui qui la donne.
En qualité de bon citoyen et de votre serviteur, je dois être charmé que le roi vous lise, et je le serais plus encore s’il vous écoutait ; Vous savez bien, très adorable président, que vous avez tiré madame du Châtelet du plus grand embarras du monde (1) ; car cet embarras commençait à la Croix-des-Petits-Champs, et finissait à l’hôtel de Charost ; c’était des reculades de deux mille carrosses en trois files, des cris de deux ou trois cent mille hommes semés auprès des carrosses, des ivrognes, des combats à coups de poings, des fontaines de vin et de suif qui coulaient sur le monde, le guet à cheval qui augmentait l’imbroglio ; et, pour comble d’agréments, son altesse royale (2) revenant paisiblement au Palais-Royal avec ses grands carrosses, ses gardes, ses pages, et tout cela ne pouvant ni reculer ni avancer jusqu’à trois heures du matin. J’étais avec madame du Châtelet ; un cocher, qui n’était jamais venu à Paris, l’allait faire rouer intrépidement. Elle était couverte de diamants ; elle met pied à terre, criant à l’aide, traverse la foule sans être ni volée ni bourrée, entre chez vous, envoie chercher la poularde chez le rôtisseur du coin, et nous buvons à votre santé tout doucement dans cette maison (3) où tout le monde voudrait vous voir revenir.
Suave, mari magno turbantibus æquora ventis,
E terra magnum alterius spectare laborem.
LUCR., lib. II.
J’ai laissé la Princesse de Navarre entre les mains de M. d’Argental, et le divertissement entre les mains de Rameau. Ce Rameau est aussi grand original que grand musicien. Il me mande « que j’aie à mettre en quatre vers tout ce qui est en huit, et en huit tout ce qui est en quatre. » Il est fou ; mais je tiens toujours qu’il faut avoir pitié des talents. Permis d’être fou à celui qui a fait l’acte des Incas (4). Cependant, si M. de Richelieu ne lui fait pas parler sérieusement, je commence à craindre pour la fête.
Je suis le plus trompé du monde si Royer n’a pas fait de belles choses dans Prométhée (5) ; mais Royer n’a pas eu la plus grande part de ce monde au larcin du feu céleste. Le génie est médiocre ; on en peut cependant tirer parti. Je voudrais bien, monsieur, qu’à votre retour nous fissions exécuter quelque chose devant vous. Il est juste qu’on amuse celui qui passe sa vie à joindre utile dulci.
Adieu, monsieur ; vous êtes aimé où je suis, comme partout ailleurs, et je crois toujours me distinguer un peu dans la foule, car, en vérité, je sens bien vivement tout ce que vous valez. Je le dis de même, et je vous suis attaché de même.
1 – Voltaire et madame du Châtelet étaient revenus à Paris en septembre pour voir Richelieu avant son départ pour l’Espagne. Ils assistèrent aux fêtes données à l’occasion de la convalescence du roi. (G.A.)
2 – Louis-Philippe, duc de Chartres. (G.A.)
3 – Rue Saint-Honoré, vis-à-vis le couvent des Jacobins. (G.A.)
4 – Seconde entrée des Indes galantes, musique de Rameau.
5 – Pandore. (G.A.)
à Madame la comtesse d’Argental
A Champs, le 18 Septembre 1744.
Vraiment, madame, votre idée est très bonne ; en vous remerciant de vos belles inspirations, je tâcherai d’en faire usage. Ne croyez pourtant point qu’au temps de Pierre-le-Cruel il n’y eût point de barons. Toute l’Europe en était pleine, et il y a toujours eu des barons ridicules.
Si la platitude des vers du janséniste Racine a réussi à la cour, il est clair que des vers d’un ton agréable doivent y être mal reçus.
En vain Boileau a recommandé de
Passer du grave au doux, du plaisant au sévère.
Art poét., ch. I.
C’est, à la vérité, la seule manière de se faire lire dans les ouvrages détachés, dans des épîtres, dans des discours, en vers. Ce genre de poésie a besoin de sel pour n’être pas fade ; c’est pourquoi je ne reviens pas d’étonnement que M. d’Argental condamne ces vers :
Et le vieux nouvelliste, une canne à la main,
Trace, au Palais-Royal, Ypres, Furne, et Menin.
Evén. de 1744.
Si vous n’aimez pas ces peintures, vous ne pouvez aimer la poésie. Il n’y a que ces images qui la soutienne. Boileau n’est lu que parce que ses ouvrages sont pleins de ces portraits vrais, plaisants, familiers, qui égaient le ton sérieux, et en varient l’insupportable monotonie. Prenez garde qu’un peu trop de goût pour l’uniformité du sentiment ne vous écarte des idées qui firent fleurir les lettres il y a quatre-vingts ans. Vous ne voulez point de comique dans les comédies, vous ne voulez point d’images gaies dans les épîtres ; gare l’ennui, gare le néant.
Il faut jeter le Pastor Fido dans le feu, si ces vers-ci ne valent rien :
J’en crois assez votre rougeur,
C’est de nos sentiments le premier témoignage. −
C’est l’interprète de l’honneur.
Cet honneur, attaqué dans le fond de mon cœur,
S’en indigne sur mon visage.
Princ. de Nav., act III, sc. II.
A l’égard des autres détails, il y en a une grande partie sur lesquels je passe condamnation ; mais, soit que je me soumette, soit que j’aie la témérité de demander une révision, je suis également plein de reconnaissance et de la plus respectueuse tendresse pour tous mes anges.