CORRESPONDANCE - Année 1736 - Partie 10

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à M. de Pont de Veyle

A Cirey, le 19 Octobre.

 

 

J’apprends, monsieur, le détail des obligations que je vous ai ; vous n’êtes pas de ces gens qui souhaitent du bien à leurs amis, vous leur en faites. D’autres diraient : « Comment se tirera-t-on de là ? La chose est embarrassante, » et, quand ils auraient plaint leur homme, le laisseraient là, et iraient souper. Pour vous, vous raccommodez tout, et très vite, et très bien ; et vous servez vos amis de toutes façons, et vous leur faites des vers, et vous leur coupez des scènes, et les pièces sont jouées, et la police et les sifflets ont un pied de nez, et, malgré les mauvais plaisants, on réussit.

 

Ajoutez vite à toutes vos bontés celle de me faire tenir cet Enfant par la poste. Vous pouvez aisément me faire contre-signer cet enfant-là, ou vous, ou monsieur votre frère ; et puis, s’il vous plaît, dites-moi l’un et l’autre comment cela va, s’il faut bien corriger, si cela peut devenir digne de paraître au grand jour de l’impression ; je vous croirai, par amabile fratrum. Pourquoi mesdemoiselles Fessard disent-elles que cela est de moi ? Pourquoi madame de Saint-Pierre l’assure-t-elle ? Je ne l’ai point avoué, je ne l’avouerai pas. Je ne me vante que de votre amitié, de vos bontés, de mon tendre attachement pour vous, et point du tout de l’enfant.

 

 

 

 

à Mademoiselle Quinault

19…

 

          [Crainte que l’Enfant prodigue ne soit enterré avec la chienne noire. Prière d’engager M. Pont de Veyle ou M. d’Argental d’envoyer à Cirey la pièce telle qu’on la joue, ou de la remettre à l’avocat Robert. Il faut toujours nier que l’Enfant prodigue est de lui : mesdemoiselles Fessard lui sont inconnues. Promet de ne plus lui donner de Croupillac.]

 

 

 

 

à M. le Comte de Tressan

A Cirey, le 21 Octobre.

 

 

Tandis qu’aux fanges du Parnasse,

D’une main criminelle et basse,

Rufus (1) va cherchant des poisons,

Ta main délicate et légère

Cueille aux campagnes de Cythère

Des fleurs dignes de tes chansons.

 

Les Grâces accordent ta lyre ;

Le Plaisir mollement t’inspire,

Et tu l’inspires à ton tour.

Que ta muse tendre et badine

Se sent bien de son origine !

Elle est la fille de l’Amour.

 

Loin ce rimeur atrabilaire,

Ce cynique, ce plagiaire,

Qui, dans ses efforts odieux,

Fait servir à la calomnie,

A la rage, à l’ignominie,

Le langage sacré des dieux !

 

Sans doute les premiers poètes,

Inspirés, ainsi que vous l’êtes,

Etaient des dieux ou des amants :

Tout a changé, tout dégénère,

Et dans l’art d’écrire et de plaire ;

Mais vous êtes des premiers temps.

 

 

          Ah, monsieur ! Votre charmante épître, vos vers, qui, comme vous, respirent les grâces, méritaient une autre réponse. Mais, s’il fallait vous envoyer des vers dignes de vous, je ne vous répondrais jamais ; vous me donnez en tout des exemples que je suis bien loin de suivre. Je fais mes efforts ; mais malheur à qui fait des efforts !

 

          Votre souvenir, votre amitié pour moi, enchantent mon cœur autant que vos vers éveilleraient mon imagination. J’ose compter sur votre amitié. Il n’y a point de bonheur qui n’augmente par votre commerce. Pourquoi faut-il que je sois privé de ce commerce délicieux ! Ah ! Si votre muse daignait avoir pour moi autant de bienveillance que de coquetterie, si vous daigniez m’écrire quelquefois, me parler de vos plaisirs, de vos succès dans le monde, de tout ce qui vous intéresse, que je défierais les Rousseau et les Desfontaines de troubler ma félicité !

 

          Je vous envoie le Mondain. C’était à vous à le faire. J’y décris une petite vie assez jolie ; mais que celle qu’on mène avec vous est au-dessus !

 

          Comptez, monsieur, sur le tendre et respectueux attachement de Voltaire.

 

1 – J.-B. Rousseau. (G.A.)

 

 

 

 

à M. Thieriot

21 Octobre 1736.

 

 

          Le mensonge n’est un vice que quand il fait du mal ; c’est une très grande vertu quand il fait du bien. Soyez donc plus vertueux que jamais. Il faut mentir comme un diable, non pas timidement, non pas pour un temps, mais hardiment et toujours. Qu’importe à ce malin de public qu’il sache qui il doit punir d’avoir produit une Croupillac ! Qu’il la siffle si elle ne vaut rien, mais que l’auteur soit ignoré, je vous en conjure au nom de la tendre amitié qui nous unit depuis vingt ans. Engagez les Prévost et les La Roque (1) à détourner le soupçon qu’on a du pauvre auteur. Ecrivez-leur un petit mot tranchant et net. Consultez avec l’ami Berger. Si vous avez mis Sauveau du secret, mettez-le du mensonge. Mentez, mes amis, mentez ; je vous le rendrai dans l’occasion.

 

          Je suis sûr de Pollion et de Polymnie. Vous ne leur auriez pas dit mon secret, si vous n’étiez bien sûr qu’ils sont aussi discrets qu’aimables. Avoir parlé à tout autre qu’à eux eût été une infidélité impardonnable ; mais leur en avoir parlé, c’est m’avoir lié à eux par une nouvelle reconnaissance, et à vous par une nouvelle grâce que vous me faites.

 

          Comment va la santé de Pollion ? Vous savez si je m’y intéresse. Il y a peu de gens comme lui. Je ferais une hécatombe de sots, pour sauver un rhumatisme à un homme aimable.

 

          Emilie a presque achevé ce dont vous parlez ; mais la lecture de Newton, des terrasses de cinquante pieds de large, des cours en balustrade, des bains de porcelaine, des appartements jaune et argent, des niches en magots de la Chine, tout cela emporte bien du temps. Nous ressemblons bien au Mondain ; mais l’avez-vous ce Mondain ?

 

          Voici bien autre chose ; c’est cette épître (2), que les beaux esprits n’entendront peut-être pas, car ils sont peu philosophes, et que les philosophes ne goûteront guère, car ils n’ont point d’oreille. Mais vous savez assez de la philosophie de Newton, et vous avez de l’oreille ; ceci est donc fait pour vous, mon cher Mersenne.

 

 

1 – L’un dans le Pour et Contre, l’autre dans le Mercure. (G.A.)

 

2 – A Madame du Châtelet sur Newton. (G.A.)

 

 

 

 

à M. Berger

Cirey, le 24 Octobre.

 

 

          Je reçois votre lettre du 11, mon aimable correspondant. Il faut absolument que vous me rendiez le service d’aller trouver le plus aimable philosophe qui soit en Europe ; c’est M. de Mairan. Je lui demande pardon à genoux d’avoir confié son Mémoire au petit La Mare, qui me promit, à mon départ, de l’aller rendre sur-le-champ. Ce n’est pas la seule fois qu’il a trompé ma confiance. Je l’avais chargé de porter plusieurs Alzires ; il en fit un autre usage. Je lui pardonne tout, hors sa négligence pour M. de Mairan. Je recevrai avec résignation toutes les critiques de M. d’Argental ; mais on ne peut pas toujours exécuter ce que nos amis nous conseillent. Il y a d’ailleurs des défauts nécessaires. Vous ne pouvez guérir un bossu de sa bosse qu’en lui ôtant la vie. Mon Enfant est bossu ; mais il se porte bien.

 

          Je ne sais si les clameurs de ce monstre de Desfontaines font impression ; mais je sais que sa conduite avec moi est bien plus horrible que ses critiques ne peuvent être justes. On m’assure que le Desfontaines des poètes, Rousseau, est chassé sans retour de chez le duc d’Aremberg. Je ne veux point d’autre vengeance de son libelle diffamatoire.

 

          J’ai reçu une lettre de M. Pitot dont je suis très content. Je vous prie de le sonder pour savoir s’il serait d’humeur à revoir, à corriger un manuscrit de philosophie (1), à rectifier les figures mal faites, et à conduire l’impression. Je doute qu’il en ait le temps, et je n’ose le lui proposer.

 

          A l’égard de mon affaire (2), j’ai bien des choses à dire qui se réduisent à ceci. Je suis très mécontent, et n’ai nulle envie de revenir à Paris. Mes compliments aux Thieriot et aux Rameau. Songez surtout qu’il n’est pas vrai que j’aie fait l’Enfant prodigue.

 

          J’oubliais de vous dire que j’ai reçu les trois pièces de théâtre. Nous avons lu une scène de chacune, et nous avons jeté le tout au feu.

 

          Ne m’oubliez pas auprès de MM. Dubos et Melon. Nous ne jetons point au feu les Réflexions sur la peinture, ni la Ligue de Cambrai, ni l’Essai sur le commerce (3), libellum aureum. Prault m’a écrit. C’est un négligent. J’attends les épreuves. Adieu, mon cher ami.

 

 

1 – Les Eléments de philosophie de Newton. (G.A.)

 

2 – Il était inquiété pour le Mondain. (G.A.)

 

3 – Les deux premiers ouvrages sont de Dubos, et le troisième de Melon. (G.A.)

 

 

 

 

à M. Prault

Ce 27 Octobre.(1)

 

 

          Le projet que vous avez de donner un recueil de mes faibles ouvrages redouble en moi l’ardeur de les corriger : non seulement je retouche la Henriade avec un soin très scrupuleux, mais je retravaille toutes mes tragédies.

 

          Envoyez-moi, mon cher Prault, trois Brutus, trois Œdipe, avec l’exemplaire de l’Œdipe corrigé, que vous devez avoir. Je prétends les envoyer aux comédiens, avec les nouveaux changements qui sont très considérables, et vous les imprimerez tels que les comédiens les auront représentés.

 

          Mandez-moi si on a joué l’Enfant prodigue, tel que vous l’avez imprimé. Je voudrais que votre édition fût brûlée, aussi bien que tout ce que j’ai fait. Je ne suis content de rien, et je raccommode tout.

 

          Je vous dois de l’argent ; mais au lieu de vous en donner, je vous proposerai d’en débourser. Envoyez chercher M. Linant ; vous en aurez des nouvelles chez un nommé Lemoulin, vis-à-vis le cul-de-sac d’Argenson, vieille rue du Temple. Il a fait une tragédie qui doit avoir du succès ; donnez-lui cinquante francs de ma part : je vous les rendrai, s’il ne vous les rend sur l’impression de sa pièce.

 

          Autre argent à placer : La Mare pourrait aussi vous donner quelque chose ; faites le même marché avec lui ; j’en répondrai de même ; cela est dans l’ordre, quand les marchands encouragent les ouvriers, et que les libraires assistent les auteurs. Mais vous ne risquez rien ; je me charge de tout.

 

          Répondez, par Dieu, ou je vous renie : avant de vous renier, je vous embrasse.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

à M. l’Abbé Moussinot

Cirey, ce 27 Octobre.

 

 

          Je voudrais, mon cher et fidèle trésorier, avoir, sous le plus grand secret, quelque argent comptant chez un notaire discret et fidèle, qu’il pût placer pour un temps, et qu’en un besoin je pusse retrouver sur-le-champ. Le dépôt serait de cinquante mille francs, et peut-être davantage. N’auriez-vous pas quelque notaire à qui vous pussiez vous confier ? Le tout serait sous votre nom. Je suis très mécontent du sieur Perret ; il a deux excellentes qualités pour un homme public : il est brutal et indiscret.

 

          J’ai payé les frais d’un procès que je n’avais pas fait. Pour avoir mon ballot de livres, il a fallu faire ce sacrifice.

 

          J’accepte le marché que vous me proposez de la succession de La Verchère ; je m’en rapporte entièrement à vous.

 

          Ayez la bonté de donner encore un louis d’or à d’Arnaud. Dites-lui donc de se faire appeler d’Arnaud tout court ; c’est un beau nom de janséniste, celui de Baculard est ridicule.

 

 

 

 

à M. du Resnel

1736. (1)

 

 

          Mon cher et grand abbé, je suis enchanté de votre style, de votre politesse et de votre extrait. Vous voilà presque newtonien ; je serai resnéliste toute ma vie.

 

 

1 – Editeurs, Ev. Bavoux et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

à M. de Moncrif

1736. (1)

 

 

          Je reçois dans ce moment votre lettre du 18.

 

          Vraiment, je compte fort corriger cet enfant prodigue que madame du Châtelet nomme l’Orphelin.

 

          A l’égard des lettres, soit en prose, soit en vers, au prince de Prusse, souvenez-vous qu’elles ne sont que pour lui, et qu’il ne les faut montrer à aucun Français ni à aucun Prussien.

 

          Adieu, mon cher ami. Plus vous m’écrivez, plus j’ai besoin de vos lettres.

 

 

1 – Editeurs, Ev. Bavoux et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

à Madame de Champbonin

De Cirey.

 

 

          Vous êtes trop bonne, adorable amie ; quelque succès que l’Enfant prodigue puisse avoir, c’est un orphelin dont je ne m’avoue pas le père ; mais je suis bien plus flatté de l’intérêt que vous y prenez que de l’éloge du public. M. du Châtelet n’est point de retour. Les colonels sont contremandés, soit par les excessives précautions de M. de Belle-Isle, soit par crainte de quelque remuement des ennemis. On ne croit point la paix faite ; je n’en sais rien : tout ce que je sais, c’est que nous sommes des moutons à qui jamais le boucher ne dit quand il les tuera. Puisque vous savez, charmante amie, que je préfère l’amitié à tous les rois de la terre (1), vous avez grand tort de n’être point à Cirey. Mais, partout où vous serez, vous serez avec l’amitié. Qui pourrait ne pas aimer votre caractère si vrai, si doux, et si égal ? Quand est-ce donc que vous verrez les entre-sols (2), amie charmante ?

 

 

1 – Allusion aux invitations du duc de Holstein-Gottorp et de Frédéric. (G.A.)

 

2 – Les entre-sols de Cirey. (G.A.)

 

 

 

 

à Mademoiselle Quinault

Ce 29...

 

 

          [Le théâtre sacrifié aux mathématiques ; Voltaire ne pourra travailler pour lui l’hiver prochain. La prie de lui renvoyer par Pont de Veyle le manuscrit de l’Enfant prodigue. Approuve qu’on retarde la représentation à la cour. Lui demande toujours pardon de son rôle de madame de Croupillac.]

 

 

 

 

à M. le Marquis d’Argens.

Cirey, 6 Novembre.

 

 

          Je ne sais, monsieur, si vous avez reçu une longue lettre que j’eus l’honneur de vous écrire par Nancy. Je vous y offrais mes services auprès de votre colonel et de M. de Vaujour ; je vous réitère mes offres. Je vous donnais avis d’une très plate épigramme, que ce vieux serpent de Rousseau avait vomie contre vous. Je vous demandais s’il n’y avait point quelque homme de lettres en Hollande avec qui on pût être en correspondance. Je vous envoyais le duplicata de la Crépinade (1), que vous pourrez insérer dans les Lettres Juives.

 

          On me mande que Rousseau est enfin disgracié chez le duc d’Aremberg. La destinée de ce scélérat imprudent est d’être chassé partout : il avait compromis M. le duc d’Aremberg par un écrit scandaleux qu’il inséra contre moi dans la Bibliothèque française. Il s’était servi du nom de son protecteur pour appuyez un mensonge. Sa calomnie et sa témérité ont indigné son maître, qui l’a menacé de cent coups de canne. On dit que Rousseau a répondu : Hélas ! Monseigneur, vous n’en aurez pas les gants. »

 

          Permettez-moi de vous demander si vous êtes l’auteur du Mentor cavalier qui paraît à Paris sous votre nom. Je vous ai prié dans ma dernière de supprimer toute cérémonie ; mon attachement pour vous me permet d’user de ce droit.

 

          P.-S. Comme j’ai peur qu’une de vos lettres n’ait été rendue à une autre madame du Châtelet, ayez la bonté de mettre vos dessus : A Madame la Comtesse de Beauvau, pour Madame du Châtelet de Cirey.

 

 

1 – Voyez, aux SATIRES. (G.A.)

 

 

 

 

à M. de Mairan

A Cirey, le 9 Novembre.

 

 

          En partant de Paris, monsieur, au mois de Juin (1), je chargeai un jeune homme, nommé de La Mare, de vous remettre le Mémoire sur les forces motrices, que vous aviez eu la bonté de me prêter ; mais j’ignore encore si le jeune homme vous l’a rendu. Il serait heureux pour lui qu’il eût fait la petite infidélité de le garder pour s’instruire ; mais c’est un trésor qui n’est pas à son usage.

 

          La veille de mon départ, j’avais demandé à M. Pitot s’il avait lu ce Mémoire ; il m’avait répondu que non : sur quoi je conclus que, dans votre Académie, il arrive quelquefois la même chose qu’aux assemblées des comédiens ; chacun ne songe qu’à son rôle, et la pièce n’en est pas mieux jouée.

 

          J’avais encore demandé à M. Pitot s’il croyait que la quantité du mouvement fût le produit de la masse par le carré de la vitesse ; il m’avait assuré qu’il était de ce sentiment, et que les raisons de MM. Leibnitz et Bernouilli lui avaient paru convaincantes : mais à peine fus-je arrivé à Cirey, qu’il m’écrivit qu’il venait de lire enfin votre Mémoire, qu’il était converti, que vous lui aviez ouvert les yeux, que votre dissertation était un chef d’œuvre.

 

          Pour moi, monsieur, je n’avais point à changer de parti. Il n’était pas question de me convertir, mais de m’apprendre mon catéchisme. Quel plaisir, monsieur, d’étudier sous un maître tel que vous ! J’ai trop tardé à vous remercier des lumières et du plaisir que je vous dois. Avec quelle netteté vous exposez les raisons de vos adversaires ! Vous les mettez dans toute leur force, pour ne leur laisser aucune ressource lorsque ensuite vous les détruisez. Vous démêlez toutes les idées, vous les rangez chacune à leur place ; vous faites voir clairement le malentendu qu’il y avait à dire qu’il faut quatre fois plus de force pour porter un fardeau quatre lieues que pour une lieue, etc. , etc. J’admire comme vous distinguez les mouvements accélérés, qui sont comme le carré des vitesses et des temps, d’avec les forces, qui ne sont qu’en raison des vitesses et des temps.

 

          Quand vous avez fait voir, par le choc des corps mous et des corps à ressort (articles XXII, XXIII, XXIV), que la force est toujours en raison de la simple vitesse, on croirait que vous pouvez passer d’autres raisons, et vous en apportez une foule d’autres. Le n° XXVIII est sans réplique. Je serais bien curieux de voir ce que peuvent répondre à ces preuves si claires les Wolfs, les Bernouilli, et les Musschenbroeck.

 

          Serait-ce abuser de vos bontés, monsieur, de vous parler ici d’une difficulté d’un autre genre, qui m’occupe depuis quelques jours ? Il s’agit d’une expérience contraire aux premiers fondements de la catoptrique. Ce fondement est qu’on doit voir l’objet au point de concours du cathète et du rayon réfléchi. Cependant il y a bien des occasions où cette règle fondamentale se trouve fausse.

 

          Dans ce cas-ci, par exemple, je devrais, par les règles, voir l’objet A au point de concours D ; cependant je le vois en l.k.i.h.g. successivement, à mesure que je recule mon œil du miroir concave, jusqu’à ce qu’enfin mon œil soit placé en un point où je ne voie plus rien du tout.

 

          Cela ne prouve-t-il pas manifestement que nous ne connaissons point, que nous n’apercevons point les distances par le moyen des angles qui se forment dans nos yeux ? Je vois souvent l’objet très près et très gros, quoique l’angle soit très petit. Il paraît donc que la théorie de la vision n’est pas encore assez approfondie. Tacquet et Barrow (2) n’ont pu résoudre la difficulté que je vous propose. Voulez-vous bien me mander ce que vous en pensez ?

 

          Madame la marquise du Châtelet, qui est digne de vous lire (et c’est beaucoup), trouve qu’il n’y a personne qui soit plus fait pour goûter la vérité que vous. Elle m’ordonne de vous assurer de son estime, et de vous faire ses compliments. Ses sentiments pour vous, monsieur, vous consoleront de l’ennui de ma lettre, et me feront pardonner mon importunité.

 

          Je suis, avec la plus respectueuse estime, etc.

 

 

1 – Ou plutôt au mois de Juillet. (G.A.)

 

2 – Tacquet était un mathématicien d’Anvers ; Barrow avait été le maître de Newton. (G.A.)

 

 

 

 

à M. l’Abbé Moussinot

A Cirey, le 12 Novembre.

 

 

          Je remercie, mon cher abbé, le chevalier de Mouhi de ses nouvelles, et je n’en veux plus recevoir. En trois mois de temps il n’a pas écrit trois vérités. Je ne connais ce chevalier que parce qu’il m’emprunte : prêtez-lui cent écus, faites-lui en espérer autant pour le mois prochain. Je ne veux plus être la dupe des ingrats, ni mettre les hommes à portée d’être injustes. Je consens de prêter, mais je ne veux plus perdre. Il me propose des billets de Dupuis, libraire ; prêtez-lui donc mon argent sur les billets de ce Dupuis.

 

          Je vous supplie instamment d’envoyer à mademoiselle Quinault, rue d’Anjou-Dauphine, ce joli petit secrétaire que je lui avais destiné. Il n’y a qu’à le faire laisser simplement chez elle, et faire dire que c’est de ma part. Il faut tâcher que l’homme qui portera ce présent ne laisse pas à mademoiselle Quinault le temps de le refuser, et qu’il s’enfuie bien vite dès qu’il l’aura donné à quelqu’un de la maison.

 

          Vous m’avez fait un grand plaisir de m’emprunter un peu d’argent. Tout ce que j’ai est à votre service ; vous savez combien je vous aime, combien je vous estime, et à quel point vous pouvez compter en tout sur moi.

 

 

 

 

à M. Thieriot

Le 18 Novembre.

 

 

          Eh bien ! Quand on vous envoie des épîtres sur Newton, voilà donc comme vous traitez les gens ! Je m’imagine que si vous ne répondez point, c’est que vous étudiez à présent Newton, et que la première lettre que je recevrai de vous sera un traité sur le carré des distances et sur les forces centripètes. En attendant, vous devriez bien vous égayer à m’envoyer la dispute d’Orphée-Rameau avec Euclide-Castel (1). On dit qu’Orphée a battu Euclide. Je crois en effet notre musicien bien fort sur son terrain.

 

          On m’a envoyé l’Enfant prodigue tel qu’on le joue. Vraiment, j’ai bien raison de le désavouer, et je vous prie de jurer pour moi plus que jamais. On l’avait estropié chez les réviseurs, successeurs de l’abbé Cherrier (2), mais estropié au point qu’il ne pouvait marcher. Les deux frères charmants que vous connaissez, lui ont vite donné des jambes de bois. Mon ami, donnez-vous la peine de le relire entre les mains de notre Berger, qui va le faire imprimer, et vous m’en direz des nouvelles.

 

          Eh bien, bourreau ! Eh bien, marmotte en vie, paresseux Thieriot, vous laissez faire l’édition de Paris et l’édition hollandaise de la Henriade sans y mettre un petit mot, sans corriger un vers ! Ah ! Quel homme ! Quel homme ! Embrassez pour moi l’imagination de Sauveau ; si vous rencontrez Colbert-Melon et Varron-Dubos (3), bien des compliments. Menez-vous toujours une vie charmante chez Pollion ? Etes-vous, après moi, un des plus heureux mortels de ce monde ? Digérez-vous ?

 

          Savez-vous que le duc d’Arembert a chassé Rousseau, pour ce beau libelle imprimé contre moi ? Voilà une assez bonne réponse, c’est un terrible philippique. Je dois avoir pitié de mes ennemis. Rousseau est chassé partout, Desfontaines est détesté, et vit seul comme un lézard ; moi, je vis au milieu des délices ; j’en suis honteux. Vale. Ecrivez donc, loir, marmotte ; dégourdissez votre indifférence.

 

          L’ambassadeur Falkener vous fait mille compliments. Adieu, mon aimable, et paresseux, et vieil ami ; adieu. Bive, vale, scribe.

 

 

1 –Le P. Castel, auteur du Clavecin oculaire. (G.A.)

 

2 – Censeur de la police. (G.A.)

 

3 – Voyez la lettre du 24 Octobre à Berger. (G.A.)

 

 

 

 

à M. le Marquis d’Argens

A Cirey, le 19 Novembre 1736.

 

 

          J’ai reçu, monsieur, votre lettre par la voie de Nancy ; mais, comme elle n’était point datée, je ne peux savoir si cette route est plus courte que l’autre, et si votre paquet est venu en droiture. J’ai écrit à M. Prévost (1), et j’ai recommandé à Ledet de le prendre pour réviseur de la Henriade, et surtout de la Philosophie de Newton, que j’ai mise à la porte du public, et que je ferai imprimer incessamment.

 

          Je verrai avec grand plaisir le soufflet imprimé que vous allez donner à ce misérable (2) de Bruxelles. Il faut envoyer des copies de tout cela aux connaissances qu’il a dans cette ville, où il est détesté comme ailleurs. Voici un petit rafraichissement pour ce maraud et pour son associé l’abbé Desfontaines. Cet abbé est un ex-jésuite à qui je sauvai de la Grève en 1723, et que je tirai de Bicêtre, où il était renfermé pour avoir corrompu, ne vous en déplaise, des ramoneurs de cheminée, qu’il avait pris pour des Amours, à cause de leur fer et de leur bandeau ; enfin il me dut la vie et l’honneur. C’est un fait public ; et il est aussi public qu’au sortir de Bicêtre, s’étant retiré chez le président de Bernières, où je lui avais procuré un asile, il fit pour remerciement un méchant libelle contre moi. Il vint depuis m’en demander pardon à genoux ; et, pour pénitence, il traduisit un Essai sur la Poésie épique, que j’avais composé en anglais. Je corrigeai toutes les fautes de sa traduction ; je souffris qu’on imprimât son ouvrage à la suite de la Henriade. Enfin, pour nouveau prix de mes bontés, il se ligue contre moi avec Rousseau. Voilà mes ennemis ; votre estime et votre amitié sont une réponse bien forte à leurs indignes attaques.

 

          Dans ma dernière lettre, je vous demandais, monsieur, si vous êtes l’auteur du Mentor cavalier, qui se débite à Paris, sous votre nom. J’aurais sur cela plusieurs choses très importantes à vous dire.

 

          Vous pourriez envoyez à Nancy, à madame du Châtelet, vos ouvrages ; mais, si vous vouliez vous-même venir faire un petit voyage à Cirey, incognito, vous y trouveriez des personnes qui sont pleines d’estime pour vous, et qui feraient de leur mieux pour vous bien recevoir.

 

          Ne pourriez-vous pas faire insérer dans quelques gazettes que M. le duc d’Aremberg a chassé Rousseau, pour punir l’insolence que ce misérable a eue de le citer pour garant des impostures répandues dans son dernier libelle ? Ce n’est pas tout ; il sera poursuivi en justice à Bruxelles. C’est rendre service à tous les honnêtes gens que de contribuer à la punition d’un scélérat.

 

          Adieu, monsieur ; je m’intéresserai toujours à votre gloire et à votre bonheur. Je vous suis attaché tendrement.

 

 

1 – Toujours l’abbé Prévost. (G.A.)

 

2 – J.-B. Rousseau. (G.A.)

 

 

 

 

à M. Berger

Cirey, Novembre.

 

 

          On me mande de Hollande que Rousseau a été chassé de chez M. le duc d’Arembert, pour l’avoir faussement cité dans un libelle que Rousseau et l’abbé Desfontaines firent imprimer contre moi, il y a quelques mois, dans la Bibliothèque française.

 

          M. le duc d’Aremberg m’a écrit pour désavouer l’insolence et la calomnie de Rousseau. Est-il vrai que ce misérable soit protégé par madame la princesse de Carignan ?

 

          Faites vite un bon marché avec Prault, et, s’il ne veut pas donner ce qui convient, faites affaires avec un autre. Vous aurez incessamment l’Enfant et la préface. Adieu, mon cher ami ! Où êtes-vous donc ? Vous m’oubliez bien. Vous ne savez donc pas combien j’aime vos lettres. Comment va l’Enfant ? Adieu.

CORRESPONDANCE - 1736-10

 

 

 

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