CORRESPONDANCE - Année 1739 - Partie 7
Photo de PAPAPOUSS
à M. ***
Ce 13 Mars 1739.
Monsieur, la lettre, ou plutôt l’ouvrage dont vous m’honorez, est peut-être ce que la raison toute seule pouvait produire de mieux. Je suis à peu près comme ces directeurs qui admirent l’esprit et les objections d’un incrédule, et qui prient Dieu de lui donner un peu de foi.
La foi que j’oserais vous demander, c’est pour certains calculs indispensables, pour certaines propositions démontrées, après quoi nous serons de la même religion ; et j’aurai l’honneur de douter avec vous de sept ou huit mille propositions, pourvu que vous m’accordiez seulement une douzaine de vérités fondées sur l’expérience. La première de ces vérités est que le feu et la lumière sont le même être ; et, si vous en doutez, vous n’avez qu’à rassembler de la lumière (c’est-à-dire des rayons lumineux) au foyer d’un verre ardent, et à y mettre le bout de votre doigt. Il est bien certain que cet être (quel qu’il soit) n’échauffe pas toujours, et n’illumine pas toujours. La bouche ne parle pas, ne baise pas, et ne mange pas sans cesse ; cependant c’est avec la bouche seule qu’on mange, qu’on baise, et qu’on parle.
Serait-on bien venu à nier ces attributs-là, sous prétexte qu’ils ne sont pas renfermés dans l’idée qu’un philosophe pourrait se faire d’une bouche ? Le feu contenu dans les corps n’éclaire pas toujours, sans doute ; mais mettez ce feu un peu plus en mouvement, et il vous éclairera ; rassemblez bien des rayons, et vous serez échauffé.
En un mot on ne connaît les corps, ni le reste, que par les effets ; or, l’effet d’un corps lumineux est, je crois, d’éclairer et de brûler dans l’occasion.
2°/ Vous doutez de la propagation de la lumière ; doutez donc aussi de la propagation du son. M. Roemer a vu, a fait voir, a démontré, et M. Dradley a redémontré, d’une manière encore plus admirable, que la lumière vient à nous en un temps que vous appellerez long ou court, comme il vous plaira ; car il semble court, si vous considérez qu’en sept minutes et demie un rayon arrive du soleil à nous ; il paraît long, si vous faites attention que la lumière arrive en 36 ans au moins d’une étoile de la sixième grandeur. Il n’y a rien de long, rien de court, rien de grand, rien de petit en soi, comme vous savez.
3°/ Toutes les observations de Bradley font connaître que la lumière n’est aucunement retardée dans son cours d’une étoile à nous. Vous conclurez de là s’il est possible qu’il y ait un plein absolu : car assurément ce sont des conclusions qu’il ne faut tirer que d’après le calcul et l’expérience. Un vrai newtonien ne fait pas la plus petite supposition, et il n’en faut jamais faire.
4°/ Mais comment le soleil envoie-t-il tant de lumière sans s’épuiser, et comment votre cerveau produit-il tant d’idées sans les perdre, et n’en est même que plus lumineux ? Moi, que je vous dise comment cela se fait, monsieur ? Dieu m’en garde ! Je n’en sais rien, ni moi, ni personne. Je sais que la lumière arrive en un temps calculé ; que les rayons, venant d’environ 33 millions de lieues, sont presque parallèles ; que je fonds du plomb avec ces rayons-là quand il m’en prend envie, qu’ils sont colorés, qu’ils se réfractent suivant des lois immuables, etc. Mais combien d’onces il en sort du soleil par an, c’est ce que j’ignore ; et comment il répare ses pertes, je n’en sais pas davantage. Je sais très bien qu’une comète peut tomber dans ce globe, mais je ne dis point cela peut être, cela est. Vous faites un calcul qui m’épouvante pour le soleil. J’ai dit qu’un rayon de 33 millions de lieues n’a pas probablement un pied de matière, mis bout à bout ; vous vous effrayez du nombre de pieds de roi que le soleil perd ; mais, monsieur, ces pieds de roi ne sont pas des pieds cubiques. L’épaisseur d’un rayon est infiniment petite par rapport à l’épaisseur d’un cheveu, et le soleil ne perd peut-être pas en un an la valeur de quatre livres.
5°/ Cet être singulier, qui produit la chaleur, la lumière, les couleurs, est-il pesant comme les autres êtres connus ? C’est-à-dire a-t-il la propriété de tendre vers le centre du globe où il se trouve, etc. ? Pèse-t-il sur le soleil, pèse-t-il sur la terre ? Certes, il pèse, il ne pèse guère. Toutes les expériences que j’ai vues et que j’ai faites ne prouvent pas grand’chose. J’ai fait peser du fer enflammé depuis une once jusqu’à 2,000 livres ; j’ai fait peser ce même fer refroidi, nulle différence dans le poids. Il se pourrait, à toute force, que le feu n’eût pas cette propriété ; il se pourrait même qu’elle fût pénétrable ; c’est ce que pensent certains physiciens. Madame la marquise du Châtelet, dans son Essai plein d’excellentes choses sur la nature du feu, lequel a concouru pour le prix, dit hardiment que le feu, la lumière, n’a ni la propriété de la gravitation vers un centre, ni celle d’être impénétrable. Cette proposition a révolté nos cartésiens, et a fait manquer le prix à un ouvrage qui le méritait d’ailleurs. Pour moi, qui vois que la lumière, le feu, est matière, qu’il presse, qu’il divise, qu’il se propage, etc., je ne vois pas qu’il y ait d’assez fortes raisons pour le priver des deux principales propriétés dont la matière est en possession, et je suis ici comme le P. Bauny et Escobar, dans le cas des opinions probables.
Au reste ne vous effrayez point que, malgré cette gravitation probable des petites particules du feu sur le centre du soleil, elles s’échappent pourtant avec une si prodigieuse célérité. Voyez dans une fournaise de forge ; ce que les forgerons appellent la pâte est un globe de fonte tout enflammé quand on le retire de la fournaise. Sa flamme s’échappe en rond de tous les côtés, malgré la tendance que l’air lui imprime en haut ; et l’on peut apercevoir ce globe de feu de six lieues, sans que cette prodigieuse quantité de particules qu’il envoie lui fasse perdre sensiblement de son poids. Or, qu’est-ce que ce petit pâté par rapport au soleil ? Le soleil tourne en 25 jours et demi sur lui-même, et la terre en un jour sur elle-même. Or, pour que le soleil ne tournât pas plus vite que la terre, il faudrait que sa rotation sur son axe s’accomplît en 10,000 de nos jours, qui font plus de 27 ans ; mais il tourne en 25 jours. Jugez donc, par cette prodigieuse célérité, de la force avec laquelle il envoie la lumière, et ne vous étonnez de rien ; ou bien étonnez-vous de tout. Au reste, quand je dis que la lumière s’échappe du soleil, je me sers de cette expression dans le même sens qu’on dit que la pierre s’échappe de la fronde, et la balle du canon.
6°/ Quand on dit que la matière lumineuse vient du soleil à nous en ligne droite, on ne dit rien que de très vrai, et cela n’est contesté par personne. Jusqu’à nous veut dire jusqu’à notre globe ; et notre globe est composé d’air et de terre. Il arrive à la surface de nos yeux ; les rayons se brisent en passant du vide dans l’air, et c’est pourquoi on ne voit aucun astre à sa place. Il y a des tables de la réfraction depuis l’horizon jusqu’au quarantième degré ; mais au méridien il n’y a plus de réfraction.
Vous devrez, monsieur, lire quelque traité sur ces matières, comme s’Gravesande, ou Keil, ou Wolfius ; vous pourriez même vous en tenir à Bion. Un esprit comme le vôtre n’aura que la peine de feuilleter ces ouvrages, qui vous mettraient au fait de bien des minuties nécessaires, et qui vous abrégeraient le chemin infiniment. Par exemple le moindre livre d’optique résoudra vos difficultés sur la réflexion de la lumière, quant au géométrique et au mécanique ; mais, quant à ce qui tient à la nature intime des choses, comment les rayons ne se confondent pas en se croisant, comment ils rebondissent sans toucher aux surfaces, pourquoi ils s’infléchissent vers les bords des objets, pourquoi le bleu est plus réfrangible que le rouge, vous demanderez tout cela à Dieu, qui, je crois, est le seul qui en sache des nouvelles positives.
7°/ Quand vous aurez, monsieur, jeté un coup d’œil sur les moindres éléments de physique géométrique, vous ne serez plus révolté de cette idée très commune que tout point visible est le sommet d’un cône dont la base est dans nos yeux. Vous prenez le corps du soleil pour un point visible ; voici monsieur, le fait en deux mots. Je vois le corps A, B, sous l’angle A, B, C ;
mais je vois les points D, F, G de cette manière :
Chacun de ces points est le sommet d’un cône.
En trois ou quatre conversations, je vous mettrais au fait de ces petits détails géométriques, qui, quoique peu considérables par eux-mêmes, sont des principes nécessaires sans lesquels on ne peut se former aucune idée nette.
8°/ « Qui ne rirait, dites-vous, de voir les philosophes déterminer la grandeur, la figure, la distance réelle des corps célestes, et ne pouvoir déterminer la grandeur réelle d’un grain de sable ? » Je vous conjure de ne point les accuser d’une sottise dont ils ne sont point coupables ; il y en a assez à leur reprocher. Vous savez, encore une fois, qu’il n’y a que des grandeurs relatives ; or les philosophes ont très bien trouvé la grandeur relative de la terre par rapport à celle de Vénus, de la lune, etc. Votre difficulté du microscope s’évanouit, car une mouche sera toujours plus grande qu’une puce, vue à l’œil ou au microscope. Il serait triste que de pareilles difficultés vous arrêtasses dans le chemin des sciences. Le scepticisme est très bon avec des faiseurs d’hypothèses, avec des rêveurs théologiens ; Bayle n’a guère couru sus qu’à ces messieurs, mais c’était un pauvre géomètre, et il ne savait presque rien en physique : il y a des choses sur lesquelles le doute même n’est pas permis.
9°/ Il se mêle à l’optique mathématique un jugement de l’âme fondé sur l’expérience ; c’est ce qui fait que nous nous formons des idées des distances, sans nous servir d’autre mesure : c’est pourquoi nous jugeons qu’un objet que nous voyons plus petit qu’à l’ordinaire est plus éloigné ; c’est ainsi que nous jugeons qu’un homme est en colère quand il grince des dents, qu’il roule les yeux, qu’il jure Dieu, et qu’il veut tuer son prochain. Si quelquefois les signes des passions nous trompent, ce qui arrive cependant rarement aux connaisseurs, les signes des distances nous trompent aussi quelquefois ; mais quand on les mesure mathématiquement, il n’y a plus d’erreur.
10°/ Dans les objections que vous faites sur la gravitation, sur l’attraction de la matière, vous faites voir, monsieur, toute la sagacité d’un homme qui eût mieux expliqué que moi toutes ces vérités, s’il avait voulu s’y appliquer un peu. Mais, monsieur, ayez d’abord la bonté de croire que nous ne supposons rien du tout. Vous nous reprochez des hypothèses, nous n’en admettons pas la moindre. Newton a démontré, comme deux fois deux font quatre, que la même force qui fait retomber une pierre sur la terre retient les astres dans leurs orbites ; il a calculé cette force depuis Saturne jusqu’à nous ; il en a démontré les effets. Tout cela est une affaire de pure géométrie ; et de tous ceux qui ont étudié ces découvertes aucun n’a osé les nier. Quelques vieux cartésiens s’avisent de dire que Newton n’a vu tout cela qu’en mathématicien ; et ils se servent des tourbillons, de la matière subtile, et de tous ces misérables êtres de raison, pour expliquer un fait, un phénomène constant, que Newton a découvert. On leur a prouvé que leurs tourbillons sont des chimères, et l’Europe se moque d’eux. N’importe : les bonnes gens n’en démordent point ; il leur en coûterait trop de retourner à l’école.
Turpe putant parere minoribus, et quæ
Imberbes didicere, senes perdenda fateri
(HOR., lib. II, ep. I.)
Reste à présent à savoir si cette attraction de la matière, cette gravitation établie par Newton et démontrée par lui, est un effet ou une cause ; elle sera ce qu’on voudra. La chose existe ; et c’est bien assez pour des hommes d’avoir été jusque-là. Il y a, à la vérité, grande apparence que cette gravitation qui fait la pesanteur est une propriété de la matière. Cet univers paraît fondé sur plus d’un principe, et je crois que nous sommes bien loin de les connaître. Nous savons très bien que les tourbillons ne peuvent causer la pesanteur ; nous savons ce qui n’est pas, et Dieu sait ce qui est.
11°/ Ne comparez point, monsieur, l’attraction de l’aimant avec cette loi universelle par laquelle tous les corps gravitent les uns vers les autres. L’attraction de l’aimant est d’un tout autre genre.
Celle de l’électricité est encore toute différente, et n’a rien de commun avec les lois découvertes par Newton.
L’attraction de la lumière et des corps est peut-être encore d’une autre espèce. Qu’est-ce que tout cela prouve ? Que la matière agit dans plusieurs cas selon toute autre règle que les lois d’impulsion, et qu’il faut étendre la sphère de la nature beaucoup plus qu’on ne faisait. Mais, diront les vieux philosophes, il y aura donc des mystères dont nous ne pourrons rendre raison par les lois des chocs des corps ? Oui, messieurs, il y en a des millions, et, sans aller plus loin, dites-nous pourquoi votre pensée fait remuer votre jambe.
12°/ Vous faites un reproche à Newton de ce qu’il suppose, dites-vous, ce qui est en question, que chaque partie de la matière a également le pouvoir de la gravitation. Il me semble qu’il ne suppose rien. Il a prouvé que les astres sont retenus dans leurs orbites par la même force qui fait tendre ici tous les corps au centre de la terre. Or les corps tendent tous également à ce centre ; donc la même chose arrive à tous les astres. Eadem causa, idem effectus.
L’expérience dans le vide est une des démonstrations de cette vérité. Vous ne me ferez pas longtemps l’objection des nues et des exhalaisons qui flottent dans l’air, si vous voulez lire dans le premier mathématicien qui vous tombera sous la main les lois des fluides. Vous sentez, sans doute, tout d’un coup la prodigieuse différence entre un corps abandonné librement à la force de la gravitation dans un espace non résistant, et le même corps dans l’eau ou dans l’air dont il faut déplacer les parties. Encore une fois, qu’un génie comme le vôtre daigne lire Keil, ou s’Gravesande, ou Musschenbroeck : sans principes vous ne pouvez faire un pas.
13°/ Vous confondez toujours le centre de gravité d’un corps, qui est le point par lequel étant suspendu, il n’inclinerait d’aucun côté, avec le foyer de l’orbe que décrivent les planètes : ce sont deux choses qui n’ont aucune ressemblance.
14°/ Je ne sais quel impitoyable pyrrhonien vous induit à penser que les mathématiques n’influent point dans la physique, sous prétexte que les mathématiques considèrent l’étendue en général, etc. Ce pyrrhonien n’avait apparemment jamais vu la pompe de Notre-Dame, la machine de Marly, le pyromètre, les moulins à vent, les machines à élever les fardeaux, les coupes des voussures, les cadrans au soleil, les pendules, les planétaires, les bas au métier, etc. ; tout cela cependant est fondé sur les rigoureuses lois de la physique mathématique.
Il est bien vrai que, parmi les propositions de la géométrie, il y en a beaucoup qui sont de pure curiosité, et toutes les sciences sont dans ce cas-là. Aussi n’est-il pas nécessaire qu’un honnête homme sache toutes les propriétés de la cycloïde. Mais je maintiens qu’avec les Eléments d’Euclide et un peu de sections coniques tout esprit droit en sait assez pour être un très bon physicien, et pour savoir en gros, assez rondement, ce que c’est que le newtonianisme. Je voudrais que vous daignassiez donc commencer par les premiers principes. Lisez seulement la Géométrie de Pardies ; c’est l’affaire d’un mois tout au plus pour vous. Après cela je ne sais quel livre français vous devez consulter : nous n’avons pas encore une bonne physique ; mais lisez Musschenbroeck : il est un peu pesant, et vous ne serez peut-être pas content de sa préface ; mais enfin c’est la meilleure physique que je connaisse. Il faut que les mathématiques comptent les écarts de notre raison ; c’est le bâton des aveugles, on ne marche point sans elles ; et ce qu’il y a de certain en physique est dû à elles et à l’expérience. Entre nous la métaphysique n’est qu’un jeu d’esprit ; c’est le pays des romans ; toute la Théodicée de Leibnitz ne vaut pas une expérience de Nollet. Vous pourriez un jour avoir un cabinet de physique, et le faire diriger par un artiste ; c’est un des grands amusements de la vie. Nous en avons un assez beau ; mais, hélas ! il faut quitter tout cela. Il faut aller en Flandre plaider, et peut-être à Vienne. Le temporel l’emporte, et il faut céder. Madame du Châtelet vous fait les plus sincères compliments ; elle est pleine d’estime pour vous : mais qui peut vous refuser la sienne ? Souffrez, monsieur, que je joigne à celle que je vous ai vouée le plus tendre et le plus respectueux attachement avec lequel je serai toute ma vie, votre très humble et très obéissant serviteur.
à M. Helvétius.
A Cirey, ce 14 Mars.
Vous êtes une bien aimable créature ; voilà tout ce que je peux vous dire, mon cher ami. On me mande que vous venez bientôt à Cirey. Je remets à ce temps-là à vous parler des deux leçons de votre belle Epître sur l’Etude. Vous pouvez de ces deux dessins faire un excellent tableau avec peu de peine. Continuez à remplir votre belle âme de toutes les vertus et de tous les arts. Les femmes pensent que vous devez tout à l’amour ; la poésie vous revendique, la géométrie vous offre des x x, l’amitié veut tout votre cœur, et messieurs des fermes voudraient aussi que vous ne fussiez qu’à eux ; mais vous pouvez les satisfaire tous à la fois. Mettez-moi toujours, mon cher ami, au nombre des choses que vous aimez ; et, dans votre immensité, n’oubliez point Cirey, qui ne vous oubliera jamais. Est-il possible que vous ayez daigné aller chez Saint-Hyacinthe ! Vous profanez vos bontés. Je ne sais comment vous remercier.
à M. l’abbé Moussinot.
Ce 21 Mars (1).
Cher abbé, avez-vous eu la bonté d’envoyer cent livres et mille excuses au chevalier, et deux cents livres et deux mille excuses à Prault ?
Votre frère voudrait-il m’envoyer le Mercure de février et les journaux ?
Le livre sur le Langage des Bêtes du père Bougeant ?
Et celui de D… sur le change ?
Ayez la bonté d’envoyer chez M. l’abbé Nollet, pour le faire souvenir de moi.
Adieu, mon cher ami.
Où demeure M. d’Argenson ? Voulez-vous envoyer chez lui aux nouvelles ? – V.
1 – Editeurs, E. Bayoux et A. François. (G.A.)
à M. Helvétius.
A Cirey, 21 Mars (1).
Ce que j’apprends est-il possible ? Belle âme, née pour faire plaisir, et qui agissez comme vous pensez, vous êtes allé, et vous avez encore retourné chez ce Saint-Hyacinthe ! Generose puer, ne profanez pas votre vertu avec ce monstre. C’en est trop, mon cœur est pénétré de vos soins. Si vous saviez ce que c’est que Saint-Hyacinthe, vous auriez eu horreur de lui parler. Je ne l’ai connu qu’en Angleterre, où je lui ai fait l’aumône ; il la recevait de qui voulait ; il prenait jusqu’à un écu. Il s’était échappé de la Hollande, où il avait volé le libraire Catusse, son beau-frère ; et il n’avait auprès de moi d’autre recommandation que de m’avoir déchiré dans plusieurs libelles. Il avait eu part au Journal littéraire (2), où il m’avait maltraité ; mais je l’ignorais, et il se donnait pour l’auteur du Mathanasius (2) ; ce qui faisait que je lui pardonnais ses anciens péchés. Se faire honneur du Mathanasius, qui était de MM. de Sallengre et s’Gravesande, etc., était la moindre de ses fourberies. Il se servit à Londres de l’argent de mes charités, et de celui que je lui avais procuré, pour imprimer un libelle (3) contre la Henriade ; enfin mon laquais le surprit me volant des livres, et le chassa de chez moi avec quelques bourrades. Je ne l’ai jamais revu, jamais je n’ai proféré son nom. Je sais seulement qu’il a volé, en dernier lieu, feu madame de Lambert (4), et que ses héritiers en savent des nouvelles. Enfin, voilà l’homme qui, dans un libelle (5) impertinent, et digne de la plus vile canaille, ose m’insulter avec tant d’horreur. C’est trop s’abaisser, mon cher ami, d’exiger une satisfaction d’un scélérat qui ne doit me satisfaire qu’une torche à la main ou sous le bâton. Evitez ce malheureux qui souillerait l’air que vous respirez.
Je vous avoue que mon cœur est saisi quand je vois les belles-lettres déshonorées à ce point ; mais aussi que vous me consolez ! Venez donc à Cirey avant que nous partions pour la Flandre. J’espère qu’un jour nous nous verrons tous dans le beau palais (6) digne d’Emilie. Il est voisin de votre bureau des fermes, mais nos cœurs seront bien plus près de vous. Dites donc quand vous viendrez, aimable enfant.
1 – On a cru jusqu’ici que cette lettre était du 21 Janvier. C’est au mois de mars, selon nous, qu’elle appartient. (G.A.)
2 – 1713-1737. (G.A.)
3 – Il l’est effectivement. (G.A.)
4 – La marquise de Lambert. (G.A.)
5 – La Déification d’Aristarchus Masto. (G.A.)
6 – L’hôtel Lambert. (G.A.)
à M. le marquis d’Argenson.
Le 24 Mars.
J’envoie, monsieur, sous le couvert de M. votre frère, le commencement de l’Histoire du Siècle de Louis XIV. Elle ne sera pas plus honorée de la cire d’un privilège que les deux Epîtres (1) ; mais, si elle vous plaît, c’est là le plus beau des privilèges. Or, j’ai grande envie de vous plaire, et vous verrez que, si je n’en viens pas à bout, ce ne sera pas faute de travailler dans les genres que vous aimez. Laissez-moi faire, et vous serez au moins content de mes efforts.
Hélas ! Monsieur, est-il possible que le prix de tant de travaux soit la persécution ! Et quelle persécution encore ! La plus acharnée et la plus longue. Il paraît que mon affaire contre Desfontaines prend un fort méchant train. N’importe ! J’ai la gloire que vous avez daigné vous y intéresser : c’est la plus belle des réparations. Vous m’aimez, Desfontaines est assez puni.
Voilà comme la vengeance est douce. Mon cœur est pénétré de vos bontés pour jamais.
1 – Cinquième et sixième Discours. (G.A.)
à M. Thieriot.
Le 24 Mars.
Un des meilleurs géomètres (1) de l’univers, et sans contredit aussi un des plus aimables hommes, quitte Cirey pour Paris ;
Et c’est la seule faute où tomba ce grand homme.
La Mort de César, acte II, sc. IV.
Il vous rapporte le s’Gravesande en maroquin, appartenant à Louis XV, les Satires de Pope, qui persécute ses ennemis autant que je suis persécuté des miens, et le portrait d’un homme fort malheureux à Paris, mais fort heureux dans sa solitude, et qui compte toujours sur votre amitié, malgré les injustices qu’il essuie. Nous avons reçu tous les livres. Nous vous prions d’envoyer le Langage des Bêtes (2) Je ne sais si c’est un bon livre, mais c’est un sujet charmant. J’envie aux bêtes deux choses, leur ignorance du mal à venir, et de celui qu’on dit d’elles. Elles ont de plus de fort bonnes choses : elles ont même des amis, et par là je me console avec elles, car j’en ai aussi, et je compte sur vous.
1 – Clairaut. (G.A.)
2 – L’Amusement philosophique sur le langage des bêtes est du P. Bougeant, jésuite ; sa compagnie, pour le punir d’avoir publié cet ouvrage, le condamna à ne plus faire que des catéchismes. (K.)
à Mademoiselle Quinault.
26 Mars.
[Zulime a été faite au milieu du mouvement occasionné par le libelle de Desfontaines. Il lui annonce le départ de Cirey de Maupertuis et Berouilli. Sollicite les observations de mademoiselle Quinault sur Zulime. Lui dit que M. de Gouve est le jeune homme qu’il lui a recommandé.]
à M. Prault.
26... (1).
Faites-vous imprimer la Henriade, mon cher Prault, quand et comment ?
Je serais fort aise que vous donniez incessamment un petit recueil contenant mes épîtres, quelques odes, le commencement de l’Histoire de Louis XIV, une lettre sur Newton, etc. Je travaille encore les Epîtres, et tous ces petits morceaux ; ce sera pour votre Quasimodo.
Est-il vrai que vous avez acheté du sieur de Gouve, mon Essai sur la Vie de Molière et un catalogue raisonné de ses ouvrages ? Je suis fâché que vous ayez acheté cette bagatelle, je vous l’aurais donnée ; mais je ne vous en aurais fait présent que pour l’imprimer à la tête des Œuvres de Molière, seule place qui lui convienne, et je vous avoue que je serais bien mortifié qu’elle parût séparément : comptez que cet ouvrage ne peut faire honneur ni à vous, ni à moi. Imprimez-vous Mahomet (2) ? Quid novi ?
Je vous prie de rendre l’incluse à M. de Gouve.
1 – MM. de Cayrol et A. François, éditeurs de cette lettre, lui donnent pour date le 26….. 1740. C’est une erreur. Elle ne peut être que de 1739. (G.A.)
2 – Le Mahomet II, de de La Noue. (G.A.)
à M. Thieriot.
A Cirey, ce 26 mars (1).
Je vous prie de me déterrer quelque ouvrage d’un vieil académicien nommé Silhon. J’ai envie d’avoir quelque chose de ce bavard, qui a eu part, dit-on au Testament prétendu du cardinal de Richelieu. Envoyez-moi, mon cher Thieriot, ce Silhon avec le Langage des Bêtes chez Moussinot. Je vous ai renvoyé par M. de Maupertuis (2) des livres et mon portrait. Comment vous portez-vous ? Je travaille toujours, mais je me meurs.
1 – Editeurs , E. Bayoux et A. François. Ils ont daté cette lettre du 16 Mars ; nous la croyons du 26. (G.A.)
2 – Revenant de Bâle. (G.A.)
à M. Berger.
Cirey, le 29 Mars.
Mon cher Berger, je viens d’écrire à M. Pallu ce que j’ai cru de plus engageant en faveur de M. Billi que je crois à Lyon. Continuez, je vous prie, à m’écrire. Vous savez que mes occupations et l’uniformité de ma vie me laissent peu de choses à vous mander. Il faut que votre fécondité supplée à ma disette.
Le couplet contre M. est sanglant. N’est-ce pas Roi qui en est l’auteur ? Comment va Mahomet ? Comment va le monde ? Est-il vrai que vous ayez vu Saint-Hyacinthe ? Ce malheureux n’en vaut pas la peine. C’est un de ceux qui déshonorent le plus les lettres et l’humanité. Il n’a guère vécu à Londres que de mes aumônes et de ses libelles. Il m’a volé et il a osé m’outrager. Escroc public, plagiaire qui s’est attribué le Mathanasius de Sallengre et de s’Gravesande ; fait pour mourir par le bâton ou par la corde, je ne dis rien de trop. Dieu merci, je n’ai des ennemis que de cette espèce, et des amis de la vôtre. Comptez sur moi pour jamais.
à M. le comte d’Argental.
2 Avril.
Mon respectable ami, j’aime mieux encore succomber sous le libelle de Desfontaines que de signer un compromis qui me couvrirait de honte. Je suis plus indigné de la proposition que du libelle.
Tout ce malentendu vient de ce que M. Hérault, qui a tant d’autres affaires plus importantes, n’a pas eu le temps de voir ce que c’est que ce Préservatif qu’on veut que je désavoue comme un libelle, purement et simplement.
Ce Préservatif, publié par le chevalier de Mouhi, contient une lettre de moi qui fait l’unique fondement de tout le procès. Cette lettre authentique articule tous les faits qui démontrent mes services et l’ingratitude du scélérat qui me persécute. Désavouer un écrit qui contient cette lettre, c’est signer mon déshonneur, c’est mentir lâchement et inutilement. L’affaire, ce me semble, consiste à savoir si Desfontaines m’a calomnié ou non. Si je désavoue ma lettre, dans laquelle je l’accuse, c’est moi qui me déclare calomniateur. Tout ceci ne peut-il finir qu’en me chargeant de l’infamie de ce malheureux ? Comment veut-on que je désavoue, que je condamne la seule chose qui me justifie, et que je mente pour me déshonorer ?
M. de Meinières ne pourrait-il pas faire à M. Hérault ces justes représentations ? Qu’il promette une obéissance entière à ses ordres, mais qu’il obtienne des ordres plus doux ; qu’il ait la bonté de faire considérer à M. Hérault que pendant dix années l’abbé Desfontaines m’a persécuté moi et tant de gens de lettres par mille libelles ; que j’ai été plus sensible qu’un autre, parce qu’il a joint la plus noire ingratitude aux plus atroces calomnies envers moi. Il a fait entendre à M. Hérault que j’ai rendu outrage pour outrage, que j’ai fait graver une estampe dans laquelle il est représenté à Bicêtre ; mais l’estampe a été dessinée à Vérone, gravée à Paris, et l’inscription (1) est à peine française ; m’en accuser, c’est une nouvelle calomnie.
Enfin, mon cher ange gardien, je suis persuadé qu’une représentation forte de M. de Meinières, jointe à la vivacité de M. d’Argenson, qui ne démord pas, emportera la place. C’est une réparation authentique, non un compromis.
Si vous pouviez faire dire un petit mot à M. Hérault, par M. de Maurepas, l’affaire n’en irait pas plus mal. Ah ! Mon cher et respectable ami, que de persécutions, que de temps perdu ! Etipe me a dentibus eorrum.
Mon autre ange, celui de Cirey, vous écrit ; ainsi je quitte la plume ; je m’en rapporte à tout ce qu’elle vous dit. L’auteur de Mahomet II m’a envoyé sa pièce ; elle est pleine de vers étincelants ; le sujet était bien difficile à traiter. Que diriez-vous si je vous envoyais bientôt Mahomet 1er ? Paresseux que vous êtes ! J’ai plus tôt fait une tragédie que vous n’avez critiqué Zulime.
Ah ! Mettez mon âme en repos, et que tous mes travaux vous soient consacrés.
Faites lire à vos amis l’Essai sur Louis XIV ; je voudrais savoir si on le goûtera, s’il paraîtra vrai et sage.
Adieu, mon cher ange gardien ; mille respects à madame d’Argental.
1-
Jadis curé, jadis jésuite,
Partout connu, partout chassé,
Il devint auteur parasite,
Et le public en fut lassé.
Pour réparer le temps passé,
Il se déclare sodomite.
A Bicêtre il fut bien ferré ;
Dieu récompense le mérite !
à M. Helvétius.
Ce 2 Avril.
Mon cher confrère en Apollon, mon maître en tout le reste, quand viendrez-vous voir la nymphe de Cirey et votre tendre ami ? Ne manquez pas, je vous prie, d’apporter votre dernière Epître. Madame du Châtelet dit que c’est moi qui l’ai perdue ; moi je dis que c’est elle. Nous cherchons depuis huit jours. Il faut que Bernouilli l’ait emportée pour en faire une équation. Je suis désespéré, mais vous en avez sans doute une copie. Je suis très sûr de ne l’avoir confiée à personne. Nous la retrouverons, mais consolez-nous. Ce grand garçon d’Arnaud veut vous suivre dans vos royaumes de Champagne ; il veut venir à Cirey. J’en ai demandé la permission à madame la marquise, elle le veut bien, présenté par vous, il ne peut être que bienvenu.
Je serai charmé qu’il s’attache à vous. Je suis le plus trompé du monde, s’il n’est né avec du génie et des mœurs aimables. Vous êtes un enfant bien charmant de cultiver les lettres à votre âge avec tant d’ardeur, et d’encourager encore les autres. On ne peut trop vous aimer. Amenez donc ce grand garçon. Madame du Châtelet et madame de Champbonin vous font mille compliments.
Adieu, jusqu’au plaisir de vous embrasser.