CORRESPONDANCE - Année 1743 - Partie 3

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à M. de Vauvenargues

Paris, le 15 Avril 1743.

 

 

         J’eus l’honneur de dire hier à M. le duc de Duras (1) que je venais de recevoir une lettre (2) d’un philosophe plein d’esprit, qui d’ailleurs était capitaine au régiment du roi. Il devina aussitôt M. de Vauvenargues. Il serait en effet fort difficile, monsieur, qu’il y eût deux personnes capables d’écrire une telle lettre ; et depuis que j’entends raisonner sur le goût, je n’ai rien vu de si fin et de si approfondi que ce que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire.

 

         Il n’y avait pas quatre hommes dans le siècle passé qui osassent s’avouer à eux-mêmes que Corneille n’était souvent qu’un déclamateur ; vous sentez, monsieur, et vous exprimez cette vérité en homme qui a des idées bien justes et bien lumineuses. Je ne m’étonne point qu’un esprit aussi sage et aussi fin donne la préférence à l’art de Racine, à cette sagesse toujours éloquente, toujours maîtresse du cœur, qui ne lui fait dire que ce qu’il faut, et de la manière dont il le faut ; mais, en même temps, je suis persuadé que ce même goût, qui vous a fait sentir si bien la supériorité de l’art de Racine, vous fait admirer le génie de Corneille, qui a créé la tragédie dans un siècle barbare. Les inventeurs ont le premier rang, à juste titre, dans la mémoire des hommes. Newton en savait assurément plus qu’Archimède ; cependant les Equipondérants d’Archimède seront à jamais un ouvrage admirable. La belle scène d’Horace et de Curiace, les deux charmantes scènes du Cid, une grande partie de Cinna, le rôle de Sévère, presque tout celui de Pauline, la moitié du dernier acte de Rodogune, se soutiendraient à côté d’Athalie, quand même ces morceaux seraient faits aujourd’hui. De quel œil devons-nous donc les regarder quand nous songeons au temps où Corneille a écrit : J’ai toujours dit : In domo patris mei mansiones multœ sunt. Molière ne m’a point empêché d’estimer le Glorieux de M. Destouches ; Rhadamiste m’a ému, même après Phèdre. Il appartient à un homme comme vous, monsieur, de donner des préférences, et point d’exclusions.

 

         Vous avez grande raison, je crois, de condamner le sage Despréaux d’avoir comparé Voiture à Horace. La réputation de Voiture a dû tomber, parce qu’il n’est presque jamais naturel, et que le peu d’agréments qu’il a sont d’un genre bien petit et bien frivole. Mais il y a des choses si sublimes dans Corneille, au milieu de ses froids raisonnements, et même des choses si touchantes, qu’il doit être respecté avec ses défauts. Ce sont des tableaux de Léonard de Vinci qu’on aime encore à voir à côté des Paul Véronèse et des Titien. Je sais, monsieur, que le public ne connaît pas encore assez tous les défauts de Corneille ; il y en a que l’illusion confond encore avec le petit nombre de ses rares beautés.

 

         Il n’y a que le temps qui puisse fixer le prix de chaque chose ; le public commence toujours par être ébloui.

 

         On a d’abord été ivre des Lettres persanes dont vous me parlez. On a négligé le petit livre de la Décadence des Romains, du même auteur ; cependant je vois que tous les bons esprits estiment le grand sens qui règne dans ce bon livre d’abord méprisé, et font assez peu de cas de la frivole imagination des Lettres persanes, dont la hardiesse, en certains endroits, fait le plus grand mérite. Le grand nombre des juges décide, à la longue, d’après les voix du petit nombre éclairé ; vous me paraissez, monsieur, fait pour être à la tête de ce petit nombre. Je suis fâché que le parti des armes, que vous avez pris, vous éloigne d’une ville où je serais à portée de m’éclairer de vos lumières ; mais ce même esprit de justesse qui vous fait préférer l’art de Racine à l’intempérance de Corneille, et la sagesse de Locke à la profusion de Bayle, vous servira dans votre métier. La justesse sert à tout. Je m’imagine que M. de Catinat aurait pensé comme vous.

 

         J’ai pris la liberté de remettre au coche de Nancy un exemplaire que j’ai trouvé d’une moins mauvaise édition de mes faibles ouvrages ; l’envie de vous offrir ce petit témoignage de mon estime l’a emporté sur la crainte que votre goût me donne. J’ai l’honneur d’être, avec tous les sentiments que vous méritez, monsieur, votre, etc.

 

 

1 – Maréchal de France. (G.A.)

 

2 – En date de Nancy, 4 Avril. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental

 

A Passy, ce 16 (1).

 

 

         Anges parisiens, vous saurez que nous sommes retirés à Passy, prenant des eaux qui ne me font pas grand bien, et de temps en temps travaillant à quelque chant de Jeanne la Pucelle, pour vous amuser et pour divertir M. de Choiseul, quand il aura mal digéré. Madame du Châtelet fait de l’algèbre, et vous allez à l’opéra. Mais quand est-ce que je viendrai jouir de votre commerce délicieux, qui vaut assurément bien mieux que toute la géométrie transcendante de Newton ?

 

         Madame du Châtelet vous fait les plus tendres compliments. J’attends avec impatience le moment de vous renouveler mon tendre et respectueux dévouement.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. Nous doutons que cette lettre soit ici à sa place. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de Vauvenargues

 

 

Ce lundi, 6 Mai 1743.

 

 

         En vous remerciant. Mais vous êtes trop sensible. Vous pardonner trop aux faux raisonnements, en faveur de quelque éloquence.

 

         D’où vient que quelque chose est, et qu’il ne se peut pas faire que le rien soit, si ce n’est parce que l’être vaut mieux que le rien ?

 

         Voilà un franc discours de Platon. Le rien n’est pas, parce qu’il est contradictoire que le rien soit ; parce qu’on ne peut admettre la contradiction dans les termes. Il s’agit bien là du meilleur ! On est toujours, dans ces hauteurs, à côté d’un abîme. Je vous embrasse, je vous aime autant que je vous admire.

 

 

 

 

 

à M. de Cideville

 

Ce mercredi, 8 Mai 1743.

 

 

         Mon aimable ami, dont l’amitié et les louanges sont si précieuses, je sortirai à quatre heures précises pour un homme qui me peint presque aussi bien que vous faites, et qui ne m’embellit pas tant. Voyez si, au sortir de chez M. de Latour, vous voulez que j’aille chez cet autre peintre charmant, M. de Cideville, que j’embrasse mille fois.

 

 

 

 

 

à M. de Cideville

 

Ce jeudi, 16 Mai 1743.

 

 

         Mon cher ami, qui me faites plus d’honneur que je n’en mérite, et qui me donnez autant de plaisir que j’en peux ressentir, la difficile Emilie a été très contente de votre épître, à quelques bagatelles près ; jugez si j’en dois être enchanté. Je passai hier au soir à votre porte pour vous remercier. Je ne pus d’abord vous écrire, parce que je souffrais beaucoup, mais votre épître m’a été un baume souverain.

 

         Si vous voyez Marivaux, appliquez votre baume consolant sur son esprit très injustement aigri. Vous savez s’il y a, dans la bagatelle en question, le moindre mot qui puisse le regarder ; et, s’il y avait la moindre apparence à la plus légère application, je ne l’y laisserais pas un moment. Il y a des gens bien méchants qui sèment toujours des poisons, tandis que vous faites naître des fleurs. Guérissez Marivaux, je vous en prie, des soupçons très injustes que lui donnent des gens qui veulent nous tourmenter tous deux. Vale, et me ama.

 

 

 

 

 

à M. de Vauvenargues

 

A Paris, le 17 Mai (1).

 

 

         J’ai tardé longtemps à vous remercier, monsieur, du portrait que vous avez bien voulu m’envoyer de Bossuet, de Fénelon, et de Pascal ; vous êtes animé de leur esprit quand vous parlez d’eux. Je vous avoue que je suis encore plus étonné que je ne l’étais que vous fassiez un métier, très noble à la vérité, mais un peu barbare, et aussi propre aux hommes communs et bornés qu’aux gens d’esprit. Je ne vous croyais que beaucoup de goût et de connaissances, mais je vois que vous avez encore plus de génie. Je ne sais si cette campagne vous permettra de le cultiver. Je crains même que ma lettre n’arrive au milieu de quelque marche, ou dans quelque occasion où les belles-lettres sont très peu de saison. Je réprime mon envie de vous dire tout ce que je pense, et je me borne au plaisir de vous assurer de la singulière estime que vous m’inspirez. Je suis, monsieur, votre, etc.

 

 

1 – Réponse à une lettre écrite de Nancy, le 22 avril 1743.

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argenson

 

Samedi, 8 Juin 1743.

 

         Je me flatte, monseigneur, que je partirai vendredi pour les affaires que vous savez (1). C’est le secret du sanctuaire ; ainsi n’en sachez rien. Mais si vous avez quelques ordres à me donner, et que vous vouliez que je vienne à Versailles, j’aurai l’honneur de me rendre secrètement chez vous à l’heure que vous me prescrirez.

 

         Nous perdons sans doute considérablement à nourrir vos chevaux. Voyez si vous voulez avoir la bonté de nous indemniser en nous faisant vêtir nos hommes. Je vous demande en grâce de surseoir l’adjudication jusqu’à la fin de la semaine prochaine. Mon cousin Marchant (2) attend deux gros négociants qui doivent arriver incessamment, et qui nous serviront bien.

 

         Heureux ceux qui vous servent, et plus heureux ceux qui jouissent de l’honneur et du plaisir de vous voir.

 

         Mille tendres respects. VOLTAIRE.

 

 

1 – Il allait en mission diplomatique à La Haye et à Berlin. (G.A.)

 

2 – Marchant, père de Marchant de Varenne et de Marchant de la Houlière. Voltaire lui fit avoir un intérêt dans la fourniture des fourrages et des habillements, et lui-même eut sa part dans les marchés. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Thieriot

 

A Paris, le 11 Juin 1743.

 

         La persécution et le ridicule sont un peu outrés. J’ai une récompense bien singulière et bien triste de trente années de travail. Ce n’est pas tant Jules César que moi qu’on proscrit (1). Mais je songe encore plus à votre pension qu’aux tribulations que j’éprouve, et le plus grand de mes chagrins est de voir souffrir mon ami ; car enfin la pension du roi de Prusse vous est plus nécessaire que ne me l’était la justice que me refuse ma patrie.

 

 

1 – La veille, à minuit, après la dernière répétition, Voltaire avait appris que son Jules César ne serait pas joué. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de Pont de Veyle

 

11 Juin 1743.

 

         Il est bien dur de partir sans avoir la consolation d’embrasser M. de Pont de Veyle. Je ne mettrais point de bornes à ma douleur, si, dans ma boîte de Pandore, il ne restait l’espérance de vous revoir un jour, et d’entendre avec vous Jules César. Les brutes qui me chicanent sont aussi sots que ceux qui assassinèrent mon héros furent cruels.

 

 

Correspondance 1743 - Partie 3

 

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