CORRESPONDANCE - Année 1733 - Partie 9

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à Monsieur le Comte de Sade

Ce lundi,…

 

 

Voilà une fort mauvaise copie d’Adélaïde ; mais je n’en ai pas d’autre. Vous n’aurez pas besoin de mes vers pour vous amuser en chemin. Votre imagination et votre compagne de voyage vous mèneraient au bout du monde. Cependant prenez toujours ce chiffon de tragédie, pour les quarts d’heure où vous voudrez lire des choses inutiles. Si vous voulez en procurer une lecture au petit Gnome, correspondant des savants, vous êtes le maître. Quand vous serez arrivé à Toulouse, voyez, je vous en prie, mon ami d’Aigueberre (2), conseiller au parlement ; je le crois au fond digne de vous, quoiqu’il n’ai pas de brillant. Vous lui ferez lire cette pièce ; mais point de copie. Adieu ; bon voyage. Mille respects, tendre amitié.

 

 

1 – Le marquis de Caumont, correspondant honoraire de l’Académie des inscriptions et belles-lettres.

 

2 – C’est par lui que Voltaire connut Madame du Châtelet.

 

 

 

 

 

à Monsieur le marquis de Caumont

A Paris, ce 25 octobre…

 

 

J’avais mis, monsieur, à la diligence de Lyon, un paquet contenant deux Henriades à votre adresse, à Avignon. J’ai renvoyé à la diligence sur la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire, et j’ai trouvé que le paquet n’était point parti, ces messieurs disant pour raison qu’il aurait fallu l’adresser  à Lyon à quelqu’un de connu dans la ville. M. de Malijac que vous m’avez indiqué m’a tiré d’embarras ; j’ai été chez lui, et j’ai eu l’honneur de lui remettre le paquet pour vous. J’ai gagné beaucoup à cela. M. de Malijac m’a paru un homme très aimable.

 

Il a un fils dont il me semble qu’on peut dire : Gratior et pulchro veniens in corpore virtus. Mais j’ai bien peur, monsieur, que vous n’ayez pas si tôt cette pauvre Henriade. Il me paraît que le ministère retient tant qu’il peut M. de Malijac dans ce pays-ci. Nos ministres ont raison ; j’en ferais autant à leur place si j’aimais mieux la bonne compagnie que les intérêts des sujets de notre saint père le Pape.

 

IL s’agit, je crois, de nous donner du bois, du blé et de l’huile. On fait bien des façons pour vous laisser avoir

 

 

Frigus quo duramque famem depellere possit.

 

 

Apparemment qu’on veut avoir pris l’Italie avant de régler nos affaires. Voilà toute l’Europe en armes. Quel temps, monsieur, pour les lettres ! Je dirai de nous :

 

 

Solus enim tristes hac tempestate camenas.

Respexit.

 

 

Je me flatte de vous envoyer bientôt quelque nouvel ouvrage, malgré le tintamarre de la guerre qui nous environne de tous les côtés. Pour cette Histoire du Siècle de Louis XIV, c’est une entreprise qui sera l’occupation et la consolation de ma vieillesse ; il faudra peut-être dix ans pour la faire. Heureux qui peut se faire un plan d’occupation pour dix années : Ce travail sera doux et tranquille en comparaison des ouvrages d’imagination qui tirent l’âme hors d’elle-même, et qui sont une espèce de passion violente. On peut peut-être faire des vers comme l’amour dans sa jeunesse, mais à quarante ans il faut dire :

 

 

Nunc itaque, et versus, et cætera ludibria pono ;

Quid verum atque decens curo et rogo, et omnis in hoc sum.

 

                          (Hor. Liv. 1er, ép. I.)

 

 

Je vous demande pardon de mon verbiage latin et français. Je vous respecte sans cérémonie. Voltaire.

 

 

 

 

à Monsieur de Cideville

A Paris, ce 27 octobre.

 

 

Aujourd’hui est partie par le coche certaine Adélaïde du Guesclin, qui va trouver l’intime ami de son père avec des sentiments fort tendres, beaucoup de modestie, et quelquefois de l’orgueil, de temps en temps des vers frappés, mais quelquefois d’assez faibles. Elle espère que l’élégant, le tendre, l’harmonieux Cideville lui dira tous ses défauts ; et elle fera tout ce qu’elle pourra pour s’en corriger.

 

Moi, père d’Adélaïde, je me meurs de regret de ne pouvoir venir vous entretenir sur tout cela.

 

 

Parve (sed invideo), sine me, Liber, ibis ad illum ;

Ovid., Trist., liv.I, eleg.I.

« Ad illum qui, absens et praesens, mihi semper erit carissimus (1). »

 

 

J’attends votre Allégorie ; il me faut de temps en temps de quoi supporter votre absence ; je parle souvent de vous avec Linant. Vous faites cent fois plus de besogne que lui. Les occupations continuelles de votre charge, loin de rebuter votre muse, l’encouragent et l’animent ; vous sortez du temple de Thémis comme de celui d’Apollon. Je ne sais pas encore quel fruit Linant aura tiré de votre société et de vos conseils, mais je n’ai encore rien vu de lui. Il y a deux ans que je lui ai fait donner son entrée à la comédie, sur la parole qu’il ferait une pièce. Je lui ai enfin fourni un sujet, au lieu de son Sabinus, qui n’était point du tout théâtral. Il n’a pas seulement mis par écrit le plan que je lui ai donné. Je le plains fort s’il ne travaille pas ; car il me semble qu’étant un peu fier et très gueux, si avec cela il est paresseux et ignorant, il ne doit espérer qu’un avenir bien misérable. Il a eu le malheur de se brouiller chez moi avec toute la maison : cela met, malgré que j’en aie bien du désagrément dans sa vie. Celui (2) qui se mêle de mes petites affaires, et sa femme, s’étaient plaints souvent de lui. Je les avais raccommodés ; les voilà, cette fois-ci, brouillés sans apparence de retour. Cela me fâche d’autant plus que Linant en souffre, et que, malgré toutes mes attentions, je ne peux empêcher mille petits désagréments que des gens qui ne sont pas tout à fait mes domestiques, sont à portée de lui faire essuyer, sans que j’en sache rien. Je vous rends compte de ces petits détails, parce que je l’aime et que vous l’aimez. Je suis persuadé que vous aurez la bonté de lui donner des conseils dont il profitera. J’ai bien peur que jusqu’ici vous ne lui ayez donné que de l’amour-propre.

 

Personne n’est plus persuadé que moi que tous les hommes sont égaux ; mais, avec cette maxime, on court le risque de mourir de faim, si on ne travaille pas ; et il lui sera tout au plus permis de se croire au-dessus de son état quand il aura fait quelque chose de bon. Mais jusque-là il doit songer qu’il est jeune et qu’il a besoin de travail. Je ne lui dis pas le quart de tout cela, parce que j’aurais l’air d’abuser du peu de bien que je lui fais, ou de prendre parti de ceux avec lesquels il s’est brouillé assez mal à propos. Encore une fois, pardonnez ces détails à la confiance que j’ai en vous, et à l’envie d’être utile à un homme que vous m’avez recommandé.

 

1 – Térence ; Adelphe, I., i.

 

 

 

 

à Monsieur Berger

 

 

J’ai reçu à la fois trois lettres de vous. Je suis trop heureux d’avoir un ami comme vous. Les autres se contentent de dire : c’est dommage ; mais vous êtes rempli des attentions les plus obligeantes, et je regarderai toujours votre commerce comme la consolation la plus flatteuse de votre absence.

 

J’ai fait une grande sottise de composer un opéra (1) ; mais l’envie de travailler pour un homme comme M. Rameau m’avait emporté. Je ne songeais qu’à son génie, et je ne m’apercevais pas que le mien (si tant est que j’en aie un) n’est point fait du tout pour le genre lyrique. Aussi je lui mandais, il y a quelque temps, que j’aurais plus tôt fait un poème épique que je n’aurais rempli des canevas. Ce n’est pas assurément que je méprise ce genre d’ouvrage ; il n’y en a aucun de méprisable, mais c’est un talent qui, je crois, me manque entièrement.

 

Peut-être qu’avec un peu de la tranquillité d’esprit, des soins, et les conseils de mes amis, je pourrai parvenir à faire quelque chose de moins indigne de notre Orphée ; mais je prévois qu’il faudra remettre l’exécution de cet opéra à l’hiver prochain. Il n’en vaudra que mieux, et n’en sera que plus désiré du public. Notre grand musicien, qui a sans doute des ennemis en proportion de son mérite, ne doit pas être fâché que ses rivaux passent avant lui. Le point n’est pas d’être joué bientôt, mais de réussir. Il vaut mieux être applaudi tard, que d’être sifflé de bonne heure. Il n’y a que le plaisir de vous voir que je ne puis différer plus longtemps. Je me flatte que je vous embrasserai cet hiver. Le jour que je vous verrai sera ma première consolation, et l’empressement de vous obéir auprès de M. de Richelieu, sera la seconde. Je vous prie de m’écrire souvent.

 

 

1 – Samson

 

 

 

 

à Monsieur de Moncrif

1er novembre.

 

 

Aimable Moncrif, ami tendre et attentif, j’ai été si malade, que je n’ai pu venir vous remercier des soins que vous voulez bien prendre de faire réussir mes petites propositions auprès de M. de Carignan. Je ne connais point de meilleur négociateur que vous. Vous avez, avec bien des talents, celui qui vaut mieux que tous les autres ensemble, c’est celui de plaire. Je ne vous ai jamais vu que vous ne m’en ayez convaincu ; aussi je vous aime autant que j’estime les Tithons, les Aurores et ces Moineaux (1) auxquels je ressemble si peu – Vale. – You must love me a little.

 

 

1 – Allusion à des poèmes érotiques de Moncrif.

 

 

 

 

 

à Monsieur de Moncrif

1733……

 

 

L’auteur de l’Empire de l’Amour viendra-t-il demain dîner vers les deux heures dans l’empire des hypocondres, chez son ami malade, qui gît vis-à-vis St-Gervais, rue du Long-Pont ? A-t-il eu la bonté d’en dire deux mots à sa grosse gaguie de femme, le chevalier de Brassac ? S’il trouve aussi ce vaurien de La Clède (2), veut-il bien l’amener, ou mander s’il n’y a rien à espérer, et si le malade dînera sans eux ?

A-t-il eu la bonté de pressentir son altesse sérénissime sur Adélaïde ? Je veux faire un effort de poitrine pour votre prince. Adieu, je vous aime de tout mon cœur, et cela sans effort.

 

 

1 – Auteur d’une Histoire de Portugal.

 

 

 

à Monsieur l’abbé de Sade

A Paris, le 13 novembre.

 

 

Vous m’avez écrit, monsieur, en arrivant, et je me suis bien douté que vous n’auriez pas demeuré huit jours dans ce pays-là, que vous n’écririez plus qu’à vos maîtresses. Je vous fais mon compliment sur le mariage de monsieur votre frère ; mais j’aimerais encre mieux vous voir sacrer, que de lui voir donner la bénédiction nuptiale. On s’est très souvent repenti du sacrement de mariage et jamais de l’onction épiscopale.

 

Je viens d’écrire à M. de Sade cette petite guenille :

 

 

Vous suivez donc les étendards

De Bellone et de l’Hyménée ;

Vous vous enrôlez cette année

Et sous Carman (1) et sous Villars

Le doyen des héros, une beauté novice,

Vont vous occuper tour à tour

Et vous nous apprendrez un jour

Quel est le plus rude service

Ou de Villars ou de l’Amour.

 

 

Ceci n’est bon que pour votre trinité indulgente (2). Je vous destinais des vers un peu plus ampoulés. C’est une nouvelle édition de la Henriade. J’ai remis entre les mains de M. Malijac un petit paquet contenant une Henriade pour vous et une pour M. de Caumont.

 

Je vous remercie, de tout mon cœur de m’avoir procuré l’honneur et l’agrément de son commerce ; mais c’est à lui que je dois à présent m’adresser, pour ne pas perdre le vôtre. Il semble que vous ayez voulu vous défaire de moi pour me donner à M. de Caumont, comme on donne sa vieille maîtresse à son ami. Je veux lui plaire, mais je vous ferai toujours des coquetteries. Je ne lui ai pas pu envoyer les Lettres en anglais, parce que je n’en ai qu’un exemplaire, ni en français, parce que je ne veux point être brûlé sitôt.

 

Comment ! M. de Caumont sait aussi l’anglais ! Vous devriez bien l’apprendre. Vous l’apprendrez sûrement, car madame du Châtelet l’a appris en quinze jours. Elle traduit déjà tout courant ; elle n’a eu que cinq leçons d’un maître irlandais. En vérité, madame du Châtelet est un prodige, et on est bien neuf à notre cour.

 

Voulez-vous des nouvelles ? Le fort de Kehl vient d’être pris ; la flotte d’Alicante est en Sicile ; et tandis qu’on coupe les ailes de l’aigle impérial, en Italie et en Allemagne, le roi Stanislas est plus empêché que jamais. Une grande moitié de sa petite armée l’a abandonné, pour aller recevoir une paie plus forte de l’électeur-roi.

 

Cependant le roi de Prusse (3) se fait faire la cour par tout le monde et ne se déclare encore pour personne. Les Hollandais veulent être neutres, et vendre librement leur poivre et leur cannelle. Les Anglais voudraient secourir l’empereur, et ils le feront trop tard.

 

Voilà la situation présente de l’Europe ; mais à Paris on ne songe point à tout cela. On ne parle que du rossignol que chante mademoiselle Petitpas (4), et du procès qu’à Bernard (5) avec Servandoni, pour le paiement de ses impertinentes magnificences.

 

Adieu ; quand vous serez las de toute autre chose, souvenez-vous que Voltaire est à vous toute sa vie, avec le dévouement le plus tendre et le plus inviolable.

 

1 – Le comte de Sade venait d’épouser une demoiselle Carman.

 

2 – Le comte, le chevalier, l’abbé.

 

3 – Frédéric-Guillaume 1er, père de Frédéric II.

 

4 – Dans l’opéra d’Hippolyte et Aricie.

 

5 – Fils de Samuel Bernard.

 

 

CORRESPONDANCE - 1733 - Partie 9

 

 

 

 

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